Sous le regard de l'Océan

— Où allons-nous, Cléandre ?

Elle bondit d’un tronc moussu à un autre, bras écartés, mimant l’équilibre avec une solennité burlesque. Il répondit sans se retourner, la voix traînante :

— Là où nous traînent mes pas.

— Tes pas sentent un peu la fuite, non ? C’est leur odeur, ou c’est mon imagination ?

Cléandre haussa les épaules, mains dans les poches, le chapeau incliné juste assez pour masquer un sourire.

— C’est l’odeur de la dignité piétinée par une fillette insolente.

— Ah, parce que je t’ai battu ? Pardon, que j’ai remporté haut la main le tournoi du Jeu des Innocents ? C’est ça, la dignité piétinée ?

Elle fit un petit saut et atterrit devant lui, les bras croisés, faussement impérieuse.

— Tu as triché, marmonna-t-il.

— J’ai bluffé. C’est dans les règles. Relis ton propre manuel, maître du jeu…

Elle avait pris un ton docte, imitant son modèle avec un mimétisme grinçant. Cléandre esquissa un soupir long :

— Le monde se perd, l'art se meurt. On acclame les imposteurs.

— J’espère que ta dignité est aussi bonne que ta charcuterie.

— La dignité se mâche mal, trop nerveuse.

Ils riaient. L’air était doux et tiède, les arbres s’ouvraient peu à peu sur un ciel pâle. Un pic rocheux, au loin, découpait l’horizon d’un trait fin. L’odeur changeait : moins de terre, plus d’iode, de sel, de vent.

Miranda se figea soudain.

— Tu sens ? Ça sent la liberté.

Cléandre leva les yeux. Entre les branches, l’océan apparaissait.

Ils avancèrent, portés par l’évidence du chemin. Les branches s’effaçaient par respect, et bientôt la forêt s’inclina sous leurs pas. À mesure qu’ils descendaient, le grondement lent et profond de l’océan montait à leurs oreilles, semblable à une respiration immense.

La falaise s’ouvrit d’un coup, brutale et splendide, laissant place à une vue vertigineuse : en contrebas, l’océan étirait son dos infini sous un ciel de la même teinte. Aucune voile, aucun oiseau, rien que le bleu, à perte d’âme.

Le sable, là-bas, formait une courbe douce, intacte, vierge de pas. Miranda resta un instant bouche bée. Puis elle se mit à courir.

— Dernier arrivé doit graver perdu sur son pion préféré !

Cléandre s’élança sans conviction.

Elle descendit la pente en riant, glissant à moitié, les bras en l’air. Quand elle atteignit le sable, elle s’effondra dessus, face contre sol, dans un rire étouffé par les grains. Puis elle se redressa, couverte de poussière dorée, le nez plissé.

— C’est bizarrement moelleux. On dirait les joues d’un roi.

— Tu fréquentes des rois bizarres.

— Tu serais surpris.

Elle traça des sillons avec ses doigts, planta ses pieds nus dans le sable humide, modela des forteresses instables, des labyrinthes miniatures pour insectes imaginaires. Son regard brillait d’une sorte de solennité heureuse, celle des enfants qui comprennent qu’ils viennent de découvrir quelque chose d’immense. Cléandre l’observait à une dizaine de pas de là, à demi allongé sur un tronc blanchi par le sel, ses chausses abandonnées dans le sable, le regard perdu au large.

Puis une voix s’éleva derrière lui, douce et râpeuse.

— C’est dangereux, les bois…

Il se retourna. Une femme âgée se tenait là, debout entre les herbes hautes, son dos voûté par l’âge ou le secret. Elle portait un fichu couleur d’ardoise, et ses doigts noueux s’appuyaient sur un bâton dont l’extrémité s'était enfoncée sur des milliers de chemins.

Elle tendit la main et posa ses doigts frêles sur le bras de Cléandre.

— Ma mère disait toujours que c’est là qu’il rôde… le Grêle-Ame.

Cléandre haussa un sourcil, mi-amusé, mi-lassé.

— Charmant. Et il fait quoi, ce brave monsieur ?

La vieille eut un sourire sans dents.

— Il prend les visages doux… et il vous regarde dormir.

Le vent changea, emportant quelques mots. Cléandre baissa les yeux vers la main sur son bras : froide et étonnamment ferme. Il hésita à la retirer. La vieille poursuivit, sans ciller, récitant une rengaine trop souvent oubliée.

— Il aime les enfants rieurs. Il les suit sans bruit, s’allonge à côté d’eux dans l’ombre. Il attend qu’ils dorment… et quand ils rêvent, il rêve aussi, à travers eux.

Cléandre s’arracha doucement à sa prise.

— Et puis ? Il leur pique leur goûter ?

— Parfois. Parfois leur visage. Et parfois, juste le rire. Après, ils parlent plus, ou bien ils parlent autrement.

Elle baissa les yeux vers Miranda, toujours affairée à dessiner un damier dans le sable avec des coquillages. Elle ne semblait rien entendre, ni voir la vieille.

— Elle est jolie, celle-là, dit la femme. Il la remarquerait sûrement.

Cléandre tourna la tête vers l’océan, le visage redevenu inquiet.

— Vous n’avez pas un autre bras à tapoter ? Celui-là a un contentieux avec les vieilles mains.

La vieille eut un léger gloussement.

— Il est tard. Vous devriez partir avant que le soleil glisse derrière l’eau. C’est là qu’il préfère se montrer. Quand tout devient flou.

Puis elle tourna les talons, sans aucun bruit de pas. Seulement le balancement lent du bâton entre les herbes, et sa silhouette, déjà lointaine.

Cléandre resta un instant figé, les mains dans les poches, le regard dans le vague. Puis, sans se presser, il rejoignit Miranda.

— Tu crois que je peux manger ce coquillage si je prétends que c’est un dessert rare et local ? dit-elle sans lever la tête.

— J’ai vu plus risqué. Mais évite de rêver ce soir. On ne sait jamais.

— Rêver ? Je rêve tout le temps, même réveillée.

Elle sourit.

Et au loin, très loin dans l’eau, quelque chose remonta à la surface. Juste un instant. Puis disparut.

 

 

 

 

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Syanelys
Posté le 23/06/2025
De l'eau... Une vieille dame... Une bille noire...

Vraiment, Cléandre, depuis que tu as perdu ta finale sans gloire et que tu erres sans but, voilà que tu attires ta nouvelle victime ? Enfin, entre sa bourse et sa vie, pourquoi lui avoir dédié un temps d'existence ? Tu pouvais couper court, tu sais.

LE Grêle-Âme dévorant la gourmandise immaculée de lumière ? Nous frôlons le comique de situation, là !

Une fois son goûter pris, je vous conseille de vous rendre à une auberge avec un charmant tavernier moustachu. Histoire d'avoir une vraie aventure avec une once d'horreur !

Et n'oublie pas la bourse de la vieille !
ClementNobrad
Posté le 01/07/2025
Hey Syanelys,

Le Grêle-Âme te remercie pour cette mise en lumière de ses préférences gustatives. Il compte, je crois, rédiger un recueil de ses recettes préférées, dont en tête je te le spoile : Innocence en gelée sous croûte de tête blonde.

Quant à Cléandre… que veux-tu, c’est un artiste de l’esquive. Ses victimes, il les choisit avec soin. Sauf que c'était l'heure de la sieste. Faut pas exagérer.

Quant à l'aubergiste moustachu, garde ce commentaire en mémoire.... Mon cher Syanelys, tu as touché quelque chose du bout des doigts ! Je te laisse découvrir ça !

Merci encore !
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