Réflexions aquatiques

Par Svenor
Notes de l’auteur : Merci à @LianeSilwen et @cecile_sotto pour leurs corrections/remarques !

J'étais au bord de l'eau, mes yeux bleus imprimés dans la vase marron du fond du lavoir. Le reste de mon visage en ressortait éclairé d'une lumière sombre, maléfique, comme si des projecteurs étaient fixés sur mes pupilles.

Une feuille passe, mon œil droit disparaît, réapparaît. Elle emprunte ensuite la route du nez et caresse le philtrum, impassible. Soudain, elle croise un de mes cheveux échappé de mon chignon, lui tourne autour et finit par arrêter sa course, lentement.

J'en profite pour revenir à la contemplation de mes yeux. Ils sont restés là, d'un bleu toujours aussi éclatant. Comme je les aime ces yeux, ils ne m'ont jamais abandonnés, ils ont toujours tenus bon, et surtout, ils n'ont jamais versé une seule larme.

— Salut Emma, aujourd'hui j'ai pas trop de choses à te dire. C'était une journée ordinaire, banale, insignifiante. Les journées que je déteste le plus.

Une courte pause, la feuille a disparu, mes yeux sont toujours là, dans l'eau transpercée de poussière, immobile, comme dans un gel.

— C'est mon sixième jour de jeûne. Bien sûr, je mange toujours le soir à la maison, mais je me porte déjà mieux.

Les yeux dans l'eau me jugent, durs.

— La cantine du collège n'est pas bonne pour la santé, de toute façon, dis-je en relevant la tête pour éviter le regard.

L'autre côté du lavoir est envahi d'herbes folles, on distingue à peine la pierre maintenant. Je me tourne pour m'allonger sur le dos, entre le ciel grisâtre et le toit noir du lavoir.

— Tu sais... Je me pose de plus en plus de questions. J'ai envie de reprendre ma vie en main, mais je n'en ai pas la force. Ni la motivation.

Un rire amère s'échappe de ma gorge.

— Tu m'entends ? Reprendre sa vie en main à treize ans, c'est risible. Je dois juste faire des efforts.

J'énonce le mot interdit après un silence :

— Me « sociabiliser ».

La poutre qui soutient la toiture du lavoir était dans l'obscurité. On aurait dit qu'un lutin l'avait façonnée pour qu'elle ait cette forme biscornue.

— Ah, je ne te l'ai pas dit. Ma mère a remarquée qu'on m'avait coupé une mèche de cheveux. Je lui ai dit que j'avais fait ça pour m'amuser, mais elle n'a rien répondu. J'ai l'impression qu'elle a compris que ce n'était pas pour m'amuser. Ou alors elle était fatiguée. Elle est beaucoup fatiguée en ce moment. Elle rentre tard, et je dois passer la soirée avec papa.

Je vois un sillon traverser la mer de nuages, et je me demande si les passagers de cet avion ont des vies aussi compliquées que la mienne. Sûrement. Obligé. Ils sont dans un avion. Je n'aime pas les avions. Voler dans les nuages, oui. Mais dans une carcasse de métal, non merci. Je préfère encore prendre mon vélo.

— Ce midi j'ai lu un livre au CDI. C'était un carnet de voyage, d'un photographe qui a fait le tour de l'océan austral en bateau. Je veux faire ça plus tard. Marin. Ou aventurière, si je ne peux pas devenir marin. Je n'aime pas ce mot, « marin ». « Matelot » ? « Matelote » ? C'est pas très beau non plus, mais au moins il y a un féminin, soupiré-je.

— Le carnet de voyage, il raconte toutes les îles qu'il a visité, dans les Quarantièmes Rugissants et les Cinquantièmes Hurlants. Tu sais, c'est la ceinture qui entoure la Terre, au sud de l'Australie. Je trouve ça tellement romantique comme nom, ça me donne envie de partir à l'aventure, de découvrir de nouvelles terres et de pouvoir dire « je suis une aventurière » à la face du monde. Pour que ces petits abrutis qui me servent de compagnons de classe se rendent compte qu'ils avaient tort.

L'avion finit par disparaître à l'horizon. Des traces de son passage sont toujours là, mais il a fui devant ma diatribe enflammée.

— Enfin, il faudrait déjà qu'ils se souviennent de moi... murmuré-je en fermant les yeux.

« Et qu’ils aient tort… », les mots tournent dans ma tête, ne veulent pas en sortir. Et s’ils n’avaient pas tort ? Et si je n’était pas capable de faire quelque chose de ma vie ? Peut-être que faire preuve d’un égo démesuré quant à mon avenir était la seule chose dont j’étais capable.

Je rouvre les yeux et les plonge dans le ciel. Bleu sur bleu, le vert des arbres bordant ma vision.

— Avec de la volonté on peut tout faire, paraît-il. Il ne me reste plus qu’à espérer avoir assez de volonté pour tordre le nez à mon égo et à une vie ennuyante.

Je ris doucement à ma blague, avant que la voix de mon père ne me coupe :

— Emma ! Tu viens m'aider ?

— J'arrive tout de suite !

Je me lève alors, jetant un dernier coup d'œil à mon reflet dans l'eau. Mes yeux étaient toujours là, comme pour me dire d'être forte. Moins durs, plus compatissants. D'ici, le trou dans mes cheveux se remarque très bien, malgré ma frange arrangé pour le cacher. À chaque fois que je le vois, j'ai envie de pleurer, mais je tiens. Je suis forte. Je tourne le dos à ma confidente et sors du lavoir, la tête haute. Je suis forte.

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cecile_sotto
Posté le 01/08/2020
Coucou!

Je lis cette nouvelle par hasard, et ça me plait beaucoup. Tu as une très jolie plume, on sent que tu as de la pratique. La forme est original, tu tentes des trucs, et ça change! Ça me donne bien envie de lire autre chose de toi...

Voici quelques remarques à prendre ou à laisser:
- Il y a un petit souci de temps : tu écris parfois au présent, parfois à l'imparfait, parfois au passé composé.
-"on distingue à peine la pierre maintenant" => qui est "on"? N'est-ce pas plutôt "je" ?
- "L'avion a finit par disparaître à l'horizon." => Soit l'avion a fini (si tu choisis le passé comme temps du récit) soit l'avion finit (si tu choisis le présent).

Bises
Svenor
Posté le 05/08/2020
Salut !

Merci beaucoup pour ton retour et tes remarques, je vais corriger ça de suite !
Shangaï
Posté le 18/06/2020
Coucou ! Cette nouvelle ci est aussi très réussite ! Les réflexions de cette jeune fille de 13 ans sont déjà bien mûre et d'une certaine façon de mes 27 ans je la comprend très bien... Etre a la hauteur de son égo ce n'est pas toujours gagné d'avance ^^'
J'ai aimé le fait que son reflet soit sa confidente. Au tout début de l'histoire je me suis demandé si elle s'adressait à sa soeur jumelle décédé (oui idée un peu glauque mais comme quoi quelques mots suffisent pour faire venir les idées !).
Voilà je vais lire les autres nouvelles de ce pas !
Svenor
Posté le 18/06/2020
Merci ! J'avais envisagé de lui envoyer une amie imaginaire au début, mais je me suis rendu compte que je pouvais faire beaucoup plus simple et percutant comme ça x)
LianeSilwen
Posté le 14/06/2020
J'ai énormément aimé cette tranche de vie. Je trouve le rythme très intéressant, le discours de la petite est bien construit, elle parle de plusieurs trucs mais on ne se sent pas perdu pour autant. J'aime bien la fin, ça laisse croire qu'il y a un peu de fantastique dans cette histoire, comme si son reflet pouvait être indépendant et vraiment l'écouter.... qui sait ?^^


Mes petites pinnailleries :
— C'est mon sixième jour de jeûne. Bien sûr, je mange toujours le soir à la maison, mais je me porte déjà mieux. => si elle mange le soir, il serait mieux de dire jeûne intermittent ?

— Tu m'entends ? Reprendre sa vie en main à treize ans, c'est risible. Je dois juste faire des efforts. Me « sociabiliser », énoncé-je le mot interdit. => je ne sais pas trop comment l’expliquer mais je trouve que l’incise est étrangement placée. Je pense aussi que si le mot est si « fort » à dire pour elle, tu pourrais le mettre plus en avant encore. Par exemple après efforts, elle marque une pause et elle reprend pour dire « sociabiliser », avec l’incise avant ou après. Tu peux aussi voir si l’incise n’est pas mieux ainsi : j’énonçais. La forme classique est celle que tu utilises, elle est dans ‘l’action’ , elle donne l’impression que le temps est court. Si tu utilises « j’énonçais » ça stop un peu le moment, on est plus dans la description et on va vraiment sentir les syllabes qu’elle prononce. Enfin c’est mon ressenti XD Peut-être je vais trop loin ^^

« C'est pas très beau non plus, mais au moins il y a un féminin, soupiré-je. » => des fois les tournures, le ton est très enfantin et collent au personnage, d’autres fois je trouve que le texte peut être très soutenu (par exemple après : « Peut-être que faire preuve d’un égo démesuré quant à mon futur était la seule chose dont j’étais capable. » cette phrase fait très mature, que ce soit dans le soucis ou dans le vocabulaire). Je pense que c’est possible de montrer une héroïne de cet âge à la fois « mature » dans ces questionnements et son vocabulaire sans la rendre « adulte », je trouve qu’il manque un brin d’harmonie entre ces différents moments pour que ce soit parfait dans le texte :)

C'est vraiment agréable ces textes courts que tu proposes comme ça, très contente de les découvrir !
Svenor
Posté le 14/06/2020
Merci beaucoup pour ton avis ! J'apprécie vraiment tes remarques, ça fait toujours plaisir d'avoir un avis objectif x)

Je veux évidemment dire "jeûne intermittent", mais le préciser alourdirait la phrase à mon avis, alors j'ai préféré le laisser de façon implicite (peut-être que je changerais en corrigeant ce soir, je testerais avec les deux versions)

Pour "sociabiliser", ta remarque est très juste ! Je vais voir ce que je peux faire pour améliorer ça ce soir !

Je voulais justement la rendre à la fois enfantine et mature pour les yeux du lecteur, mais peut-être l'écart est-il trop grand. J'ai tendance à penser que la narration est là pour rendre intelligible et esthétique (si possible) les pensées du personnage à la première personne du singulier. Je verrais ce que je peux changer pendant ma réécriture !

Merci pour ta lecture !
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