Chapitre Second,
Fragment de souvenir d’Húdôr, Planète 33, XIXème siècle
Charlotte Kingsley
- Mademoiselle Kingsley, reprenez votre travail.
Charlotte se retourna brusquement, surprise par le commentaire de Madame Suzanne. Quelques rires moqueurs montèrent du fond de la classe. Elle leur lança un regard noir puis répondit effrontément à son professeur.
- Justement, Madame, je travaille.
Une lueur de malice traversa les yeux de Madame Suzanne. Un demi-sourire aux lèvres elle répondit calmement :
- Reprenez l’exercice Charlotte.
Les chuchotements s’amplifièrent dans la classe « on n’ose pas déranger la chouchoute », « Kingsley parfait », « elle regarde le ciel et c’est comme si un poème naissait de sa tête d'andouille ».
- SILENCE DANS MA CLASSE.
Les voix se turent immédiatement, Madame Suzanne était la directrice de l’académie, suivre son cours était un privilège. Les jeunes filles qui entouraient Charlotte n’y pouvaient rien.
Charlotte jeta un regard de dégoût sur l’exercice qui s’étalait devant elle. Il s’agissait d’une dissertation. Charlotte détestait écrire, sa dyslexie brouillait la feuille de fautes d’orthographes qu’elle devait inlassablement relire. Les exercices de géométries mentales et de linguistiques étaient sagement empilés sur son bureau. Il ne lui avait pas fallu plus de quarante-cinq minutes pour tous les terminer quand sa voisine s’échinait encore sur la série de formes dont elle devait tirer un raisonnement logique. Pour Charlotte, il n’y avait rien de plus intéressant. Les formes ne représentaient rien puis prenaient soudainement sens au contact de son esprit. Mais les dissertations étaient beaucoup plus difficiles.
« Expliquez les mots de Socrate : Si un âne te donne un coup de pied, ne lui rends pas ».
Charlotte soupira d’exaspération. Elle jeta un regard oblique sur le devoir de sa camarade qui avait déjà répondu à la question « Les plantes sont-elles les pensées de la Terre ? ». Chaque question avait été conçue spécialement pour chaque étudiante afin de leur assigner la mission de leur existence aussi appelée Destin au cours de la cérémonie qui se tiendrai dans une semaine au Finistère, le ministère de toutes les fins.
Charlotte regarda l’horloge de la salle dont les aiguilles tiquaient avec la même monotonie que battait son cœur. Elle comprenait très bien pourquoi cette question lui avait été attribuée. Elle voulait être pilote de ligne mais en France il s’agissait de respecter les règles pour ce genre de métier. Or la jeune fille ne suivait que les règles qu’elle jugeait fondées. Rebelle par nature mais transparente par culture, sa première intuition aurait été de donner un bon coup de pied à n’importe quel âne qui l’aurait cherché.
Or nous vivions en France, au XIXème siècle, l’obéissance à cette époque plus qu’un devoir civique, relevait presque de la religion. Elle était donc sensée rédiger une douzaine de pages sur le pour et le contre de donner un coup de pieds à l’âne pour ensuite déterminer qu’aucune solution n’était la bonne mais qu’une troisième, contextuelle sûrement, l’était. Elle aurait assurément une très bonne note mais le cœur n’y était pas et honnêtement la conviction non plus.
Charlotte jeta un dernier regard vers le ciel, admirant avec envie la danse lente et majestueuse des nuages. Elle se résolu à prendre sa plume afin de commencer sa rédaction. Cinq minutes plus tard elle relisait son impeccable introduction en corrigeant les fautes d’orthographes quand elle tourna brusquement la tête. L’aigle passa devant la fenêtre avec célérité. Elle l’avait pressenti, comme une intuition. Cela arrivait souvent. Charlotte traça alors une croix immense sur l'introduction qu'elle venait de rédiger. Elle tourna la page à carreaux serrés puis au milieu écrivit une simple phrase.
Charlotte Kingsley se leva lentement. Elle ramassa ses affaires en adressant un sourire bienveillant au visage incrédule de sa voisine puis rendit ses copies à Madame Suzanne. Cette dernière la mesura du regard en soulevant un sourcil sceptique, il restait trois heures d’examen.
- Vous êtes certaine de ce que vous faites Mademoiselle Kingsley ?
Charlotte lui offrit un sourire angélique :
- Je n’ai jamais été aussi certaine de ma vie Madame.
- Bien, alors je vous verrai à la cérémonie.
Charlotte opina joyeusement de la tête et sortit de la salle de classe sous le regard médusé de ses camarades.
- Mesdemoiselles, je vous prie, reprenez votre travail.
Madame Suzanne cogna vigoureusement avec sa craie blanche l’inscription « Trois heures restantes » sur le tableau noir. Les jeunes filles se remirent toutes à écrire frénétiquement sachant que leur futur dépendait de cet examen.
Madame Suzanne leva les yeux au ciel puis inspecta les copies de Charlotte, aucune faute notable sur les exercices qui la mettaient au défi comme à l’accoutumé. Lorsque son regard se posa enfin sur la dissertation ses yeux s’écarquillèrent quand elle vit l’inscription au dos de la page :
Expliquez les mots de Socrate : Si un âne te donne un coup de pied, ne lui rends pas.
« Socrate a dit : « Le mal vient de ce que l’homme se trompe au sujet du bien », donc Socrate étant un homme se trompe au sujet de l’âne. »
Madame Suzanne jeta un regard froid sur les jeunes filles affairées dans sa salle de classe. Son étudiante la plus brillante venait de retourner la pensée de Socrate contre celui-ci en une phrase. Une analogie simple, brillante et unique. Une analogie qui indiquait également clairement que Charlotte aurait simplement donné un coup de pied à l’âne…
Charlotte Kingsley avait toujours été beaucoup trop intelligente pour son propre bien. Le jugement des Hauts juges du Finistère serait-il à la hauteur de cette élève unique ? Le monde était-il prêt pour une Charlotte Kingsley ? Madame Suzanne, simple professeur, ne pouvait que l’espérer.