Ils passèrent sous une arche disloquée, mangée de lierre et de silences. Le vent, couché entre les poutres des maisons crevées, attendait quelque chose, ou quelqu’un. Chaque pas résonnait trop fort, un souffle dans une salle vide.
Cléandre jeta un œil aux fenêtres closes, à ces bouches sans voix, figées dans une stupeur ancienne.
— Toujours les mêmes adieux, murmura-t-il. Mêmes départs sans bagages, même frisson sur la pierre.
Les rues s’entrecroisaient avec la régularité d’un damier. Ici aussi, l’abandon avait suivi ses habitudes : drapeau pendu par un seul coin, enseigne d’auberge barrée à l’ongle, portes entrouvertes sur des intérieurs sans bruit. Pas un cri, pas une plainte, rien que ce calme pesant des lieux désertés trop vite.
Miranda trottinait derrière lui, les mains croisées dans le dos. Elle s’arrêta devant un banc renversé, contempla un jouet brisé, puis leva la tête.
— Tu crois qu’ils ont oublié de revenir ? demanda-t-elle d’une voix douce.
Cléandre haussa les épaules. Il avait cessé de chercher des réponses depuis plusieurs villages. Ce qu’il cherchait maintenant, c’était autre chose.
— Peut-être, dit-il. Ou peut-être que c’est nous qui avons oublié d’arriver.
Il avançait sans hâte, les yeux traquant un détail, un prétexte, une distraction. Sa démarche avait cette nonchalance des félins bien nourris, son regard, lui, s’ennuyait. L’ennui chez Cléandre n’était jamais un vide : c’était une énergie en quête de théâtre.
Un frisson tiède remonta le long de sa nuque. Il s’arrêta net. Là-bas, sur la place, une forme se dressait. Noire. Solitaire. Inutile.
Cléandre sourit. Le temps allait passer autrement, aujourd’hui.
Planté dans un pavé fendu, se dressait le pilori.
Il ne penchait ni d’un côté ni de l’autre, droit, digne, sinistre. Une poutre verticale, entaillée par les pluies, supportait l’assemblage principal : deux planches épaisses, jointes par des charnières rouillées, sculptées de trois ouvertures précises. Un pour la tête. Deux pour les poignets. L’ancien théâtre de la honte.
Cléandre s’approcha, fasciné.
Le bois, noirci par les hivers et les regards, exsudait une odeur rance. Ses veines saignaient une mousse rouge. Le panneau supérieur était fendu à son extrémité, pareil à une mâchoire ébréchée. Autour, les cordes pendaient encore, rongées aux extrémités, vestiges de nœuds défaits à la hâte. Aux angles, quelques crochets rouillés faisaient danser leur ombre tordue. On eût dit les doigts crispés d’un géant figé dans l’attente.
Miranda s’était arrêtée à distance. Ses yeux fixaient la planche percée.
— C’est une machine ? demanda-t-elle.
Cléandre tourna la tête vers elle, petit sourire étiré sur les lèvres.
— Non, c'est une promesse.
Puis, il posa la main à plat sur le bois. Un contact lourd et moite. Il tourna lentement vers elle un regard étincelant, le genre de regard qu’il réservait aux idées dangereuses.
— Tu veux jouer à un jeu, Miranda ?
Miranda le regardait s’affairer autour du pilori avec l’entrain d’un chef de troupe. Il souleva la planche supérieure, fit grincer les charnières, souffla sur un nid de poussière, puis lui tendit la main.
— Allez. Mets ta tête ici. Et tes bras là. Comme ça. Voilà.
Elle obéit avec l’insouciance d’un chaton qu’on déguise. Le bois était froid, rugueux contre sa peau, cependant elle ne broncha pas. Cléandre referma le panneau avec précaution, sans brutalité. Un clic discret. Une immobilité feinte.
— C’est drôle, dit-elle. J’ai l’impression d’être un tableau.
— Tu vas voir, dit-il. L’effet est saisissant.
Il recula de quelques pas, plongea la main dans sa poche, et en sortit un petit sachet en toile, noué d’une ficelle trempée. Il le fit tourner entre ses doigts, puis d’un geste théâtral, il l’ouvrit.
— Et maintenant… un soupçon de poivre.
Il s’approcha, pinça délicatement une pincée de poudre sombre entre le pouce et l’index, leva le bras comme un religieux en bénédiction, et la laissa tomber sous le nez de l’enfant.
Rien.
Puis… un frisson.
Un tressaillement des narines.
Un souffle plus court.
Un… éternuement.
Le monde chavira.
D’un seul coup, les chaînes du pilori se mirent à vibrer. Le bois gémit, pressé de l’intérieur. Les planches se soulevèrent légèrement, non pas du fait d’une force mécanique, mais d’une présence qui voulait plus de place.
Un cri jaillit. Ou plusieurs. Ou quelque chose entre le cri et le rugissement.
Cléandre recula d’un bond, le cœur battant d’enthousiasme et de prudence mêlés.
La chose qui avait été Miranda se cambra, tendue entre les anneaux du bois. Ses bras, toujours pris dans les orifices, voulaient fuir leur forme. Ses yeux, devenus fentes, luisaient d’un noir battant. Sa peau, ou ce qu’il en restait, palpitait.
La bête jaillit d’elle-même comme une bulle éclate : une masse râpeuse, poisseuse, bardée de dents et d’ombres. Elle hurlait. Elle bavait. Elle tirait sur les chaînes, faisait grincer les anneaux, crever les vis. Et elle fixait Cléandre.
Le démon s’arrêta net.
Ses membres cessèrent de convulser, sa gueule se referma à moitié, et son torse se redressa dans un calme soudain, solennel. Il scrutait Cléandre. Non comme une proie ou un jouet. Quelque chose d’autre. Une reconnaissance mauvaise : deux voleurs se toisaient.
Puis son visage, ou ce qui lui servait de visage, se fendit. Pas d’un cri. Pas d’un rugissement. D’un sourire. Une rangée de dents noirâtres, mal rangées, luisait sous ses lèvres épaisses. Les yeux, d’abord braisés, se ternirent d’une étrange malice. Et la voix jaillit. Une voix étrangère, tremblante et profonde, s’enroulant dans l’air.
Une phrase fut prononcée, d’un accent traînant, dans une langue que Cléandre ne reconnut pas.
Il en sentit le poids. Les mots eux-mêmes l’avaient désigné, nommé, lié à quelque chose qu’il préférait ignorer.
Silence.
Puis Cléandre haussa un sourcil.
— C’est très joli, ce dialecte, répondit-il en tirant sur ses manchettes. Tu aurais peut-être plus de succès en vendant des biscuits.
Le monstre inclina légèrement la tête.
Un ricanement sourd lui remonta de la gorge, traînant une vapeur sombre.
— Hsssk… bis… kweet…
— Voilà. Tu commences à comprendre. C’est bien.
Ils se regardaient.
Deux créatures.
L’une faite d’ombres et de grincements.
L’autre, de ruses et d’insolence.
Un instant, le pilori n’était plus une cage.
Une scène.
Cléandre recula de deux pas, frotta ses paumes l’une contre l’autre puis tapa dans ses mains avec l’énergie d’un cuisinier pressé.
— Bon. Reste pas là à faire ton numéro de théâtre occulte. On va tester quelques trucs.
Il se pencha vers sa gibecière, l’ouvrit avec méthode. On y trouva un oignon, un sachet de farine, une cloche fêlée, un os de gigot et une plume. Il en choisit l’oignon.
— Première hypothèse : le démon n’aime pas les légumes crus.
Il fendit le bulbe d’un coup d’ongle, en arracha un quartier et le brandit sous le mufle du monstre.
La créature recula… d’un quart de poil, puis éternua violemment.
— Bon, au moins on reste dans le thème, marmonna-t-il.
Il traça ensuite un cercle de farine autour du pilori, en fredonnant une comptine de son enfance :
Farine autour, farine dedans,
Que le monstre redevienne enfant…
La bête se pencha, cligna des yeux et éclata d’un rire rauque, saccadé, joyeux.
— D’fa… rine ! Ahr… rhaha ! Frr… oum !,
Et elle mima le geste de saupoudrer en tapotant sa propre tête.
Cléandre, sans se démonter, agita la cloche trouvée au fond d’un puits la veille.
— Ding-ding ! Démon dehors ! Rentre chez toi !
La créature, hilare, ouvrit grand sa gueule et imita le tintement avec un grotesque "DIN-DON-DIN-DON" guttural, puis tapa de ses longues mains sur les planches du pilori. Elle avait les épaules secouées par une joie sinistre.
Au creux de ses yeux, quelque chose luisait. Une trace. Une étincelle.
Un éclat de Miranda.
Pas de supplique. Pas de peur. Une présence, coincée quelque part sous l’éclat de la bête.
Cléandre, soudain moins léger, s’arrêta dans son cirque d’objets. Il la regarda. Et pour la première fois, son regard devint… un peu moins joueur.
Il plongea la main dans sa poche intérieure, plus lentement. Ses doigts touchèrent le bois du pantin trouvé sous les planches du vieillard.
Cléandre le sortit. Le bois pâle accrocha un rai de lumière. Le démon se figea. Son rire s’étrangla dans un souffle. Ses bras retombèrent. Ses yeux, deux plaies ouvertes, ne quittaient plus la marionnette. Il pleurait.
Un mot s’échappa de sa gorge. Un murmure rauque, étranglé :
— Manegueux …
Cléandre inclina la tête, le pantin toujours tendu devant lui.
— Ah, tout de suite tu fais moins le Mâlin.
Cléandre, il existe de nombreuses façons de faire connaissance voyons ! Génie ou lâcheté de ta part de la conduire en ce lieu de torture pour faire parler le poivre ?
Cependant, je te pardonne, vois-tu. Tu essaies de comprendre ce qui ronge Miranda, et c'est tout à ton honneur perdu. Tu parviens à faire parler cette entité qui te comprend. Prions pour que ta première leçon de dressage en fasse un animal de compagnie docile.
Euh... Fais attention... Le bois de tes certitudes risque de briser ce pilori...
Cléandre ? T'es caché où ? Je m'inquière, là !!!
Le roi du pantin désarticulé reste et restera pour toujours ce bon Fil. A moins que, pour lever définitivement le doute, un concours de la plus belle espèce soit instauré. Manquerait plus qu'à trouver le juge impartial. Je te laisse le plaisir de proposer une liste, tout aussi objective cela va de soi !
Il paraît que lorsqu'on est attaché, ça renforce les liens... va savoir où j'ai bien pu apprendre ça !
Pour ce qui est de l'animal de compagnie, c'est sûr que ça aurait de la gueule ! Un p'tit toutou tenu en laisse qui baverait légèrement sur les sucreries du ce monde. Friandises saveur marmot, enrobage grosses joues. Cléandre n'est point caché, il prend toute la lumière ! A tel point qu'il en devient éblouissant et que tu ne le vois plus ! Voilà son secret véritable.
A très vite !