Le cheval avançait au pas, comme il se devait, comme il le fallait. Mais ses maudites oreilles tournaient dans tous les sens telles deux ignobles girouettes. La bête sentait ma peur. Quand finirait-elle par partir en vrille en s’enfuyant n’importe où au grand galop comme dans cet horrible souvenir d’enfance qui m’était remonté en mémoire au cours de la nuit ?
Comment ai-je pu oublier à quel point je me sens mal sur le dos d’un canasson ?
J’aimais les chevaux ; les regarder, les caresser, les panser… Mais les monter, c’était remettre ma vie au bon vouloir d’un animal avec lequel il était, en fait, impossible de dialoguer.
— Détends-toi, Luce, par pitié. Tes épaules vont bientôt dépasser tes oreilles. Tu as la crème de l’indolence sous tes cuisses. Tu ne risques rien sinon d’arriver en retard pour le diner, se gaussait Cazelain.
Lui-même se tenait droit sur son cheval, tenant ses rênes d’une seule main avec nonchalance, les épaules bien relâchées. Il était évident qu’il aimait cela. Il avait l’aisance d’une pratique régulière. Au-delà de ses moqueries, j’admettais que ses conseils étaient efficaces si je veillais à les appliquer. Et j’avais quelque chose à gagner dans cette sortie - j’avais eu confirmation que le cheval était le moyen de transport le plus répandu dans la région, les pieds mis à part.
J’éternuai avant d’étouffer un juron bien de chez moi entre mes lèvres gercées. Il faisait un froid de canard.
Pourtant, même eux sont cachés. C’est dire…
— Vous n’avez pas froid ? interpellai-je mon guide en détaillant pour la énième fois sa tenue tellement plus légère que la mienne.
Il se rapprocha d’un élégant petit trot.
— Je vais te révéler un secret fort mal gardé… Un Loup n’a jamais froid.
Sur son cheval à la robe crémeuse, vêtu de sa veste évasée assortie à la crinière plus foncée de l’animal, le tout surmonté de ce sourire désinvolte et de ces cheveux en bataille, il était scandaleusement désirable.
Sale type.
J’étais presque certaine qu’il prenait grand plaisir à mettre les autres dans l’embarras.
Ola, Luce…
Je devais prendre garde à la façon dont je le regardais, il y était attentif. Avait-il lu un quelconque désir en moi ? Il s’égailla soudainement et embrassa d’un geste ample le paysage qui nous entourait.
— Comment trouves-tu la campagne environnante, Damoiselle Luce ?
Je le dévisageai, sceptique. J’étais très excitée en sortant de l’écurie, mais j’avais vite déchanté. Tout était détrempé, le ciel était gris et il faisait un froid humide qui me crispait le dos et les épaules. Cela aurait pu être joli, j’imagine, mais des taches vertes et noirâtres recouvraient tout. Je ne savais si c’était du lichen ou de la moisissure. On aurait dit un mélange des deux. La façade du Château Lune en était recouverte, ainsi que les murets, les sols pavés… Pour ne pas glisser, on y étalait régulièrement des kilos de sable. Ou bien était-ce du sel ? Je n’avais pas demandé. Les arbres étaient nus, vérolés de cet étrange parasite, et le tapis de leurs feuilles mortes se limitait à une teinte uniformément maronnasse. Il y avait des champs ; ils étaient boueux, certains si imbibés d’eau qu’ils ressemblaient plus à des marais où aucune herbe n’aurait jamais été capable de pousser. Quant à la lisière de cette forêt dont on m’avait strictement interdit l’accès, elle ressemblait à une tourbière d’arbres morts ou calcinés dont les pieds marinaient dans une soupe noirâtre. On avait même l’impression que certaines racines cherchaient à s’échapper du sol. Et, selon l’intensité du vent, une légère odeur de putréfaction jouait aux aller-retours entre nous et toute cette végétation qui pourrissait dans ses eaux stagnantes.
Que devrais-je lui répondre ?
Le bruit de succion des sabots de mon cheval m’aiguilla.
— Boueuse.
Il sembla déçu. Je tentai de porter un autre regard autour de moi.
Devrais-je dire prometteuse ? Non… Vraiment, non.
— Chétive, ajoutai-je. Rabougrie. Dépri…
— J’ai compris. Cesse, je te prie.
Il épousseta nerveusement son épaule, tenant ses rênes d’une seule main.
— J’espérais que tu y verrais autre chose.
Dans ce cas, qu’y voyait-il, lui ? Mais ce n’est pas cela que je choisis de partager.
— À dire vrai, je suis étonnée. Je ne m’attendais pas à ce panorama.
— Pourquoi t’attendais-tu à quelque chose en particulier ? dit-il sèchement en ralentissant la cadence de son cheval pour rester à mon niveau. Je suis tout ouïe.
— Votre… enfin… Sieur Wolf…
— Mon frère.
— Oui. Il m’a offert un livre.
— On a vu mieux comme cadeau de bienvenue, ironisa-t-il.
— Cela m’a fait plaisir, j’aime les livres.
Il ne releva pas.
— L’auteur se nomme Sieur Lionel Jos.
— Ce nom ne me dit rien. Quel lien avec notre campagne ?
— J’y viens. Ce livre est en fait une sorte de journal intime. Dans les premières pages, Sieur Lionel dépeint énormément le Château et ses environs. Autour du texte, il a réalisé plusieurs dessins et aquarelles - très jolies d’ailleurs. Et je suis perplexe, car ce matériau, ces images en mots et sur papier… Ils m’ont fait imaginer une nature plus… vivante. Et verdoyante. Cet homme aurait-il enjolivé les choses ?
Cazelain ne répondit pas tout de suite. Lorsqu’il le fit, je notai de la mélancolie dans sa voix.
— Non, il n’a rien enjolivé. Autrefois, tout était beau sur mes terres. Verdoyant et vivant, comme tu dis.
Mon cheval s’arrêta de lui-même pour brouter. Le jeune Sieur fit halte à son tour, les yeux tournés vers un sillon rempli de boue craquelée.
— Ici, c’est soit trop sec, soit trop mouillé. Humide en permanence. Ce n’était pas comme cela, avant. C’est ainsi depuis le Déclin.
Il tordit le cuir de ses rênes sans que son visage ne laisse rien paraitre de ses émotions - si ce n’était son regard, peut-être…
— Dana devrait pouvoir s’informer sur le sujet via le personnel du Château. Et t’en parler.
L’air songeur, je l’entendis se demander à voix basse pourquoi son frère m’avait remis un livre qui dépeignait ce qui n’était plus.
— Dis-moi, Luce, me demanda-t-il comme frappé d’une idée subite, as-tu bien saisi en quoi consiste la malédiction qui plane sur ma famille ?
— En partie, je crois…
— Fais-moi plaisir, confie-moi ce que tu as entendu ou déduit de toi-même.
— Il… Sieur Wolf est défiguré à cause de cela.
Cazelain m’invita d’un geste de la main à en dire plus ; le mouvement fit étinceler sa bague bleu nuit.
— Mais, cela va plus loin que son apparence… J’ai raison ?
— Poursuis. La réponse est oui.
— Il y a… un animal qui vit en lui. Peut-être même deux… J’ai eu cette impression de deux choses distinctes.
Je me sentais parfaitement ridicule. J’énonçais une énormité qui faisait frémir mes oreilles. Et pourtant, si je faisais fi de l’impossible, quand je repensais à ce que j’avais ressenti lors de mes échanges avec le Protecteur du Clan, c’était l’explication qui m’apparaissait la plus juste.
— Eh bien…, souffla Cazelain.
— Je me trompe ?
— Tu as plongé pile dedans !
Il rit, fort et longtemps. Passant mes doigts dans les crins rêches de ma monture, je lâchai que ce monde explosait les digues du surréalisme et que j’espérais ne pas y perdre pied un matin.
— Ton monde d’origine devait être bien ennuyeux. Maintenant, ferme vite cette porte. Évoquer les ailleurs apporte le malheur ; cet adage est connu et reconnu par chez nous.
Je me mordillai la lèvre.
Gare, Luce, soupèse avant de parler.
J’avais encore gaffé.
— Deux bêtes habitent bel et bien mon frère, précisa Cazelain. L’une est un noble animal, être magnifique et sauvage, un esprit incarné du totem de notre Clan avec lequel il a pu entrer en communion dès l’enfance… Wolf Storm, le prodige. L’autre, en revanche, n’est qu’une Bête dégénérée, un monstre en puissance, un anarchique destructeur qui s’est imposé avec force en lui.
— Pourquoi…, murmurai-je, comment cela a-t-il commencé ?
Je sentis ma nuque se crisper. Poussais-je trop loin la curiosité ? Mais il répondit.
— Une sentence vieille de plusieurs générations, avec laquelle Wolf n’avait rien à voir… Mais il la subit. Et, comble de l’injustice, depuis le Déclin, tout le monde la subit avec lui. Cette crasse étend son ombre sur tout le Château et plusieurs centaines de kilomètres à la ronde.
Il hurla soudain face au ciel, un cri gras, bref.
Ainsi, Cazelain n’est pas toujours dans le contrôle de lui-même.
— J’entends votre émotion. Je suis désolée.
Mais il colmatait déjà la brèche, renfilant son costume au regard canaille et à la voix de velours.
— Cette réponse était parfaite, Damoiselle. Tu sauras te débrouiller à la cour. Et maintenant, que penses-tu de prendre le chemin du retour ?
Il talonna sa monture pour se remettre en mouvement.
— Si le paysage ne te sied pas, j’ai peur de n’avoir rien d’autre à te montrer, claironna-t-il d’une voix plus forte. Flatte donc les flancs de ce fainéant Caramel et suis-moi, je te prie.
D’un coup de rein, il s’élança au petit galop sans un regard en arrière.
J’avais vu juste, songeai-je en ajustant ma position sur la selle inconfortable, la promenade n’a jamais eu un but romantique.
Mais si cela avait bien été un test, j’ignorais en quoi il avait consisté.
Marre de me prendre tête, râlai-je en sourdine. Et je suis gelée avec cette longue pause, merdouille.
Après une salve d’éternuements, j’envoyai mes talons dans les côtes épaisses du cheval. Peut-être un peu trop doucement ; je n’eus droit à aucune réaction. Je recommençai plus vivement. Le canasson secoua la tête, faisant danser sa crinière, avant d’effectuer un quart de tour. Après quoi, il se pencha et arracha une nouvelle touffe d’herbe détrempée qu’il s’appliqua à mâcher avec science. La troisième talonnade le laissa de marbre. La moutarde me monta au nez. Je secouai les rennes plusieurs fois. Rien n’y faisait.
— Stupide mule ! explosai-je en relevant les yeux au loin, paniquée à l’idée d’avoir perdu de vue Cazelain et la route à suivre pour rentrer me mettre au chaud. Mais le cadet du Clan était revenu sur ses pas et m’attendait à quelques mètres à peine, l’air plus moqueur que jamais.
— Tu es une épouvantable cavalière ! s’esclaffa-t-il.
Je ris à mon tour et nous nous déridâmes de concert, un instant hors du temps.
— Allez, donne-moi tes rennes qu’on puisse rentrer au plus vite, tes lèvres commencent à bleuir.
Certes, je grelottai, mais au fond de moi, j’avais un peu plus chaud.
****
— Comment était la promenade ?
Dana et moi dinions dans mes quartiers. J’avais superposé deux gilets - bienheureuse Dana, je lui en avais parlé au petit-déjeuner et elle s’était déjà débrouillée pour m’en dégoter toute une pile - et j’avais enfilé d’épaisses chaussettes dans mes pantoufles fourrées. J’avais aussi demandé si nous pouvions déplacer la table devant la cheminée le temps du repas. Ma Compagne avait obtempéré mais ne s’était pas privée de souligner que c’était un manque de convenance de manger dans un espace dédié à la détente. Elle s’était ensuite inquiétée du froid qui m’habitait et s’était engagée à faire venir des Guerisseurs au Château Lune. Ne me sentant pas malade, je ne partageais pas son inquiétude. Je n’étais simplement pas habituée à vivre dans un environnement aussi humide. Et à l’instant, j’avais chaud et la nourriture était délicieuse : tourte et légumes rôtis.
J’offris à Dana un résumé succinct de ma sortie et lui parlai du décalage entre l’actuelle campagne et celle dépeinte par Lionel Jos.
— Sieur Lionel Jos, me reprit-elle gentiment. Effectivement, les lieux ont fort changé. Pour autant, notre Sieur Cazelain les a toujours connu tels qu’ils sont aujourd’hui.
— Il m’a conseillé de me renseigner via toi sur le Déclin qui serait à l’origine de ce changement.
— Vraiment ? Il est vrai que les membres du personnel auprès desquels j’ai ouvert le dialogue sur le passé du Clan étaient peu volubiles dans leurs révélations… Il faut dire que ce ne sont pas de glorieuses anecdotes. Mais j’aurais cru que le jeune Sieur aurait aimé présenter ces faits lui-même, s’assurant ainsi que tu apprennes les choses d’une source directe et fiable.
Elle déposa ses couverts et s’essuya la bouche en tenant sa serviette bleu pâle du bout des doigts.
— Si tu le souhaites, je peux te parler de ce Déclin. Ce que j’ai appris du personnel du Château coïncide de beaucoup avec ce que j’ai pu lire aux archives de la Bibliothèque Centrale. J’estime être moi-même devenue une source sur ce sujet. Mais as-tu terminé de manger ?
J’acquiesçai.
— Bien. Je te préviens, ce n’est pas plaisant à entendre.
À mon tour, je déposai mes couverts.
— Pour commencer, sache qu’à l’origine, c’était le Clan du Loup qui avait position de Clan Royal.
Je reculai contre le dossier de ma chaise.
— Eh bien... Ils ont essuyé un fameux recul hiérarchique. La malédiction de Sieur Wolf serait liée à ça ?
— Sieur Wolf Storm, corrigea-t-elle. Effectivement, elle a tout à voir. Je vais me permettre de te livrer tout ce que j’ai appris sur le passé du Clan du Loup, le moment me semble opportun pour cela.
J’étais tout ouïe. Les flammes de la cheminée brillaient dans les yeux aigue-marine de ma Compagne. Elle posa ses mains à plat sur la table en orme avant de continuer d’une voix de conteuse que je ne lui connaissais pas.
— Lorsque survint la malédiction et que le Monstre vint habiter le dernier Roi du Clan du Loup, celui-ci, sous le choc, en perdit toute raison. Le Monstre prit possession de lui et, le temps d’une poignée d’heures, il fut réduit à n’être que sa marionnette. La Bête en profita d’une terrible manière. En une nuit, le Protecteur du Peuple assassina une grande partie de son personnel, ainsi que sa Reine, enceinte, et ses deux plus jeunes enfants.
Dana ménagea un court interlude. L’horreur me réduisit au silence. Je ne pus m’empêcher de me demander si c’était cette même Bête qui se tapissait aujourd’hui derrière l’œil noir de Wolf Storm.
— Lorsque le Roi recouvra ses esprits, reprit-elle, le soleil était proche de se lever. Anéanti par ce massacre perpétré sous le joug du Monstre, il se donna la mort en se jetant des falaises jouxtant le Château Royal. Les gens d’ici ignorent encore ce qui a eu raison de lui entre la chute, l’impact et les flots. Étrangement, ils semblent allouer une grande importance à ce mystère. Mais il est certain qu’il trouva la mort, car avant la fin de la journée, l’un de ses trois enfants survivants fut à son tour habité par la Bête. Ainsi, le ton était donné. Cette malédiction serait héréditaire. Le lendemain, le Clan du Loup fut destitué de sa fonction royale au profit du Clan du Corbeau. Les survivants se retirèrent dans leur seconde demeure qui devint ainsi leur première : le Château Lune.
Dana savait y faire pour conter une histoire. J’étais captivée.
— Étrangement, ce fils maudit n’avait pas perdu le contrôle comme feu son père. Et il ne fait pas mention d’un visage défiguré dans les archives de la Bibliothèque Centrale. Quelques années passèrent. Il se maria, un mariage d’amour. Aucune violence ne fut jamais déplorée. Mais lorsque sa jeune épouse mourut en couche, et bien que l’enfant lui eut survécu, la douleur et la rage l’emportèrent. Il y eut des morts. En cherchant à le maitriser, quelqu’un lui ôta la vie - la rumeur, dans les villages alentours, murmure que cette mort serait survenue par la main de son frère. Les archives se contentent d’énoncer que ce meurtre demeure un mystère.
Dana s’interrompit le temps d’avaler une gorgée d’eau aromatisée d’une tranche de citron et de feuilles de verveine.
— Ne me dis pas que le Monstre s’en est alors pris au nouveau-né…, ne pus-je m’empêcher de murmurer.
— Il n’en fut rien, dit-elle en déposant son verre. Par la bienveillance de l’Univers, aucun enfant ne fut jamais pris par lui. Ni aucune femme. Il n’arriva rien au nouveau-né et le Monstre envahit le fils ainé de sa sœur. Celle-ci était devenue la Protectrice du Clan après la mort de son père, feu le dernier Roi du Clan du Loup. Par sécurité, le nouveau maudit fut enfermé dans un cachot. Mais la Protectrice du Clan, que même les archives dépeignent comme une mère impliquée et aimante, refusa de garder enfermé son premier né dans de telles conditions juste par précaution. Toutefois, meurtrie par tous ces massacres qu’elle avait essuyés au sein de sa famille, elle refusa aussi de le laisser vivre librement auprès d’eux. À la place, elle fit construire une maison bordée d’un petit jardin, lui-même entouré de hautes et solides murailles - si lisses qu’il serait impossible pour quiconque, même pour une Bête, de les escalader. Cela restait une prison, mais une paisible prison. Cet homme était lui aussi un jeune père, et il aimait profondément son petit. Les gens d’ici, ainsi que les archives, mettent en avant que le jour où il se laissa enfermer, au moment des adieux, il jura de tenir le plus longtemps possible. Ainsi, si son enfant devait être le prochain maudit, aurait-il eu avant ce fardeau la vie la plus longue possible. Et il tint sa promesse, ne décédant qu’à un âge fort avancé.
Je ne pus retenir un soupir. Le poids de cette génération était bien chargé.
— Toutefois, le quatrième maudit ne fut pas son fils. La Bête choisit sa proie dans une autre branche de la famille, démontrant par là qu’il serait vain de tenter d’appréhender ses choix, poursuivit Dana. Et celui-ci fut à son tour invité à s’installer dans ce qui devint la Maison-prison. Il formula la même promesse solennelle, scellant ainsi une tradition qui se perpétua longtemps. À cette époque, le Clan du Loup n’était plus royal, et certainement impopulaire, mais il était toujours prospère.
Je fronçai les sourcils. Comment en arrivions-nous à l’actuel Wolf Storm qui vivait au Château Lune et évoluait librement parmi les gens, même en dehors de ses terres ?
— Jusqu’au temps où cela cessa, dit alors Dana.
— C’est ici que survient le Déclin ? demandai-je.
Elle acquiesça.
— Il vint un jour où un nouveau maudit, Sieur Alexiës, refusa de faire sa vie dans la Maison-prison. Avant d’y être enfermé, il s’échappa du Château Lune et tenta de fuir. Il fallut mander l’aide du Clan du Faucon pour le retrouver. Dans la fureur de son refus, il finit par perdre le contrôle au profit du Monstre. Il y eut des morts au sein de cet autre Clan. Il y en eut aussi au sein du Clan du Loup, mais malgré ce fait, aujourd’hui encore, un malaise subsiste entre ces deux Clans.
Le Clan du Faucon… C’était le Clan d’accueil d’Adam.
— Par la force, Sieur Alexiës finit par entrer dans la Maison-prison. Le palefrenier du Château m’a raconté que dans son village natal, celui-ci est le plus proche de la Maison-prison, il est de tradition pour s’effrayer de relayer la légende du Sieur fou, Alexiës-le-fol, qui n’eut de cesse, tout au long de sa vie, de saccager le domaine et de hurler comme une Bête les nuits de Lunes Pleines et Nouvelles. Les archives, elles, relatent que ce Sieur s’était débrouillé pour se faire livrer toutes sortes de choses en revendant par le biais des gens en charge de lui apporter nourriture et autres articles de première nécessité les biens de valeur de la Maison-prison. Il menait ses transactions avec des gens d’autres terres, des personnes envoûtées par cette histoire de malédiction qui étaient prêtes à débourser des sommes folles pour utiliser le même rasoir que plusieurs générations d’hommes maudits.
J’étais réellement captivée. L’histoire de cette famille valait un roman. Dana elle-même avait dû s’en trouver ensorcelée pour s’être autant renseignée et avoir si bien retenu les faits qu’elle me contait à l’instant.
— Un jour, Sieur Alexiës dit le fol réclama une audience auprès du Protecteur du Clan de cette époque. Cela lui fut refusé. Il recommença chaque nouveau quatrain. Face aux refus répétés, il commença à exposer le motif de sa demande d’audience dans ses courriers. Les lettres étaient toutes différentes. La construction des phrases et l’argumentaire présentaient une personne intelligente, d’une logique sensée et clairvoyante. J’en ai lu une moi-même, il y en a plus d’une trentaine consultables dans les archives. Je dois admettre qu’en la lisant, on ne peut que se dire que cet homme n’était pas un sot ni même un fou. Dans ses lettres, il exposait qu’il avait pu faire évoluer la malédiction, qu’il avait su trouver un terrain d’entente avec le Monstre, que la Bête avait accepté de ne plus jamais prendre le contrôle d’un hôte, que jamais plus un maudit ne serait sa marionnette, que plus jamais un massacre n’aurait lieu. En somme, qu’il n’était donc plus nécessaire de le maintenir enfermé dans sa prison.
— Est-ce qu’il finit par avoir gain de cause ?
Dana m’envoya un regard signifiant qu’elle n’avait pas apprécié l’interruption. Je m’excusai.
— Oui. Sieur Alexiës dit le fol put sortir sous bonne garde et eut son audience avec le Protecteur de cette époque. Au même moment, des espions furent envoyés dans la Maison-prison. Cet homme avait effectivement communiqué avec le Monstre et avait réussi l’exploit de l’amadouer. Il avait su, et les archives ne peuvent expliquer comment, modifier les racines de la malédiction.
Dana se rencogna contre le dossier de sa chaise, le regard brièvement tourné vers quelques souvenirs.
— Sache que même là d’où je viens, nous employons l’expression Faire de son alexiës. Cela signifie parvenir à ses fins au détriment des autres. Lorsqu’il fut mis en lumière l’entièreté de ce que ce Sieur avait fait, il fut condamné à la pire des sentences : l’exclusion des Terres du Pacte.
Je fronçai les sourcils, ne comprenant pas, mais je n’osai interrompre une fois encore la narration de ma Compagne.
— Cependant, Sieur Alexiës dit le fol n’eut pas à subir ce châtiment. Renvoyé dans la Maison-prison le temps que son transport soit correctement organisé - pour éviter toute nouvelle fuite -, il y mourut peu de nuit après. À ce sujet, deux employés du Château m’ont confié qu’une rumeur suspectait une mort par empoisonnement. Dans quelles circonstances ? Du fait de qui ? Et est-ce même vrai ? Les archives ne mentionnent pas ce fait. Mais lorsque la malédiction envoya le Monstre envahir l’âme suivante… le Déclin se déclencha. Sieur Alexiës avait marchandé sa liberté et celle des prochains maudits très chèrement. Un climat morose, froid et humide - terrain fertile aux maladies de souffle -, une grisaille presque permanente, des malchances variées et une difformité physique marquée sur le corps du maudit que tu as pu constater… Les archives précisent que jamais plus un homme n’a perdu le contrôle, mais elle relate des tempéraments emportés et colériques où, je cite : des difformités physiques prennent le pas sur le corps de l’homme. Je ne sais à quoi cela fait allusion et je tairai les rumeurs des autres Clans, personne ici n’ayant voulu aborder ce sujet avec moi. À la Bibliothèque Centrale, un archiviste a relevé un fait troublant depuis le Déclin ; la succession des maudits. Après Sieur Alexiës, plus aucun ne dépassa la cinquantaine. Ces morts rapides laissaient peu de temps pour renouveler le sang. Ceci explique en grande partie pourquoi, aujourd’hui, le Clan est si amoindrit. Cela ne changea qu’à l’époque du Grand-oncle de nos Sieurs. La famille s’étant réduite à peau de chagrin, celui-ci avait été parasité assez jeune. Mais à l’image de ses ancêtres d’avant le Déclin, il eut une longue vie. Une vie au cours de laquelle il se mit en devoir de restaurer la Maison-prison dans laquelle il choisit de vivre de lui-même. Son jeune frère, Sieur Feraïr, le grand-père de Sieur Cazelain et Sieur Wolf Storm, lui rendait de fréquentes visites et fit même symboliquement abattre un pan de muraille. A sa mort, exceptionnelle car il avait plus de cent ans, le Monstre vint habiter Sieur Wolf Storm. Celui-ci sortait à peine de l’adolescence. Son grand-père refusa qu’il s’installe à la Maison-prison et, fort du contact étroit qu’il avait eu avec son frère, le précédent maudit, il défendit la cause de son petit-fils afin que celui-ci, malgré son statut de maudit, puisse obtenir, à sa mort, le titre de Protecteur du Clan du Loup.
Dana me regarda en penchant légèrement le menton, les pointes nettes de son carré encadrant chaque côté de son visage.
— Sieur Wolf Storm est le premier maudit à posséder le titre de Protecteur de son Clan depuis le dernier Roi du Clan du Loup.
Sa voix s’était éraillée au cours de sa phrase, enveloppant de mystère cette vérité. Elle vida son verre d’infusion d’un trait.
— Ce n’est pas rien, relevai-je dans un murmure.
Mais je repensai aux moqueries, au dédain et aux accusations de folie que j’avais relevés et entendus à son sujet, alors que j’étais ici depuis si peu de temps. Je partageai mon incompréhension à Dana.
— Cela est vrai, sa réputation est partagée au sein du Royaume. Certains l’associent à un animal sauvage, donc sot ou, au mieux, rustre. D’autres persistent à voir en lui un potentiel danger. D’autres encore… Je ne sais. Mais il est reconnu par ceux qui le savent qu’il donne beaucoup de lui aux Frontières. Dans ma région natale, proche de ce site, ce Clan et son nom en particulier ces dernières années sont reconnus pour ce mérite. Je n’ai eu aucune crainte lorsque Sieur Cazelain est venu me proposer ce poste.
— Sot et rustre…, répétai-je. Je n’ai eu que trois échanges avec lui, mais ce n’est définitivement pas par ces mots que je définirais cet homme.
— Ce Sieur, chuchota Dana.
Puis elle ajouta, avec la commissure des lèvres légèrement retroussée, qu’il était heureux que je fasse partie de ces ceux qui se forgent leur avis propre sans se contenter de rebondir sur les mots et la bouche des autres.
— Tu es une personne réfléchie. Et de cela, j’en suis ravie.
****
J'adore ce chapitre, j'adore les malédictions ahahah et j'adore l'atmosphère que tu tisses! Le mauvais sort prend tout son sens (la mousse qui recouvre tout, beeerk ça me fait penser à certaines plages de Bretagne, pas top/20).
J'adore ton perso principale (Luce qui est en mode 'raaah il est canon je le déteste' c'est une réaction que j'apprécie tout particulièrement)!
hâte d'en apprendre davantage!
x'D C'est quoi du lore ??? ^^'
Je suis bien contente que le passé du Clan te plaise :D Il reste un petit mystère que je vais essayer de mettre en mots aujourd'hui ! ^^ (Et dont la résolution n'arrivera donc qu'à la partie 7 ^^').
Je suis encore plus contente que tu apprécies Luce, j'essaie vraiment de la rendre réaliste et j'espère réussir à la maintenir cohérente et à l'amener à "grandir" tout au long de l'histoire. Et ça, c'est chaud. Plus j'avance, plus je le réalise. ^^'
Lire ce petit comm hier soir m'a donné une belle énergie, j'ai eu une belle séance d'écriture, merci à toi ! <3
À bientôt ^^
MDR il faut que j’arrête de laisser l’anglais parasiter mes commentaires! « Lore » c’est une dérive de folklore/explication du monde ^^’.
Écoute Luce elle est trop cool (et super logique donc moi ça me plaît trop de suive des aventures)
Bon courage pour la suite! Vraiment hâte de découvrir le fin mot de l’histoire 🙏🫶
J'ai adoré ce chapitre qui permet d'en apprendre plus sur le passé du Clan du Loup ainsi que la malédiction.
Ça explique aussi la différence d'atmosphère entre le château de Lionel et celui de Luce.
Hâte d'en savoir plus <3
Ouiii, trop de mystères tue le mystère ^^ :p Contente que cette forme différente des autres chapitres ait fonctionné.
À bientôt ^^
Merciii
Oooh des explications, ouiiiiiii ! xD
Enfin des réponses à certaines de mes questions.
Le mystère de la malédiction du clan du Loup est désormais éclairci !
J'ai beaucoup aimé ce chapitre, bien que très différent des autres. Cette fois on prend le temps de se poser et de donner des explications claires aux lecteurices, c'est assez bienvenue !
Cette balade à cheval m'aura aussi bien fait rire, haha.
Et décidemment Dana est un personnage très précieux dis donc. Je me demande si c'est juste du professionnalisme exacerbé ou si ce personnage aussi n'a pas son histoire... en tout cas elle est celle, et la seule, qui apporte des réponses et de l'aide pour le moment.
J'ai hâte de découvrir la suite ! : )
Ouiii, des révélations sans détour :D
Heureuse que ça t'ait plu, c'était effectivement une forme assez différente, j'avais des doutes pour cela.
Alors, pour Dana, j'espère que je saurai faire passer ce qu'il faudra pour qu'on la comprenne telle que je me la suis imaginée. ^^ Des petites choses seront dites, plus tard.
J'espère que la suite te plaira :) J'avais d'emblée prévenu que les parties avaient parfois des ambiances bien éloignées ^^ Une de mes craintes, c'est qu'à un moment, ça passe mal. On dirait que ça va pour le moment, ouf.
À bientôt ^^