Ce fut fait en trois fois. L’élimination par le vide. Trois haut-le-cœurs indomptables venaient de délester mon estomac de tout ce qu’il avait ingéré au cours de ce pénible repas.
— Recouvrez le tout d’une bonne brassée de copeaux, conseilla Dana en me tendant un mouchoir en tissu tout en me désignant un seau rempli de spirales beiges et fibreuses.
Ma Compagne de château avait été très efficace. Elle avait mesuré la situation avec rapidité et m’avait entrainée au pas de course de l’autre côté d’un couloir qui se terminait par une imposante double porte au châssis de fer forgé. Une fois franchie, elle m’avait tirée par le bras et invitée à me pencher au-dessus d’un énorme pot qui abritait un palmier.
— Ça ne lui fera pas de mal, dit-elle en flattant l’écorce soyeuse du tronc.
Ma bouche essuyée, je lui bredouillai un remerciement. Elle me pria de garder son mouchoir, à présent souillé, et me demanda si je voulais en profiter pour faire un petit tour dans le jardin d’hiver avant de regagner mes quartiers. Je déclinai l’invitation.
Et que cesse cette journée.
****
— Un bouillon vous sera apporté dans la demi-heure. J’ai rempli la cuvette dans votre salle d’eau, votre lit est prêt et je viendrai vous réveiller au petit matin avec le déjeuner.
Dana prenait congé dans le couloir, devant la lourde porte à la poignée patinée. Je lui retournai son bonne nuit puis entrai, impatiente de goûter à un peu de solitude.
Au temps pour moi.
Wolf Storm m’attendait dans mes quartiers. Il se tenait debout, devant une flambée vivace. La chaleur me réconforta ; la température avait été agréable dans la grande salle, mais l’air frais dominait une importante partie du Château.
— Vous avez meilleure mine.
Devais-je lui dire que j’avais baptisé l’un de ses palmiers ?
Jusqu’à quel point les choses lui appartiennent-elles en ces lieux ?
Sa présence était une sorte d’intrusion, mais il ne s’en excusait pas. Il était le Protecteur de son Clan. Ce Château tout entier devait lui appartenir…
— Je vous avais promis quelques échanges si vous acceptiez de rejoindre notre demeure…
J’acquiesçai. Mais j’étais exténuée, je n’avais plus rien en moi pour mener une joute.
— Cependant, je pars demain. Je serai de retour au prochain cycle de lune.
Il pointa ce qui ressemblait à un calendrier, posé à la verticale sur la causeuse : un support en bois clair et des feuilles parcheminées cousues ensemble que noircissaient des chiffres et de petits dessins qui, vue d’ici, ressemblaient aux phases lunaires. Un bel objet.
— J’ai entouré ce jour à l’encre bleue. Il est à vous, accrochez-le où bon vous semble. Notre rythme saisonnier diffère de celui que vous avez jusqu’à présent connu, il serait bon que vous appreniez vite à vous y repérer.
Impossible de lire en lui. Il n’était pas avenant. Pas impoli non plus.
— Auriez-vous une question ?
Je gardai le silence. Lui aussi. Quand celui-ci devint gênant, il me salua d’un mouvement de tête et gagna la lourde porte.
— Vous regrettez ? jetai-je à vif.
Il s’arrêta, sa large main sur la poignée recourbée. Trois lignes parallèles avaient là aussi sillonné sa peau, trois marques anciennes qui ressortaient sur sa chair tannée.
— De vous avoir invitée parmi nous ?
— Oui.
— À ce jour, je ne le regrette pas. Est-ce tout ? eut-il l’obligeance de demander.
Ose, idiote.
— Et bien…
Il rebroussa chemin auprès des flammes, m’invitant à m’installer devant lui sur le fauteuil. Je m’approchai, mais restai derrière celui-ci, retrouvant la place que j’occupais quand une certaine inquiétude s’était nichée en moi.
— Au sujet des Épreuves… Il y en aura d’autres ?
— C’est cela.
Tout était grave en lui. Sa voix, son intonation, ses traits, son maintien. Austère, avait dit Xërès, le petit homme propriétaire du bordel des Lièvres.
— Possiblement mortelles comme la première, avec les Bêtes et la Rivière ?
Je frissonnai, mais pas de froid.
— Pas toutes.
Oh, misère…
— Et… quand aura lieu la prochaine ?
— Peu de temps après mon retour. Concrètement, dans environ six semaines.
— Le temps de s’attacher avant de se quitter ? répliquai-je, pince-sans-rire.
Il ne dit rien.
— En quoi consistera-t-elle ?
— Je n’ai pas le droit de vous en parler. Personne ne l’a.
Comme c’est pratique.
— Ne vous minez pas avec cela pour l’instant et concentrez-vous plutôt sur celles du Château.
J’écarquillai les yeux.
— Il y en aura d’autres spécifiquement ici ?
Un sourire, fugace, sur ses lèvres.
— Oui.
Et il l’a délibérément caché.
Je tentai de maintenir un calme apparent.
— Possiblement mortelles, elles aussi ?
— Non.
Je fronçai les sourcils.
— Et j’ai le droit de savoir en quoi elles consisteront ?
— Je ne saurais toutes vous les citer. Mais pour exemple, ce soir, vous en avez menée une avec brio.
Il ménagea une courte pause, son œil bleu se perdant dans le vague.
— Ma mère peut avoir un caractère épouvantable. Soyez rassurée, elle réside rarement au Château ; ce lieu lui rappelle des souvenirs qui, je pense, lui sont amers… Elle s’en échappe plus que de raison.
Je ne retins que ces mots salvateurs : Dame Isaure s’absentait souvent. Mon soulagement dut être palpable.
— Permettez-moi de prendre congé, s’excusa subitement Wolf Storm en regagnant la porte.
Je remarquai alors l’air las qui marquait la moitié visible de son visage, ses épaules voûtées... Depuis notre rencontre, s’il m’effrayait un peu, il n’avait été que politesse à mon égard.
— Merci, pour le livre, articulai-je doucement. Et pour le calendrier. Et le reste…
Il se tourna à demi et son œil plongea dans les miens, me noyant dans sa nuance. Perdue dans ce bleu nuit, je crus entendre la plainte d’une note aiguë, au loin, et eus la sensation d’un museau me reniflant par les côtés. Un museau, car l’odeur qui l’accompagnait était brute, sauvage, comme un pelage mouillé. Une lune ronde apparut dans cette nuit épaisse. Éblouie, je fermai les yeux. Lorsque je les ouvris, le mirage se dissipa. Wolf était parti. Je fixai la porte close et tentai de mettre un sens à cet enchevêtrement de sensations et d’images qui venaient de m’engloutir. Après un long moment, j’abandonnai. Je n’y arrivais pas.
****
— Ôla, chère Luce !
Dana était une âme du matin.
Pas moi.
J’avais éprouvé des difficultés à m’endormir. Quelle qu’était l’heure, il était beaucoup trop tôt.
— Les jours en huit, vous pourrez vous éveiller quand il vous plaira, claironna-t-elle.
— Et on est quel jour ? marmonnai-je en roulant désespérément sur le flanc.
— Les matins sont féconds à ceux qui savent se lever tôt. Nous sommes un jour en trois. Je vous propose d’étudier le calendrier aperçut sur votre fauteuil en petit-déjeunant.
Comment peut-on être si proactif dès le réveil ? m’irritai-je en me frottant les yeux.
— D’ailleurs, poursuivit-elle, qui vous a fait porter cet objet après mon départ d’hier soir ?
— Wolf… Sieur Wolf Storm, me repris-je en souvenir de ses enseignements protocolaires de la veille.
— Et bien… Il est de fort belle facture. Mais surtout, il vous sera utile. Je regrette de n’y avoir pensé moi-même.
Elle s’était reprise, mais j’avais relevé son ton étonné.
— Il y a un problème avec le fait de recevoir une visite dans ces quartiers ?
Non pas que j’avais qui que ce soit à convier, mais autant le savoir.
— D’abord, ne vous privez pas de les appeler vos quartiers. Ensuite, il vous est tout à fait autorisé de recevoir de la visite, mais à une heure si tardive et sans la présence d’une tierce personne… Cela n’est pas très conventionnel. Si cela devait se reproduire, afin d’éviter tout malentendu, sonnez la cloche du personnel.
Elle me l’avait montrée hier : une ficelle de maillons métalliques, à la poignée de bois en forme de poire, qui s’était faite avaler par le mur et s’y était creusé un accès jusqu’aux quartiers communs du personnel du Château.
— Si je ne suis disponible, une autre personne de confiance vous rejoindra et toute fâcheuse situation sera ainsi évitée.
Son explication manquait de concret.
— Qu’est-ce qui serait une fâcheuse situation ?
Dana fronça le nez, je commençais à associer cette mimique involontaire à toute situation qui n’entrait pas dans son cadre de bienséance.
— Si cette visite était venue de l’autre frère et que cela se serait su, croyez bien qu’il vous serait difficile de vous défaire de ce que certains s’imagineraient alors sur votre compte.
Mouais… Les travers humains demeurent les mêmes partout.
— Et ce qu’on pense de moi ici est important pour ma survie ?
— Ça l’est surtout pour cette paix et cette tranquillité que vous avez sollicitées hier, acheva-t-elle d’un ton pragmatique. Maintenant, sortez de ce lit, je vous attends dans la salle d’eau pour cette laborieuse journée qui vous attend !
Tout en abandonnant mes chaudes couvertures, je bougonnai que c’était une bien étrange manière d’amener la motivation.
****
Et laborieuse, la journée l’avait été. Dana voulait que je puisse me repérer dans le Château en toute autonomie, sans risquer de m’y perdre et sans dépendre du bon vouloir du personnel qui semblait ne pas avoir encore décidé s’il fallait être serviable ou discourtois à mon égard. J’avais donc passé des heures à déambuler dans des allées peu éclairées, d’une pièce à l’autre, sans jamais pouvoir m’arrêter pour en observer une en détails. Ma plus grande frustration restait la bibliothèque, vaste et somptueuse. Suivait le jardin d’hiver, dans lequel je n’avais pas encore remis les pieds - nous nous étions contentées de nous arrêter devant la double porte au châssis noir, de style Art nouveau, tout en courbes et en petits carreaux cerclés. Et malgré tous ces kilomètres engloutis en allers et retours, Dana m’avait prévenue que nous n’avions pas encore tout vu.
J’éternuai férocement juste au-dessus de l’eau. Je redoutais l’instant où je devrais délaisser la cuve. Cette voluptueuse marinade brûlante avait apaisé le froid qui s’était logé au cœur de mes os à force d’arpenter en robe les couloirs pour la plupart froids, sinon venteux, du Château. Ici je me sentais bien.
Dana, en bonne Compagne - bien qu’elle ait précisé en grinçant des dents que ce souci du détail se faisait trop rare au sein de la nouvelle vague dont elle était issue -, s’était renseignée sur le passé du Clan. Lors d’une halte dans une petite pièce attenante à la grande salle - où les Sieurs du Château se contentaient de prendre leurs repas en l’absence de leur mère -, elle m’avait conté que le Château et les villages environnants avaient subi une succession d’hivers rudes et incertains, suivis de printemps et d’étés pluvieux. Pour se prémunir de la famine, le Clan s’était vu contraint de se dépouiller de ce qui pouvait l’être. Le confort d’un intérieur uniformément chaud avait été considéré comme un luxe superflu.
— Midine, la cuisinière en cheffe, nous conseille vivement de ne jamais nous départir d’un châle en laine épaisse pour tout déplacement dans les couloirs. Et quand surviendra la première neige, nous devrons nous couvrir comme si nous sortions au dehors. Je tâcherai de réfléchir à un modèle de veste adéquat. Sieur Cazelain a un goût très sûr pour ses choix vestimentaires, je prendrai mes renseignements auprès de son Compagnon, il saura me guider pour éviter tout faux pas.
Constatant que je me contentais de l’écouter avec politesse, elle s’était retirée dans ses propres quartiers ; je lui étais reconnaissante de veiller à ce que je sois correctement habillée, et j’avais moi aussi le goût des belles choses, mais c’était trop me demander que de m’intéresser à de tels sujets lorsque dans ma tête revenait sans cesse le décompte de la prochaine Épreuve.
Si je n’y survivais pas… À quoi bon tout cela ?
Je repensai à la jeune Satya, avec sa peau gorgée de soleil et sa longue tresse noir corbeau. Son précepte de profiter au mieux de ce qui pouvait l’être m’inspirait, au final…
Adapté à mes propres plaisirs, bien sûr. Ce long bain brûlant n’a pas de prix…
J’abaissai le menton pour immerger un peu plus mes joues. La morsure de l’eau chaude me piqueta agréablement la peau. Puis, malheur, on se mit à heurter la porte de mes quartiers.
Et Dana qui n’est pas là.
Les coups résonnèrent à nouveau, impérieux. Je m’empressai de quitter la cuve et attrapai une des immenses serviettes un peu trop rêches afin de m’y enrouler le plus étroitement possible. Je glissai mes pieds dans mes nouvelles pantoufles - chaudes et moelleuses, fourrées en laine et pourvues de souples semelles de cuir ; je bénissais les chaussures sur mesure de ce Monde - et trottinai jusqu’à la porte que j’entrouvris d’un geste sec tant elle était lourde.
— Ôla Mam’zelle ! Quel plaisir d’être accueilli par toi.
Un Cazelain enthousiaste avisa mon allure dégoulinante et la serviette de bain.
— Quelle affolante tenue, devrais-je venir te saluer plus souvent ?
Et merde.
Je dus rougir, mais j’étais déjà cramoisie par la chaleur du bain, donc…
— Je réalise avoir ouvert un peu précipitamment la porte. Cela se fait de faire patienter un invité dans le couloir ?
— Luce, nous t’avons concédé le même statut qu’une Dame de Château, tu as tout loisir de faire patienter ceux qui viennent à toi.
Il désigna nonchalamment la porte.
— C’est à cela que sert l’œillade. Dana ne t’en a pas touché mot ?
Ou plutôt, il venait de désigner un point précis de la porte ; je remarquai seulement le petit carré qu’on pouvait coulisser à l’intérieur du battant.
— Non, elle ne m’a pas avisé de cela.
Le mot judas n’existe pas, réalisai-je. Il n’a probablement pas de raison d’être, ici…
Réalisant ce que ma réponse pouvait laisser sous-entendre, j’ajoutai que Dana ne cessait de m’apprendre chaque jour de multiples choses.
— Elle m’a d’ailleurs conseillé de ne pas me retrouver à moins de trois invités dans mes quartiers.
Cazelain m’envoya un clin d’œil. Je notai qu’il avait assorti sa chemise à ses iris au ciel d’été. Accompagnée d’un veston et d’un pantalon beige, c’était du plus bel effet.
Et il n’a pas loupé d’ébouriffer sa tignasse et de retrousser ses manches pour rappeler cette nonchalance qu’il semble affectionner…
— Ne sonne pas la cloche, je me contenterai de ce pourquoi je suis venu. Et en bonus, je demanderai à ta Compagne de te fournir une robe avec un décolleté à la mesure de celui-ci, dit-il en désignant mon buste en partie dénudé. Les cols ronds te rendent outrageusement féminine.
Je ne savais que répondre alors je souris poliment. Mais mes lèvres partirent un peu de travers.
Et si c’était un test ?
— C’est généreux, toutefois je pourrais m’en passer ; deux nouvelles robes sont arrivées ce matin et d’autres tenues sont en cours de confection.
Je me sentis bête à parler ainsi chiffon, mais je voulais qu’il sache que j’avais conscience de la valeur des choses.
C’est quoi cet air sérieux ?
Il avait soudainement changé d’expression. S’attendait-il à une autre réaction ? Tout aussi subitement, il gloussa et retrouva ses traits charmeurs.
— L’argent n’a pas à être une inquiétude. Et lorsque nous nous rendrons au Bal du Roi, j’aurai grand plaisir à te voir évoluer à ton avantage.
— Un bal ? Encore ?
Il s’adossa au chambranle de la porte de mes quartiers.
— Une lune après le Bal des Moissons, se tient le Bal du Roi. C’est une tradition. Seuls sont conviés les Clans ayant acquis une ou un invité.e. Mais nous avons le temps, nous ne sommes qu’aux prémices de cette lune, à peine dans la première semaine de son quatrain.
Je hochai la tête pour lui signifier qu’il n’avait pas besoin de m’expliquer ce qu’était un quatrain. Chaque lune croisait puis décroisait en exactement quatre semaines. Leur Peuple avait choisi de baser leur calendrier sur ce rythme immuable et équilibré. Ainsi, un quatrain valait un mois, soit quatre semaines. Chaque saison durait quatre quatrains et, vivant dans un climat tempéré, il y en avait quatre. Leur année durait seize mois. Cinq-cent-douze jours. Selon leur calcul, j’avais rajeuni de quelques années.
— J’ai étudié votre découpe du temps ce matin, précisai-je.
— Ce temps est tien, désormais, Luce. Gare à ce que tu dis.
Les mots soulignaient ma bévue. Mais ses yeux restaient doux.
Avec lui, il n’y aura pas de mal si je gaffe. Si je parle de chez moi.
Un poids s’en fut de mes épaules.
— C’est pour m’inviter à ce Bal que vous êtes venu ?
— Techniquement, ta présence à ce Bal est requise, il n’y a pas vraiment d’invitation. Mais c’en est bien une qui m’amène à tes quartiers. Demain, le temps restera sec. J’ai donc pensé à te proposer une promenade à cheval en matinée, à l’extérieur du domaine. Conquise ?
— À cheval…
— Tu n’as jamais monté ?
— Si. Un peu. Enfant… Il y a des lustres… Je veux dire, des années.
— Parfait !
Il était enchanté. Il se pencha pour me faire face en appuyant ses mains contre le cadre la porte. En somme, tout autour de moi.
Recule ! m’étranglai-je.
— N’aie crainte, Luce, je monte à la perfection. Au besoin, je prendrai les rênes et te mènerai à bon port. Et, s’il te plait, fais donc l’effort de me tutoyer.
Il s’en alla après un dernier clin d’œil. Il les maitrisait à la perfection.
Une promenade à cheval… c’est ridicule.
Je dressai un doigt à l’allure savante.
À moins qu’elle n’ait un but caché ?
Je refermai la porte. Puis, intriguée, je fis jouer le panneau coulissant intégré dans le battant.
L’œillade, donc.
Je tirai ensuite la cloche pour la première fois, mandant Dana de me rejoindre - ou quelqu’un d’autre qui irait ensuite la chercher pour moi. Ce geste me mit profondément mal à l’aise… Mais cette impromptue promenade venait d’être programmée pour le lendemain.
Aurais-je dû décliner ? Lui imposer de décaler l’invitation à plus tard dans la journée ? Aurais-je seulement été en droit de le faire ?
J’éternuai.
Merdouillasse.
J’étais de nouveau frigorifiée. Fichu couloir glacial. Je retournai dans la salle d’eau pour enfiler mes habits de nuit et entrepris ensuite d’aller farfouiller dans l’immense commode dans le but d’y dégoter un pull ou un gilet à enfiler par dessus. Mais il n’y avait que des robes, des chapeaux et des rubans…
Pour l’instant.
Dana n’avait de cesse de me demander si la cuisson de mes œufs, le laçage de mon bustier ou la température de mon bain me convenaient. Je comptais bien réclamer quelques pièces de vêtements à la fois pratiques, chaudes et confortables. Et aucune de mes actuelles robes ne faisaient une bonne soupe de ces trois critères. Avant de refermer les antiques portes en bois huilé, je caressai un pan de l’affreuse robe rabotée dont on m’avait affublé lors de ce sinistre premier bal.
C’est toujours là, me rassurai-je en caressant un renflement compact bien camouflé dans les replis du tissu.
Je replaçai une bûche au cœur de hautes flammes quand Dana me rejoint. Je n’étais pas peu fière de les avoir enfantées.
— Luce, ce n’est pas le rôle d’une Dame, me fis-je réprimander.
J’haussai les épaules en resserrant mon unique châle autour de mes épaules.
— C’est mieux que de prendre froid. Si je m’en tiens à ma chambre, quand je suis seule, il y a toujours maldonne ?
Elle fronça le nez.
— Dans ces circonstances, ça irait, j’imagine.
— J’ai reçu la visite de Sieur Cazelain.
Je la sentis plus alerte.
— Tu as bien fait de sonner la cloche.
Je me gardai de lui avouer que je ne l’avais actionnée qu’au terme de notre échange ; après tout, il était resté correct et n’était pas entré. Je lui parlai de l’invitation et lui demandai s’il aurait été plus opportun de la refuser ou de la différer.
— Non. Non, surtout pas. Il faut savoir saisir les opportunités lorsqu’elles se présentent. Je me charge de tout, tu peux dormir tranquille.
Elle m’invita à rejoindre ma chambre pendant qu’elle s’acquittait de vider les cuves et autres menues tâches dans mes quartiers. Je craignais de prendre goût à ces prises en charge. Il me faudrait veiller à ne pas en devenir dépendante. Demain, je demanderai également à Dana de me montrer comment vider moi-même ma cuve d’eau chaude. Mais pas ce soir.
Comme la veille, les draps étaient tièdes, il fut bon de s’y glisser dessous - un galet astucieusement placé sous le matelas chassait les frimas de la nuit. J’attrapai le lourd volume de Lionel Jos abandonné sur le lit, Souvenirs et atermoiements, et poursuivis ma lecture.
« Aujourd’hui encore, j’ai vu beaucoup d’enfants. Ils grouillent de partout dans ce Château Lune. Et c’est un régal. Les petiots du Clan sont reconnaissables à leurs cheveux noirauds et leurs yeux bleus de toute sorte. C’est merveilleux de les voir jouer avec les enfants du Personnel et des proches villages. C’est vrai qu’ici ils ont de la place et de grands espaces naturels dépouillés des prédateurs de la forêt proche. J’aime cet esprit protecteur envers l’enfant qui va au-delà des classes et des conditions sociales. Bien sûr, à un certain âge, les petiots du Clan sont retirés de cette salade de tout horizon, mais ils en gardent, j’en suis certain, un respect pour l’être humain en tant que tel.
Tous ces mômes me rappellent que je travaillais avec des enfants, avant. Ici, je peux l’écrire. Avant. Moi, Lionel, je n’oublierai jamais, même si je ne peux pas le dire, que j’ai été enseignant dans le monde qui fut mon berceau. Et j’aimais ça. Je pourrais peut-être tenter une chose ou l’autre, à l’occasion, avec toute cette marmaille grouillante. La confection d’un album ? J’en toucherai un mot à Sieur Erard, le Protecteur s’il-vous-plait ! - depuis le temps, je suis à l’aise avec lui.
D’ailleurs, j’y pense et c’est important - c’est d’autant plus la raison qui me fait prendre la plume ce soir - : il m’a encore proposé de passer le pas et d’entrer au sein de leur Clan. Aurais-je envie de devenir à mon tour un Sieur du Clan du Loup ? J’avoue, entre moi et moi, que cela m’attire bel et bien. Néanmoins, ce serait dire adieu à la désirable Anelotte… Elle a mis tant d’ardeur à désapprouver mon retour ici. Elle ne répond même plus à mes lettres. Elle m’avait prévenu. « Jamais je n’écrirai sur un courrier l’adresse d’une Terre maudite. » Ledit maudit ne se montre pourtant jamais. Il reste terré je-ne-sais-où (le lieu est tenu secret). « Pour le bien de tous et avec tant d’amour pour nous. » ne cesse de répéter ce cher Erard quand j’aborde la malédiction avec lui. On ressent si fort le lien profond qui l’unit à ce frère à qui il a dû dire adieu il y a une décennie. Je ne comprends pas le malaise d’Anelotte à l’encontre de cette famille. Ce sont des gens bons et aimants - pour la plupart.
J’ai aimé vivre quelques temps à son côté au sein du Clan de l’Abeille. Il y fait bon vivre, il est vrai. Les gens y sont tous très cordiaux. Mais c’est ici que je me sens le mieux. Ce lieu… Ici, je peux me l’avouer, ce lieu, de tous ceux que j’ai pratiqué en ce monde, est celui qui se rapproche le plus de mon chez-moi natal. Le nom de ce dernier m’est perdu à jamais (mon esprit s’est tant acharné à retenir ma profession, que j’en ai oublié d’où je venais…). Mais je sais que l’instinct ne trompe pas. Où que j’ai vécu par le passé, la vie devait, pour certaines choses, ou certains paysages, ressembler aux terres fécondes du Clan du Loup. Les champs vallonnés, les petites rivières sinueuses, les cascades dévalant les quelques hautes collines, la courbe élégante de l’orée de la forêt, les taillis, les massifs et les haies, tous si criant et chargés de vie ! Et ces fleurs, partout, et à toute saison… Quelle splendide campagne !
Anelotte me manquera peut-être, mais mon esprit pratique me souffle qu’il pourrait également y avoir une autre Anelotte qui, comme moi, se sentirait en paix en ces lieux. Oui, je pense que je vais accepter la proposition d’Erard. Mettre tout cela par écrit m’aura été bien révélateur. »
Le sommeil l’emporta sur la curiosité. Je laissai retomber le volume à l’extrémité du lit et, sur ma table de nuit, je replaçai l’abat-jour opaque et hermétique sur le galet qui irradiait une vive lumière dès qu’il se voyait priver des rayons du soleil. Le noir engloutit la pièce. La suite attendrait…
****
Encore un super chapitre !
J'aime beaucoup le contraste entre le château connu par Lionel (chaleureux) et celui connu par Luce (plutôt froid).
On comprend mieux aussi le nom donner au Clan du Loup.
Hâte de continuer ma lecture ^^
Je suis contente de constater que le parallèle entre ces 2 époques passe bien :) C'était important :D
Je suis toujours avec plaisir les aventures de Luce dans ce monde si intriguant.
Brrrr, j'ai froid rien que de lire ce chapitre x'D
J'imagine bien les grands couloirs glacés du château.
Un château qui a bien changé depuis Lionel ! Pourquoi n'y a-t-il plus du tout la même ambiance ? Haha, un mystère de plus. Tout avait l'air plus chaleureux à son époque, pourtant la malédiction avait déjà cours, aurait-elle empiré depuis ?
Chaque nouveau semblant de réponse apporte son lot de nouvelles questions, c'est super bien amené ^^
Cazelain est égal à lui-même, personnage quasi comique qui contraste fort avec son frère. Je me demande ce que cette promenade à cheval va donner ! haha.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre et rêve de posséder moi aussi des petits galets auto-chauffants avec l'approche de l'hiver x'D
J'aime tes interrogations vis-à-vis des mémoires de Lionel. Effectivement, quelque chose a changé. (Je suis toute contente d'avoir réussi à le faire passer). Ce mystère-là n'en sera pas un longtemps.
Rooh oui, si seulement ces galets pouvaient exister... <3 Et les autres aussi. ^^
Merci pour ta lecture et tes retours suivis <3 C'est si riche et encourageant <3 Merci merci
J'aime de plus en plus Dana, mais Cazelain, je ne sais qu'en penser, bien que je reste sur ma première impression : tête à claque xD
Et wolf me plait de plus en plus. Surtout avec cette « apparition » de loup qu'il y a eu !
J'ai hâte de découvrir la suite ♥
Heureuse de te retrouver au rendez-vous :) et que le chapitre t'ait plu ^^
Effectivement, par rapport aux premiers chapitres, il va y avoir une phase plus lente. Je me rends bien compte, maintenant, que les Épreuves rythment la trame. Mais j'ai plus facile à apporter certaines choses dans les chapitres plus lents. J'espère que l'ensemble paraitra équilibré. C'est l'un des points sur lesquels je suis curieuse des retours.
Avec Wolf partit, Cazelain va être plus présent dans les chapitres à venir.
Ca fonctionne bien l'apparition du loup ? ^^
Merci ^^ à +
L'apparition du loup, j'adore c'est juste parfait **
Et pour moi, ton rythme est actuellement super, j'adore justement ces moments lent qui donnent plus de détails sur l'univers et les persos **
Pour le rythme, on verra encore avec les chapitres à venir :)