Le Boléro
– Chapitre V –
Arsène avait fait du chemin, ses pieds nus avaient foulé mille sols parfois au prix d'échardes, douloureuses, profondes. Avec souvent le goût amer de l'échec sur la langue, mais en note de contrebasse, la fureur d'arguer.
La machiniste était morte. Remise crucifiée au fond d'un placard à souvenirs. Arsène avait tué un bout d'elle-même pour se donner plus d'espace ; elle était devenue comédienne.
Ses yeux ne caressaient plus les crans des rouages ni les nuées de câbles – seul le souvenir d'une grandiose allégresse d'obscurité millimétrée pulsait – mais se délectaient de la lumière sur la scène, des regards qu'elle parvenait de temps à autre à cueillir dans le public. Tout cela les alimentait et les faisait pétiller.
Quand elle déclamait les pièces c'était presque comme si elle disait ces mots pour la première fois, et alors elle se sentait presque proche de l'origine, de ce qui ne se contenta pas de grommeler, de ce qui articula d'abord. Ces mots, elle les goûtait. Ils étaient comme des flèches qui venaient se planter dans une poche dans la poitrine d'Arsène. Une cavité au milieu des chairs, gonflée par des volutes de sentiments, une mer intime aux eaux nacrées, qui dès qu'elle était touchée déversait des torrents d'empathie et d'identification. Une poche de sincérité.
P
o
i
nt
ai
ent
Alors, quand ces mille traits de lettres assemblées se fichaient dans son cœur –
ent
ai
ch
u
o
T
Arsène devenait
Véritablement
Quelques instants
Ce qu'elle
Incarnait.
Plus proche à chaque fois de Dieu.
Et plus encore, plus proche à chaque fois d'une transe aux airs cristal.
Une magie organique s'opérait et il semblait aux spectateurs qu'Arsène faisait disparaître la sensation des secondes qui s'écoulent.
*
Tu es plus que ce que tu pensais. Tu peux, tu peux t'extraire. User de ces mains déployées, de ces doigts légers et réchauffés par l'envie. Grandis, allonge tes pas vers ce qui te saisis au dedans, allégée. Pulsation qui rythme, battements de cœur en chœur de percussions. Corps à corps avec toi-même, enlace et embrasse, s'embrase. Proche du zénith, feu follet danse.
*
Dans le silence mortuaire le poids du regard du grand monsieur était pareil à un cri strident qui venait vriller les oreilles. Ses yeux sombres étaient dévoilés par un masque dont les cornes se perdaient dans l'obscurité. Jamais Arsène n'avait vu de nuit aussi noire.
Immense, le grand monsieur la surplombait, la scrutait de ses hauteurs. Violente sensation d'inconfort. Lentement, il fit demi-tour. Son corps d'abord se détourna, comme si son regard voulait rester amarré plus longtemps à celui d'Arsène. Il s'éloigna, et rejoignit les autres. Ils étaient tous là ; le visage de Tyran disparaissait sous des cascades de perles et de parures tandis qu'un sang d'encre roulait encore sur les joues d'Hybris. Arsène reconnut l'emprunte froide et osseuse des mains d'Imposteur sur ses épaules. Il l'enlaçait et murmurait quelques paroles, riait tout bas, respirait fort. Blessure. Le geste aurait pu être tendre mais lui brûlait la peau.
Elle voulait qu'il se taise, que les murmures cessent, qu'il se taise, qu'il se taise. Mais rien à faire, Imposteur continuait de plus belle et semblait même se délecter du raidissement de sa proie. Ses mains glissèrent des épaules, où la peau souffrait, rougie par des traces d'ongles, au ventre. On aurait dit que la créature voulait prendre place dans le corps de la jeune fille.
Blessure.
Arsène frissonna d'effroi et tout à coup l'emprise se relâcha, Imposteur fut réduit en cendre. Elle retrouvait son souffle. Il fleurit un peu plus loin, aux côtés des autres.
Une musique sortie de nulle part résonna, et s'alluma une lumière ocre qui caressait le sol. Le grand monsieur au masque se mit en marche le premier. Alors qu'il entamait un cercle il se dédoubla à répétition. Image fractionnée. Derrière lui, des clones apparaissaient et entraient dans sa ronde ébauchée. Après lui suivirent les Hybris, les Tyrans et les Imposteurs. De quatre, ils étaient devenus une foule. Une marée qui avançait lentement jambes tendues, pieds pointés, sur la cadence du tambour. Leurs hanches balançaient. Tête haute et cou immense, un air de marche noble. Les bras auparavant croisés dans leurs dos se déplièrent, s'étirèrent. Les mains s'ouvrirent en éventail, doigts tendus vers l'extérieur, évoquant des squelettes d'ailes. Leurs cages thoraciques se tendirent et se gonflèrent, comme si leurs bustes voulaient rencontrer un ciel qui n'existait plus. Puis fermeture, bustes verrouillés. Pas, pas, pas.
La ronde ne cessait. Arsène observait, sidérée, cette mascarade aux jetés de jambes sur les pulsations des percussions. Le cortège pris dans sa danse menaçante, cambrures souples et clavicules saillantes, arborait discrètement des tournures de couteau sous la gorge.
Chacun possédait la grâce d'un oiseau à long cou, aux pattes immenses et aux ailes chatoyantes. Ils marchaient, tournaient, dansaient, fêtaient une fête qui n'existait que pour eux. Une fête étrange, aux allures de rite funéraire.
Puis la musique s'enraya. Les cuivres devinrent dissonants et burlesques. Même le tambour avait perdu la régularité implacable de son rythme. Le tout muta en un brouhaha cacophonique. Plus follement encore, leurs corps s'accordaient à l'air ; leurs membres se tordirent dans des angles hideux, leurs os se voûtèrent et craquèrent sous l'effort.
Alors que leur ronde ne cessait pas, le premier monsieur au masque à cornes se détacha doucement du groupe et s'arrêta devant Arsène.
« – Tu ne veux pas te joindre à nous ?
– Non, pas vraiment...
– C'est dommage tu pourrais pourtant. Prends un masque.
– Pourquoi ?
– Ici, tu auras ta place parmi les hypocrites. Viens danser.
– Qui êtes-vous ?
– Personne. Prends un masque.
– Non !
– PRENDS UN MASQUE ! »
En hurlant cela, il avait soudainement rapproché son visage tout contre celui d'Arsène. Il la foudroyait de ses yeux exorbités, de ses yeux vides, de ses yeux de mort. La peur sourde revint battre aux tempes de la comédienne.
Il lui saisit le crâne et y planta ses ongles comme pour lui voler son visage. Alors qu'elle sentait perler du sang, l'homme s'arrêta brusquement, se redressa. Semblables à des automates et sans briser leur ballet, les autres les encerclèrent, se rapprochèrent, se rapprochèrent encore, se rapprochèrent toujours plus. Tout devint confus, oppressant comme si Arsène était emprisonnée dans une boîte à musique hallucinante et désaccordée. De l'air. Que meurent tous ces visages. Menteurs. Crevez les masques.
*
Arsène épongea la sueur qui perlait sur son front et respira à fond. Parfois ils la hantaient encore un peu, mais en revenant à la charge, ils lui rappelaient les terres qu'elle avait parcourues et esquissaient ce qu'il restait à franchir. Et ils ravivaient au passage la hargne grondante au creux de son ventre.
Bon tout va bien, j'ai eu ma petite dose de mot "quiniens", je peux aller déverser sur mes propres histoires l'inspiration que j'en ai puisée :-) merci !