Chp 16

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Ces derniers temps, Lilly se sentait un peu isolée des discussions de Pam et Vanouché sur leur avenir, qui devait se dérouler en commun, évidemment. En plus, Pam a fait découvrir à Vanouché son héros préféré, qui n’est autre qu’une héroïne : l’aventureuse Yoko Tsuno. Au fil de bandes dessinées futuristes, Yoko découvre mystères et planètes. Les deux jeunes filles n’ont pas divulgué leurs derniers échanges aux deux autres membres du groupe. Allez savoir pourquoi … le désir de plus d’intimité, la volonté d’attirer à soi celle qui semble la plus proche ?

Un mardi matin, à la récréation, Lilly annonce que son oncle, qui vit dans la vallée de Chevreuse, a une lunette d’astronomie, qu’elle a maintes fois utilisée. Si l’une d’entre elles quatre doit devenir astronome, elle sera bien plus à même d’accéder à cet honneur, car elle s’y connaît bien plus que les autres.

Mais Lilly a déjà escaladé des montagnes, dont le Mont Blanc, elle a chevauché sur des chevaux sauvages, elle skie sur les pistes noires, et elle est capable de courir un marathon. Bien qu’elle soit un vrai garçon manqué, les autres ne croient plus à toutes ses escapades rocambolesques, Il y en a trop pour que ça puisse être vrai ! Gorika, Pam et Vanouché, acquiescent vaguement et passent à un autre sujet de conversation.

La semaine suivante, Lilly leur annonce fièrement que son oncle est prêt à les inviter, un soir de beau temps, pour consulter par elle-même la fameuse lunette d’astronomie qu’elle sait si bien manier. On est en mars, le printemps n’est pas loin. Lilly s’engagerait-elle dans un mensonge aussi incontournable ? Chiche, dit Gorika ! Si Lilly cherche encore à enjoliver la réalité pour se mettre en avant,  elle devra en assumer l’opprobre. Mais progressivement, le projet prend forme. Les parents de Lilly participent à l’élaboration d’une invitation en bonne et due forme : sur un carton d’invitation figurent une date, une heure, une adresse. Ils proposent d’héberger les amies dans leur propre appartement après l’expédition chez l’oncle. Les parents de Pamela et de Vanouché acceptent. Malheureusement, ceux de Gorika ne sont pas d’accord pour une nuit entre copines, puis ne souhaitent pas que leur fille prenne la voiture avec les parents de Lilly, mais n’ont pas de véhicule, envisagent mollement de l’emmener par les transports en commun, le RER B pouvant les déposer à un quart d’heure de marche de l’oncle astronome, mais ils se décommandent le soir même, et Gorika ne sera pas des festivités.

Pour Pamela et Vanouché, c’est le plus beau jour de leur courte vie. Elles voient pour de vrai, dans un ciel sans nuage, la lune, et Mars, et Jupiter, et Saturne… Elles en prennent plein les yeux, et s’agacent à peine de l’air supérieur de Lilly, qui jubile de l’exécution de son projet, dont ses amies avaient tant douté. Toutes trois en apprennent plus en une soirée que dans tout livre qu’elles ont consulté. Entre ceux trop compliqués, et ceux s’adressant aux enfants qui leur paraissent bien simplistes, elles ne parvenaient pas jusqu’alors à répondre à leurs questions. Elles vivent un rêve, bien loin de celui qui parle de prince charmant et d’amour, c’est un rêve où elles sont les héroïnes, dans un monde où les jeunes filles n’ont pas encore conquis toute leur place.

L’oncle de Lilly leur offre à a chacune la photo de la lune qu’il a lui-même prise en couplant son appareil photo à sa lunette. Il l’a tirée en plusieurs exemplaires, dans sa chambre noire, nouvellement installée dans son sous-sol. La photo est plus grande qu’un cliché ordinaire. Sur un fond noir se détachent nettement les cratères du satellite. De si près,  la lune ne ressemble plus du tout au visage triste qu’on voit les jours de pleine lune. C’est un monde à part entière, avec sa géographie mystérieuse, dont le nom des lieux sonne poétiquement. Les filles tentent de reconnaître chacun des cratères apparaissant sur la photo, au moyen d’une carte lunaire tiré d’un livre de l’oncle.

Il est plus de minuit quand les jeunes filles quittent l’oncle en le remerciant chaleureusement pour cette soirée. Leurs parents s’étaient cotisés pour offrir une bonne bouteille de vin à ce charmant astronome amateur, mais les filles estiment que ce n’est pas un cadeau suffisant au regard de l’extraordinaire beauté de cette soirée. Après le retour en voiture, elles se couchent complètement excitées dans la chambre de Lilly, sur des matelas de camping déployés sur toute la surface de la pièce. Lilly, repue par cette expérience, satisfaite d’avoir montré à ses amies la véracité de ses dires, ne tarde pas cependant à s’endormir. Mais Pamela et Vanouché passent de longues heures à discuter, à parler de leur avenir, de leurs passions, de leur amitié. Alors Pamela annonce à Vanouché qu’un jour, elle quittera la métropole et qu’elle ne pourra plus avoir de contact avec ses amies comme aujourd’hui. Seules quelques lettres éparses leur permettront de ne pas perdre contact. Mais comment communiquer quand on vit des choses aussi différentes les unes des autres ? Pamela de nouveau vivra au bord de mer et passera ses fins d’après midi à se baigner et à jouer dans l’eau, elle sentira la chaleur pendant qu’à Paris il neigera, elle s’emplira de la lumière du soleil alors que le temps parisien gardera sa grise mine habituelle. Comment ne pas perdre contact en vivant des expériences si différentes ? Pamela s’inquiète, et préfère en faire part à Vanouché avant que cela n’arrive, car elle y pense souvent.

Vanouché écoute, mais n’intervient pas dans le long monologue de Pam, entrecoupé de silences. Elle se sent triste, tellement les paroles de son amie lui rappellent ce que sont devenues ses relations avec ses amies d’Iran ! Imaginer que le même décalage l’éloignera de sa meilleure amie française lui met les larmes aux yeux. Heureusement que les lumières sont éteintes dans la chambre ! Vanouché se concentre sur la respiration de Lilly, à peine un ronflement, doux et tranquille. Elle s’accroche à ce bruit pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle veut garder la voix de Pam avec elle, pour ne pas se sentir seule. Elle s’oblige à émettre quelques monosyllabes quand son amie se tait, pour lui montrer qu’elle ne s’est pas endormie.

Pamela fait soudain preuve d’un esprit de sacrifice dont Vanouché n’aurait sûrement pas été capable : elle prend sa photo de la lune fraichement offerte par l’oncle de Lilly, et elle la déchire en deux, puis dans la pénombre de la chambre, elle en tend une moitié à Vanouché.

« Tiens, dit-elle, c’est pour toi. Ainsi, même si nous nous séparons un jour, même si nous ne vivons plus les mêmes choses parce que je retourne à Tahiti, tu sauras, lorsque je te montrerai la moitié de ma photo, tu sauras que c’est bien moi qui reviens vers toi lorsque nous nous retrouverons. Et moi, lorsque tu me montreras le morceau de la photo que je te laisse, moi je saurais que c’est bien toi que j’ai laissé en métropole et que je retrouve. Je vais partir, peut-être plus tôt que prévu. Mes parents en parlent. Ils croient que je ne  l’entends pas avec le vacarme de mes petits frères dans l’appartement. Ma mère ne supporte plus Paris. Elle n’a pas trouvé de travail ici, et elle s’ennuie de sa famille et de ses amis. Elle demande à mon père de rentrer, ou tout du moins de la laisser rentrer avec mes frères et moi pendant qu’il finit ses années en métropole. Mais mon père ne veut pas rester tout seul ici. Au début, il demandait à ma mère d’attendre encore un peu, il la rassurait en disant qu’elle finirait bien par trouver un travail, il l’apaisait en disant qu’il prendrait de grandes vacances à Tahiti au bout deux ans parce qu’il aurait un congé bonifié. Maintenant, comme il constate que ma mère ne va pas bien, il envisage de partir dès la fin de l’année de collège. Il parle de mettre fin au contrat de location de l’appartement, de donner sa démission. Je vais peut-être partir en juin. Je ne veux pas. J’aurais tellement aimé rester encore un peu ici avec toi. Je serai contente de retourner à Tahiti, mais j’aurais bien voulu ne pas te quitter… »

Vanouché ne sait pas quoi dire à tout cela. Jusqu’à présent, c’est elle qui a quitté ses amies, et non le contraire. C’est elle qui était responsable d’un coup d’arrêt, par le truchement des décisions de ses parents, certes, mais elle ne restait pas en arrière.

Elle prend la partie déchirée de la photo que lui tend Pamela, et lui promet qu’un jour, son amie sonnera à sa porte, et qu’elles recomposeront la photo. Elles seront sures ainsi que c’est bien leur amie qui se trouve en face d’elle, avec les mêmes envies, les mêmes passions, et non pas une autre personne transformée par le temps.

Vanouché se demande pourquoi elle n’avait pas eu l’idée de faire ainsi avec sa meilleure amie en Iran, Laleh. Garder une preuve intangible de la présence de l’autre dans le monde, même s’il est à des milliers de kilomètres. Mais il est trop tard pour se livrer à un tel serment.  Oubliera-t-elle pour autant son amie, ou celle-ci l’oubliera-t-elle ?

 

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