Cigarettes de velour et larmes d'acier

— Eh.

Je me lève et jette un regard vers les grilles du lycée.

Mon interlocutrice s'appelle Emma, dix-sept ans d'âge, un t-shirt de l'album Animal Serenade, tête en l'air, mais c'est mon amie la plus chère. Certains diraient que c'est ma meilleure amie, mais je ne pense pas pouvoir dire qu'elle est meilleure qu'une autre. Elle est différente. C'est bien pour ça qu'elle est ma chère amie.

— Tu penses qu'il faudrait que je fume combien de cigarette pour avoir la voix de Lou Reed ?

Comme je l'ai dit, le cerveau d'Emma suit parfois des chemins de pensées que nous mortels ne pouvons comprendre. Et comme je ne l'ai pas dit, Emma est une inconditionnelle fan de Lou Reed.

— Beaucoup. Je pense qu'il faut aussi de l'alcool, et peut-être quelques autres substances pour faire fonctionner le mélange.

La voyant toujours les yeux dans le vide, à s'imaginer chanter Heroin, j'assène un dernier argument avant de me rasseoir dans l'herbe à ses côtés :

— Tu n'auras jamais la voix de Lou Reed, ou alors à 50 ans avec un cancer des poumons.

— Tu as peut-être raison, se renfrogne-t-elle.

Elle porte une main à sa bouche pour se ronger les ongles.

— Mais rien ne m'empêche de chanter Heroin, s'exclame-t-elle avec l'air ravi d'un enfant recevant un jouet.

— Rien ne t'empêche de chanter Heroin, c'est vrai. Mais c'est un peu triste, sans accompagnement, non ?

Je la vois relever la tête, son regard cherchant le mien pour mieux me fusiller.

— Sors ton harmonica, espèce d'idiot. Tu crois que j'ai pas remarqué ton manège ?

Elle me toise, glaciale, ou du moins essayant. Sérieuse. Complètement sérieuse. J'éclate de rire, et elle me rejoint quelques secondes plus tard en se rendant compte de l'absurdité de la situation.

Notre fou rire finit par se calmer et j'en profite pour reprendre la parole :

— Pourquoi tu veux chanter cette chanson ? Elle est super triste, non ?

— Je ne sais pas si triste est le mot. Ce n'est pas une chanson triste, désespérée, euphorique, morne peut-être... Non, pas morne. Tu sais, c'est la première chose que j'ai entendu de Lou Reed. Ma mère m'avait acheté ce t-shirt dans une friperie, et je lui avais demandé qui c'était. Dans la voiture, elle avait mis Heroin, et nous nous étions laissées emporter par sa voix. À l'époque, je ne comprenais rien du tout, sourit-elle, perdue dans sa mémoire.

Je l'écoute en souriant, elle est magnifique aujourd'hui. Ses cheveux blonds tombent en désordre sur ses épaules alors qu'elle caresse l'herbe machinalement. Emma me rappelle à l'ordre rapidement :

— Ne crois pas que je t'ai oublié, sors ton harmonica et joue pour moi.

Je m'exécute, sourire en coin, et joue quelques notes pour elle, sourire aux lèvres. Elle ferme les yeux, retournée dans ses souvenirs. Je ferme les miens, abandonné à la musique.

Je joue tout seul, avec Lou Reed et sa pénombre au fond de mes pensées, avant qu'elle me rejoigne.

Je l'entends suivre en fredonnant les paroles entre ses lèvres.

I

don't know

just where I'm going

But I

I'm goin' to try

For the kingdom, if I can

'Cause it makes me feel like I'm a man

When I put a spike into my vein

And I tell you things aren't quite the same
 

When I'm rushing on my run

And I feel just like Jesus' son

And I guess that I just don't know

And I guess that I just don't know

I

I wish that

I was born a thousand years ago

I

I wish that

I'd sailed the darkened seas
 

On a great big clipper ship

Going from this land here to that

On a sailor's suit and cap

Away from the big city

Where a man cannot be free

Of all the evils of this town

And of himself and those around

Oh, and I guess that I just don't know

Oh, and I guess

that I just

don't

know

— C'est ça que je veux dire. Cette chanson n'est pas 'triste', elle est pleine d'espoir, de désespoir, d'opportunités manquées... Il décrit l'héroïne et les effets qu'elle a, mais d'une manière presque extérieure, complètement objective, comme si l'héroïne n'était pas concernée par des concepts manichéens comme le bien ou le mal, et... Et... Je ne sais pas. J'aime juste cette chanson pour ce qu'elle est. Une chanson. Une simple chanson.

Ses yeux sont mouillés, mais restent forts, remplis de toute l'assurance du monde, et l'unique larme qui roule sur sa joue ne fait que renforcer l'impression de beauté candide que j'ai d'Emma.

Elle a toujours été forte, Emma.

— Tu pleures, lui fis-je constater doucement.

— Oui, me sourit-elle, tu sais, quand j'étais petite je pensais que pleurer était un signe de faiblesse, que jamais dans la vie on n'écouterait quelqu'un qui pleure. Mon père m'a prouvé que j'avais tort à de nombreuses reprises à l'époque, mais je crois que c'est quand je t'ai rencontré que j'ai compris vraiment ce que ça signifiait, pleurer. Ça ne me dérange pas de pleurer devant toi. Je peux être moi-même, simplement.

— J'aime quand tu es toi-même. C'est avec toi-même que je veux parler.

Elle me regarde longuement, puis s'allonge à côté de moi pour regarder les nuages. Je la rejoins et ferme les yeux, amoureux.