D’habitude quand la porte s’ouvrait comme ça, c’était que Strada allait débouler pour râler et se plaindre de son attitude. Mais lorsque Chris releva les yeux de son verre au contenu translucide, ce fut un visage inconnu qui se présenta à elle. Un visage extraordinaire. Il avait la peau pâle, plus que n’importe qui dans les parages. Ses cheveux blonds avaient beau être en désordre, elle les trouva trop bien coupés, d’une façon trop nette, trop propre. Et le plus étrange, c’était son costume rayé gris avec un veston et sa cravate foncée, du sur-mesure. C’était tellement chic que même la poussière ne ternissait pas son éclat irréel. Elle remarqua aussi que cet homme avait été brutalisé. Les genoux de son pantalon trop précieux étaient élimés et un dégradé bleu et noir assombrissait son œil gauche et à moindre mesure sa mâchoire. Tout cela était assez d’éléments pour qu’elle puisse immédiatement le catégoriser. Cet individu était un criminel venu de l’extérieur, jeté ici par le monde du dehors.
— Tu trouveras toutes les informations qu’il te faut auprès de la Brigade. C’est l’ancienne gendarmerie sur la place centrale, descends la rue et…
— Je suis déjà allé au bureau de la Brigade. C’est eux qui m’ont dirigé jusque là.
— Ah.
Camille avait par le passé interrogé pas mal de monde, il en avait fait en quelque sorte son métier. Il avait l’habitude des gens qui cachent, qui dissimulent. Et elle, elle était à ses yeux un concentré de rétention d’information. Elle était telle que Strada l’avait décrite, une grande blonde à l’air peu commode. Mais il ne pouvait pas croire une seule seconde qu’elle n’ait pas quitté sa maison depuis trois ans. Il n’y avait rien ici. La pièce était vide, le plancher était propre. Rien n’était en désordre. Lui, après trois jours passés à fouiller les données d’un leak, son appartement ressemblait à une décharge. Sa posture, ensuite, n’était pas celle d’une femme qui a baissé les bras. Elle était musclée jusqu’aux yeux et trop droite, athlétique, même son visage avait des traits durs et résolus. Et puis son verre… La bouteille… il n’y avait d’autre verre sale nulle part, et aucune bouteille vide dans les environs. Ça sentait le décor… Comment aurait-elle pu deviner qu’il venait lui parler ? Ça semblait impossible. D’ailleurs, la surprise qu’il lisait en elle n’avait rien de feinte.
— J’ai discuté avec le chef Strada, commença Camille indécis.
Comme par réflexe, elle s’avachit un peu plus et baissa la tête pour contempler son verre dont elle fixa le liquide en le faisant tourner. Mais quitter ce beau gosse des yeux eut un effet pervers. Il était imprimé sur sa rétine et maintenant son cerveau faisait tout seul le rapprochement avec une autre image indélébile de sa mémoire. Elle voyait ce joli minois habillé de pied en cape de l’uniforme de la Brigade, ses cheveux plus roux et plus ternes, son teint plus bronzé et son regard vif se faire plus lointain et profond. Une vague de chaleur lui remonta dans les joues tandis qu’elle avalait de petites gorgées. C’était le portrait craché de Tony. Du coup, elle savait très bien pourquoi il était là. Et elle n’avait pas envie de parler de Tony avec qui que ce soit.
— Je cherche Chris, reprit Camille. C’est toi ?
— Qu’est-ce que tu me veux ?
— Je veux savoir tout ce que tu sais sur mon père.
Elle se sentit mal. Son cœur s’emballa tandis qu’elle se mettait à transpirer. Lui décida qu’il était temps de se rapprocher. Il était désormais convaincu que s’il y avait quelque chose à savoir sur son père, c’était elle qu’il fallait faire parler. Il s’avança vers la table, tira la chaise libre et s’installa.
— Son nom est…
— Je sais comment il s’appelle, répondit-elle avec brusquerie. Tony. Et tu dois déjà savoir qu’il est mort. La Brigade t’a forcément déjà tout dit.
Sa soudaine brutalité ne sembla pas le surprendre ou le choquer. Chris se crispa de plus belle. Comment le faire sortir d’ici ?
— C’est ce qu’ils m’ont expliqué. Un éclaireur, mort en héros pendant une mission. Il a disparu dans les limbes à tout jamais. Mais… ce que je veux, c’est écouter ton témoignage. Ce que toi qui étais son élève, tu as à en dire. Comment était-il ? Comment se comportait-il ? Qu’est-ce qu’il faisait de sa vie ? Est-ce que… est-ce qu’il t’a parlé de moi ? Oui n’est-ce pas ? Si tu sais de qui je suis le fils, c’est que…
Il venait déjà de fêler sa belle assurance brillante et irréelle pour laisser entrevoir la cassure causée par l’absence de son père. Chris sentit monter les vieilles histoires dans ses pensées, elle les refoula en finissant son verre. Elle n’avait pas le temps, pas l’envie, et elle se foutait qu’il souffre.
— Je sais qui tu es parce que tu lui ressembles, contredit-elle. Il ne m’a pas parlé de toi, mais il a mentionné sa famille plusieurs fois. Il plaisantait en disant qu’un soir il s’est couché dans son lit avec sa femme et que le lendemain un mur le traversait de part en part et qu’il était du mauvais côté. Toi, particulièrement, il ne t’a jamais mentionné.
— Qu’est-ce qu’il disait d’autre ?
— Rien. Qu’il faisait son travail d’éclaireur dans l’espoir que ça puisse aider à faire abattre le mur. Un jour, un démon l’a pris par surprise en pleine exploration et l’a tué. J’ai rien à dire de plus.
Sa voix s’était cassée. Pour se redonner une contenance, elle chercha à boire encore, mais n’avala que du vide.
Camille réprima un soupir. L’empathie n’était pas le fort de cette nana. Bon, il avait d’autres cartes à tenter, mais elle ne le laissa pas sortir son jeu.
— C’est tout ce que j’ai à dire, répéta-t-elle en claquant son verre sur la table.
Le grondement qu’elle attendait résonna dans son ventre. Elle foudroya l’intrus. Il fallait qu’il parte, maintenant.
— Je ne vais pas te déranger plus longtemps, je veux juste te poser quelques petites questions et après je m’en vais, marchanda-t-il. Tu n’entendras plus parler de moi. Qu’est-ce que tu sais au sujet de…
— Rien ! s’écria-t-elle. Je n’ai rien à te dire. Tu es un gosse inconscient et égoïste qui a foutu en l’air les efforts de ton père pour que sa famille soit en sécurité. Tu le sais, non, qu’on est tous en danger ici ?
Elle vit qu’elle avait tapé au bon endroit pour faire mal. Elle continua sans pitié.
— Tu t’es mis en danger pour rien. Il est mort, et si rien ne change, tu vas juste mourir aussi, pour rien. Alors dégage !
Un grondement résonna dans sa poitrine. Un sentiment d’urgence l’étreignit. Elle se leva.
— Dégage ! répéta-t-elle.
Une lueur presque hystérique allumait son regard. Lui ne savait plus quoi faire. Il avait cru qu’elle allait parler, mais non… elle le chassait, comme ça. Quoiqu’il essaie, ça ne passait pas.
Elle le vit hésiter. Elle le menaça de lui jeter son verre à la tête et il quitta aussitôt la maison. Soulagée, elle se précipita jusque dans sa chambre, une pièce aveugle en permanence plongée dans la nuit, sommaire et au parquet grinçant. Elle souleva la trappe cachée sous une pile de linge et en tira un sac à dos et son équipement. Elle l’enfila en un temps record et se rua dehors tandis qu’elle ajustait encore le bracelet de son grappin à son poignet. Elle courrait maintenant à toute allure alors que les gens autour d’elle discutaient tranquillement et faisaient leur vie. Tout changea à la première note des sirènes qui hululaient partout pour prévenir d’un danger. Les tables d’un café étaient désormais rentrées en catastrophe. Chris entendait les volets se fermer au-dessus d’elle, les barricades se replaçaient aux entrées des maisons trop pauvres pour avoir une porte. Tout le monde se calfeutrait rapidement et efficacement.
Au plaisir
Merci pour tes réflexions !
Un chapitre intense à travers les échanges entre Chris et Camille que j'ai bien aimé.
J'avais du mal à croire qu'elle reste sans rien faire durant trois longues années, et elle m'a donné raison.
Reste à savoir comment Camille réagira à ce qu'elle vient de subir psychologiquement suite aux propos de Chris.
Merci pour la lecture :)
Et oui, ton intuition était la bonne.
Merci pour ta lecture ! <3
Un point de style : les changements de point de vue très vifs, c'est difficile. Je comprends l'envie d'avoir les deux, mais il y a quelque chose d'étrange dans le rendu.
Pour moi, Chris est un peu la fille spirituelle de Tony, ce qui en fait la soeur de Camille, donc j'espère que leur relation se développera dans ce sens. Après, je préciserai aussi que je suis pas fan des histoires d'amour, donc...
Merci pour le partage!
Ah tiens… faut que je t’explique un truc, du coup. Dans la sphère privée, j’écris énormément de romans d’amour avec ma moitié. Deux personnages, un chacun, et on alterne de points de vue très régulièrement et rapidement. Exactement comme ça. Du coup, pour moi, c’est une façon de faire très naturelle et j’avais pas vraiment imaginé que ça puisse choquer. ( et forcément, ça n’a pas perturbé mon alpha lecteur, tu imagines bien.) donc, ok… je note.
Et pour l’histoire d’amour, bah… tu verras XD
Merci pour ton commentaire ! <3