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Finalement, la rentrée de Vanouché s’est plutôt bien passée, même si elle a eu l’impression de vivre cet évènement dans un univers ouaté. Les gestes et les mots des gens autour d’elle lui semblaient venir de très loin, les gestes comme ralentis et les mots comme accélérés, si bien qu’elle n’a pas tout compris de ce qui s’est dit. Du coup, il lui manque beaucoup de fournitures scolaires lorsque les cours commencent, mais les autres élèves sont gentils et lui prêtent ce dont elle a besoin. C’est finalement une bonne façon de se faire des copines.
Le soir, les filles travaillent beaucoup pour apprendre le sens de tous les mots nouveaux que les professeurs emploient tout au long de la journée. Les parents leur ont acheté un gros dictionnaire de français et papa leur a demandé de vérifier le sens de chaque mot qui leur paraît incertain. C’est un travail laborieux, encore plus pour Bella car certains professeurs n’écrivent plus en troisième toute la leçon au tableau. Parfois, Bella écrit des mots inconnus au petit bonheur la chance, selon les sonorités qu’elle perçoit, mais si elle se trompe dans l’orthographe, il lui faut chercher longtemps le mot entre les pages du dictionnaire. Elle ne peut pas demander à maman qui se débat elle aussi avec le français, et elle est trop fière pour demander à papa quand il rentre du travail. Les sœurs s’entraident. Elles ne se découragent pas, et poursuivent leurs progrès en français comme on gravit une haute montagne. Personne dans leur entourage scolaire n’est au courant qu’elles ignoraient tout du français il y a encore trois mois.
Au collège, Vanouché se lie avec Pamela, une fille brune à l’allure enfantine. Ou plutôt, c’est Pamela qui se lie avec elle. Elle s’assoit à tous les cours à coté d’elle, et l’attend après la sonnerie quand Vanouché met du temps à noter les devoirs et ranger ses affaires. Elle lui raconte sa vie, et l’invite à travailler à la bibliothèque municipale. Après accord de ses parents, Vanouché se rendra souvent dans ce haut lieu de la vie collégienne pour les plus studieux, même si elle bénéficie d’un grand appartement, contrairement à son amie.
Il y a des filles qui ont demandé à Vanouché d’où elle venait, mais aucun garçon ne lui a adressé la parole, et c’est tant mieux, parce qu’elle n’a pas l’habitude d’en voir à l’école. En fait, elle se rend compte que filles et garçons se parlent peu en cinquième, même s’ils sont pendant des heures dans les mêmes salles.
Vanouché se sent mal à l’aise sans son foulard devant les professeurs. Elle n’ose pas demander à Bella si elle aussi se sent dénudée, par peur de lui rappeler la scène mémorable qui a donné lieu à leur départ. Bella semble se sentir déjà suffisamment coupable de leur migration.
En plus, Vanouché n’est plus différente du fait de sa frange. Elle est comme les autres. Ou plutôt les autres sont tellement différents les uns des autres, même de par leur vêtement, qu’elle ne sait pas comment se différencier. Fini le temps où sa frange suffisait à la caractériser par rapport à ses camarades…
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Comment elles se sont réunies, Vanouché ne s’en souvient pas. Elle se rappelle de la présence constante de Pamela, comme si celle-ci l’avait choisie comme amie dès les premiers jours de la rentrée, mais elle s’étonne de se trouver affublée de deux autres amies quelques mois plus tard. Et on serait bien en peine de trouver un point commun à ces quatre jeunes filles.
Pamela est une grande jeune fille, douce et fine, la peau cannelle, les cheveux longs et bruns, et de grosses lunettes de myope et un visage enfantin. Pamela est aussi seule que Vanouché, elle vient d’arriver, et c’est comme si elle avait tranquillement décidé qu’elles seraient faites pour s’entendre. Pamela vient d’un pays aussi exotique que Vanouché, pour les collégiens banlieusards, peut-être même plus inspirant, car il leur est plus connu que l’Iran : Pamela est tahitienne. Tout enfant de métropole connaît cette île douce et sauvage, où poussent les fleurs à volonté, où chantent les femmes constamment, où la mer chuchote son langoureux chuintement régulier et apaisant - même s’il ne sait pas plus situer Tahiti sur une carte que l’Iran. Mais Pamela, dans sa parka démesurément gonflée et trop grande pour elle, avec ses lunettes qui mangent la moitié de son visage, ne ressemble en rien à l’image qu’on se fait de la Tahitienne, même si la professeur principale de la classe, Mme Thomas, a annoncé incidemment les origines de la jeune fille. Conjugué à sa timidité, l’accoutrement de Pamela défie l’image d’Epinal, et ne donne pas envie d’aller lui parler. Seule Vanouché n’est pas atteinte par cette désillusion, puisqu’elle n’a jamais entendu parler de l’île merveilleuse où est née Pamela. Peut-être celle–ci le ressent-elle imperceptiblement, et s’accroche-t-elle ainsi à Vanouché, la seule élève de la classe qu’elle ne saurait trahir.
Pamela, ses parents et ses trois frères doivent rester quelques années en région parisienne, même s’ils s’en seraient bien tous passés, parce que son père a réussi un concours interne de l‘administration. Il a travaillé dur pour passer d’agent de constatation à contrôleur des impôts, il était bien classé ce qui lui permettait de choisir son nouveau poste, mais il n’y avait pas de place dans les îles, ni partout ailleurs qu’en Ile de France. En conséquence, il a dû déménager, au moins pour trois ans, avant qu’un emploi ne se libère pour lui à Tahiti. Comme dit le père de Pamela, lorsqu’il raconte sa situation avec un sourire désabusé, il est victime de la centralisation française. Et Pamela affronte la situation avec courage, parce que son père a fait des sacrifices pour réussir son concours, et aussi parce qu’elle est l’aînée de la famille et que ses deux frères se plaignent constamment de leur sort, et qu’elle ne veut pas en rajouter.
En plus de Pamela et Vanouché, duo inséparable, deux autres jeunes filles font maintenant partie de la bande. La troisième membre du groupe est d’origine yougoslave, et sa beauté est peu commune. Gorika ressemble à un cheval placide. Elle dépasse tous les autres élèves de la classe d’une tête, et ses larges hanches laissent augurer une foultitude de démarche, toutes aussi captivantes les unes que les autres, de la lascivité des danseuses orientales à la fougue rageuse des huns dévastateurs. Gorika possède par ailleurs une peau pâle et rose, ainsi qu’une merveilleuse chevelure brune, épaisse et cascadante, qui descend jusqu’à son postérieur. Elle rêve, contre la volonté de ses parents, de les teindre en blond. Elle connaît toutes les techniques qui lui permettraient d’obtenir le rendu souhaité : celui de Marilyn Monroe, mais en plus long. Cependant, ses maigres moyens financiers ne lui permettent d’accéder qu’à une seule méthode, qu’elle juge d’un air savant aussi bien que toutes les autres, celle de l’eau oxygénée. C’est un peu long, mais tout aussi adapté que celles utilisée en salon de coiffure. Encore faudrait-il braver l’interdit de ses parents…Gorika possède enfin un atout aux yeux de Vanouché dont elle ne se doute pas : c’est son nom. Déjà ce prénom de Gorika, dont les gutturales donnent envie de le répéter encore et encore. Mais en plus l’association complète : Gorika Dulkanovic ! Seule une héroïne inflexible peut se targuer de s’appeler ainsi. Mais Gorika ne le sait pas encore. Elle rêve de blondeur inadéquate et reste calme et tranquille.
Enfin, dans la bande, Lily est une petite brune grassouillette aux joues rebondies. Elle est la seule à porter ses cheveux au carré, et ses yeux noisette pétillent au rythme de sa voix. C’est un torrent interminable de paroles, d’anecdotes farfelues, de vantardises grossières. Lily connaît tout, a tout essayé, ou si ce n’est elle, c’est donc son frère, plus âgé. Lily a la verve d’un camelot de marché. Et en plus, elle se comporte comme un garçon manqué, ce qui n’est pas pour déplaire à Vanouché. En Iran, c’est un peu l’image que dégageait Vanouché, avec ses idées butées si peu communes à l’image de la douce jeune fille. Bien entendu, Vanouché ne pratiquait pas le vélo cross, comme le fait Lily tous les dimanches, elle ne rentrait donc jamais crottées de la tête aux pieds. Elle ne grimpait pas aux arbres, activités encore très prisées par Lily dès que les jeunes filles se rendent au parc municipal à coté du collège. Elle ne jurait pas à tout va comme un charretier. Mais Lily représente à Vanouché ce qu’elle aurait pu devenir, si elle avait passé les premières années de sa vie en France.
S’il est difficile de savoir ce qu’elles ont en commun, il est plus aisé de déterminer ce qu’elle n’aime pas collectivement, ou plutôt, ce qui ne les intéresse pas, a contrario de nombreuses autres collégiennes. Elles n’écoutent pas de la musique, sauf ce qui passe à la radio quand leurs parents l’écoutent, et ne connaissent donc aucun des groupes dont parlent à l’envi les autres élèves. Elles n’ont aucune idée de ce que leurs congénères nomment des stars, elles seraient incapables d’en citer une seule, et à la rigueur, en approfondissant un peu, réussiraient peut être à nommer une star hollywoodienne à l’affiche de films sorties bien avant leur naissance. Elles n’achètent jamais de magazines relatant la vie desdites stars des jeunes de l’époque, tel OK magazine, et elles ne s’y intéressent même pas lorsque certaines jeunes filles en font la lecture pendant la récréation. Enfin, elles n’ont aucunement l’intention de devenir chanteuse ou actrice ou comédienne ou… et elles sont, surtout Pamela et Vanouché, les meilleures élèves de la classe.
Même si elles ne se l’avouent pas, elles ont aussi en commun de regarder le club Dorothé le mercredi après midi après le collège. Mais aucune d’entre elles n’oseraient révéler un tel secret. Vanouché le regarde toujours avec ses deux sœurs, et même Bella, plus âgée, s’y intéresse. Mais cette activité ne doit pas sortir de l’antre familial, sous peine de passer pour un bébé.
Les mois passant, Pamela et Vanouché se rapprochent autour de deux passions communes qui détermineront, elles en sont persuadées, leur avenir. Elles regroupent toutes les informations qu’elles peuvent trouver sur l’astronomie et sur le cerveau humain. A l’ère du papier comme seule source d’information, ce n’est pas une mince affaire. Elles font alors des fiches, qu’elles s’échangent pour faciliter la recopie, et qu’elles réécrivent lorsqu’elles découvrent des connaissances qui leur paraissent primordiales. Lorsqu’elles pensent à leur métier, elles hésitent toujours entre médecin neurologue et chercheuse en astronomie. Lorsque l’une semble pencher vers une de ces professions, l’autre la suit dans cette idée, jusqu’à ce qu’une nouvelle découverte, trouvée dans un livre ou une revue, vienne les faire de nouveau hésiter. Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’elles auront une blouse blanche à porter, lorsqu’elles auront fini leurs études.
Pendant ce temps, les amies de Téhéran s’estompent. Elles se sont bien promis de s’écrire régulièrement, mais Vanouché trouve la France si étrange qu’elle ne sait pas comment commencer à leur détailler l’inconcevable étrangeté. Et pourtant, parmi elles, Vanouché aurait pu rêver d’exercer les mêmes métiers, mais ce n’aurait été que l’ébauche de rêve, et elles l’auraient su malgré leur jeunesse. Ici, en France, c’est possible, ou tout du moins ça le paraît. Personne ne les empêchera de fréquenter l’université, personne ne les contraindra à se voiler dans la rue, personne ne leur donnera des ordres inconcevables. Et la force que cela donne ! Et la culpabilité aussi… parce que tous ceux restés au pays n’auront pas toutes ces opportunités que Vanouché imagine avec ses amies. Alors elle se doit de réussir, et pour commencer, de bien travailler à l’école.
Mais plus les amies de Téhéran semblent lointaines, plus Vanouché fait des efforts pour connaître leur vie quotidienne. Si elle n’arrive pas à leur raconter sa vie française, elle les sollicite fréquemment par courrier pour savoir ce qu’elles deviennent, ce qu’elles font, où en sont les amitiés et les conflits, puis les histoires d’amour. Certaines n’ont pas le courage de donner des nouvelles, mais d’autres, soit par plaisir, soit par devoir, font l’effort de décrire les soubresauts de leur vie. Vanouché lit et relit ces courriers, devient incollables sur les activités, les ressentis et les rêves de ses anciennes camarades. Elle s’imagine partager avec elles tout ce qui est écrit dans les lettres qu’elle reçoit. Parfois, elle a l’impression de vivre deux vies, celle à Téhéran, et celle à Montrouge.