Chasser l'effroi par le rire

 

 
La plage s’étirait sous l’encre d’un ciel sans lune. L’océan, vaste animal invisible, soufflait ses râles contre le rivage. Chaque vague venait mourir dans un souffle grave et le monde, suspendu à ses lèvres, oscillait entre silence et aveu. Et là, minuscule dans ce théâtre démesuré, un feu, un simple feu. Tremblant, obstiné, il dessinait sur le sable une île de cuivre et d’ombre, refuge éphémère contre le tumulte. La nuit entière retenait son souffle pour ne pas l’éteindre.
Le feu grésillait dans une cavité creusée à même le sable, à l’abri du vent. Miranda avait aligné les coquillages autour pour faire un cercle de sécurité magique, disait-elle. Cléandre, accroupi, soufflait doucement sur une brindille récalcitrante.
— C’est prouvé, ajouta-t-elle en s’enveloppant dans une couverture trop grande. Tous les monstres redoutent les cercles. Les cercles et les oignons. Seulement, on n’a pas d’oignons.
Cléandre leva un sourcil sans relever la tête.
— On devrait toujours voyager avec des oignons. C’est la base de toute défense civilisée. Et un saucisson, cela va de soi.
Il ajouta une branche fine au foyer. Une flammèche dansa avant de s’élancer vers le ciel noir. Miranda tira la couverture jusqu’au menton.
— Crois-tu ce que t'a raconté la vieille dame ? Le Grêle-Ame peut nous voir quand bon lui semble ?
Il ne répondit pas tout de suite. Le feu craquait doucement, et au loin, l’océan grommelait entre deux respirations.
— Je n'en sais rien, chuchota Cléandre, il ne regarderait que ceux qui rêvent.
— Et si je rêve éveillée ?
— Alors il doit se gratter la tête.
Miranda esquissa un sourire. Son regard restait fixe, perdu quelque part dans les flammes.
— Je me souviens d’un rêve. Un tout petit. Une balançoire… au bord d’un marécage. Ça sentait la pluie. Et il y avait une femme, très belle… et triste. Elle me disait de ne pas éternuer.
Cléandre tourna lentement la tête vers elle.
— Et tu as éternué ?
— Je crois. Et après, il n’y avait plus rien.
Cléandre baissa le regard, conscient du drame enfoui sous l’innocence des mots. Il n’était pas homme à craindre les contes. Autrefois, il aurait tourné en ridicule ce Grêle-Ame, l’aurait offert en pâture à la moquerie générale entre deux rasades, réduit à un épouvantail pour marmots. Depuis qu’il avait croisé ces deux lueurs noires dans les bois, deux puits d’encre sans fond, quelque chose s’était fendu en lui. Désormais, il choisissait ses railleries avec prudence. Un progrès notable pour un homme qui, jadis, riait même des tombes. Maintenant, il écoutait. C’était une forme d’élégance nouvelle.
Les yeux happés par les flammes, il demanda d’une voix tendre :
— Tu te souviens d’autres rêves ?
Miranda hésita.
— Pas vraiment un rêve.
Elle serra les bras autour de ses genoux, le regard fixé sur le feu.
— Tu te rappelles, quand tu marchandais la peau de chèvre ? Je t’attendais et au sol, il y avait cette flaque d'eau.
Cléandre hocha doucement la tête, sans parler.
— Je me suis penchée. Et j’ai vu mon reflet. C’était moi, sauf… sauf les yeux. Deux taches noires et profondes. Et puis… il y avait un sourire. Trop large. Trop… content. Ça m’a regardée droit dans les yeux.
Elle frissonna légèrement. Cléandre écarta une étincelle de sa manche.
— Eh bien, au moins tu t’es vue de bonne humeur. C’est déjà ça.
Miranda ne réagit pas, elle semblait encore devant ce reflet.
Cléandre la regarda brièvement puis détourna les yeux.
Il n’aimait pas ça. Pas seulement l’histoire, trop précise, trop concrète pour être un caprice d’enfant, la façon dont elle l’avait dite. Depuis longtemps, les étrangetés s’accumulaient et Cléandre n’était pas homme à empiler les coïncidences sans en examiner les coutures. Un reflet, ce n’est rien. En revanche, deux yeux noirs dans un visage d’enfant, un sourire qui n’est pas le sien… C’était trop.
Ces deux yeux noirs… Il les avait vus, lui aussi. À chaque métamorphose, juste avant que Miranda ne bascule, cet instant suspendu où son visage vacillait, où quelque chose d’autre soufflait à travers elle. Jusqu’alors, il n’avait jamais songé à en chercher l’origine. Il avait rangé l’affaire parmi les mystères cruels du monde, une étrangeté de plus, absurde et donc tolérable.
A présent…
Si ce n’était pas une malédiction ? Si ce souffle n’était pas le sien ? Un être logé en elle, dissimulé sous la peau, patient comme une braise ? Quelque chose de rieur, de moqueur, qui ouvrait ses yeux à travers les siens. Ce reflet… et s’il n’en était pas un ? Non pas un double : un passager. Un hôte muet tapi dans l’ombre. Le Grêle-Ame ? Le nom, jadis risible, se glissait soudain entre ses pensées comme une épine dans un gant.
Il ajouta une brindille au feu avec un geste lent.
— Bon. Si jamais tu le revois, ton double, évite de lui sourire. On ne sait jamais, ça pourrait le vexer.
Cette fois, Miranda esquissa un rire silencieux, juste un souffle dans l’obscurité. Le feu crépitait doucement. Et la nuit, attentive, ne bougeait pas.
Malgré la crainte que soulevait cette révélation, l’esprit moqueur de Cléandre surgit, indocile. Après tout, sa meilleure arme avait toujours été la légèreté des mots, cette pirouette de l’esprit qui repousse l’effroi d’un éclat de rire.
Il en avait viré des malotrus de taverne, des ivrognes belliqueux, des menteurs trop bruyants, parfois même des ombres un peu trop collantes au comptoir. Alors un démon, fût-il tapi dans une enfant et amateur de tragédies lunaires, trouverait lui aussi la sortie. Cléandre s’en chargerait. Il découvrirait le moyen de l’expulser, poliment si possible, sinon en lui faisant avaler une sardine farcie au poivre et au piment ou alors, aux grands moyens, à coup de saucisson.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Syanelys
Posté le 24/06/2025
Cléandre, te voilà impliqué, corps, âme et saucisson dans une quête salvatrice ! Tu connais désormais son reflet obscur, ce qui semble la hanter. Surtout, tu cales la référence, voulue ou non, du "Dark Passenger". Oh purée, je deviens subitement fan ! Tu as insuflé en moi un lien qui me donne grave envie de te soutenir pour la libérer de son sort.

Et sinon, la vie ou la mort, ça va ? Entre la pêche du Grêle-Âme et la récolte de l'innocence désincarnée, tu te mets dans le recel d'entités démoniques ?

Évite de te sacrifier trop vite pour Miranda ou je te mets dans une fiole !
ClementNobrad
Posté le 24/06/2025
Hey !

Enfin ! Le père d’Ayako soutient Cléandre ! Il était temps ! Je te le répète depuis des lustres : c’est un chic type, ce Cléandre. Bon, il a fallu qu’un monstre baveux vienne lui mâchouiller les mollets pour que tu ouvres les yeux, mais soit, bienvenue dans le bon camp !

J’espère que cette alliance sacrée, ce lien plus solide qu’un vieux caramel collé sous une table, tiendra bon ! Cléandre compte sur toi, sur Ayako, et bien sûr sur K’mie-Miaouh.

Bon, je te préviens, les méthodes à venir ne seront pas toujours académiques… mais ça fera jaser, et c’est tout l’intérêt, non ?

A très vite !
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