Quatre.

Par Quine

– Chapitre IV –

Elles se tiennent droites, l'une en face de l'autre. Machiniste et romarin. Les yeux, leurs regards cernés et forts qui trouent la pénombre ont le son de clous qu'on plante avec force dans un pan de mur. Un bruit sec, dur. Les yeux, des billes clouées dont quelques reflets ressortent du noir alentour. Lui plombe d'ailleurs les corps, tout paraît plus lourd. Massif. Et comme elles ne bougent pas, on pourrait croire à des statues de bois.

Arsène avait irrationnellement peur. Son effroi pesait sur son corps. Un ventre tordu et comme si on lui clouait pieds et mains.

Mais surtout, il ne faillait pas cesser de soutenir le regard de Rhòs, ne pas lui en accorder le privilège, elle prenait déjà trop de place.

« Il faut de l'espace, de l'air pour résonner. Couper court aux discours qui déchiquettent. La broyer elle à son tour. »

Ces mots esquissés, Arsène hurla. Hurla à s'en briser la voix et à en briser Rhòs. Ce cri comme des rafales qui lui pliaient les branches, renvoyaient son parfum au large, faisaient clore ses yeux couleur mousse et discrédit.

Fendre cette figure de porcelaine. Arsène serrait tant ses poings que ses ongles lui entaillaient la peau. Désintégrer. Rhòs instable et déformée, rendue muette, tentait d'articuler. Défaut de rouages, les mots ne prenaient pas. Rêve de morceaux et de poussière.

Le cri mourut, les mains se desserrèrent, les yeux se rouvrirent, les joues noyées de larmes se détendirent.

On n'entendait que le souffle court d'Arsène dans le silence. Devant elle se trouvait Rhòs, décomposée en mille fragments qui flottaient, comme si le temps n'avait plus de cours. Une silhouette fractionnée. On pouvait encore lire sur son visage un mélange de colère et de terreur.

Les secondes redevinrent substantielles et Rhòs partit en fumée. Odeur de romarin carbonisé.

*

Maintenant qu'Arsène avait fait de la place dans son Grand Théâtre, il y circulait de nombreuses choses ; des bribes de pièces, des images couleur acajou, des fleurs écloses. Mais aussi un funeste poème de son enfance.

Prince de contrées verdoyantes

Hybris de bijoux somptueusement paré

De plaisir toujours s'alimente

Du faste voisin sourdement insupporté.

Ainsi, déchaîné prend les armes en hurlant

Gloire animant le boutefeu

Abhorré l'éclat arboré, versant le sang

Bas, sous le ciel nuageux.

Lors, des rois les têtes s'alignent,

Même les héros sont par sa main déchirés.

Achille devant lui se signe,

Hybris doré, assied sa souveraineté.

Par une journée de vif soleil apprêtée

Monarque Hybris par le bois

Entre les chênes hauts allait s'aventurer ;

Ce qu'il y vit le laissa coi.

Une jeune fille ingénue

Beauté diaphane, de feuilles enlacée,

Reposée, tête non pas nue,

Mais de cent fleurs telles des diamants ornée.

A cette vue, le roi follement amoureux

Du sourire et des yeux olive

Jalousa sa joie, comme elle voulut être heureux ;

La colombe devint captive.

Plus tard, par une sombre nuit,

On entendit la citadelle hurler ; c'était

Frêle Hybris cloîtré dans son huis.

Les cent fleurs aux airs de gemmes, fades, fanaient.

Avili de ne pouvoir ravir ces beautés

Fou, fou d'être dépossédé

Fou, fou, courut, s'empara de sa large épée

Avili, alla tout tuer.

Cette allègre goûte fleurie

Exacerba, révéla son impuissance

Aux autres. Aveugle dans sa nuit,

Ombrageux, ne cessa de rêver de Byzance.

Pris par la folie les bras il s'était rongés

La bouche de sang maquillée.

Alors de rouge tout devint noir, transformé,

Comme une liqueur goudronnée.

Là, Hybris s'étouffe, fin fou,

Toute l'avidité en travers de la gorge

Amertume, là est le coût ;

Hybris, Hybris, le miroir, toi-même t'égorge.

Il était amusant de constater comme ce vieux poème faisait écho à feu Rhòs. Rhòs qui s'était déployée et crevait d'envie de dévorer tout l'espace. « Que la machiniste reste à sa place, j'établis sur la scène mon palace ». Feu Rhòs et ses braises étouffées dans un chuintement humide. Mouchée. On entendait maintenant les mouches voler.

La faille romarin désormais résorbée, Arsène pouvait avancer sûrement, tracer sa route, droit vers les comètes.

Cependant quelques fois encore elle sentait son sol se fissurer, se craqueler face à une réminiscence de pression. Alors Arsène s'arrêtait. Prenait le temps de se poser. Tendrement, avec le goût de sa volonté encore vif sur la langue, elle choyait cette terre, l'enlaçait.

Elle se relevait ensuite, les ongles un peu noircis par cette étreinte, et continuait son long chemin.

*

Ce qui fut particulièrement frappant, c'était les couleurs. Arsène avait l'impression de s'être lavé les yeux et de sortir d'un brouillard aussi épais qu'une purée de pois. Est-ce que le monde était déjà si intense avant ? Tous ces tons qui existaient ensemble chantaient ; une palette infinie !

Les reliefs verts presque molletonnés des arbres qui frissonnent lui donnaient envie de s'y lover. Les jaunes mimosa, aurore, ambre faisaient s'écarquiller ses yeux de nouveau né. Et les rouges vermeil, grenat, garance ! Ils métamorphosaient sa poitrine en tambour. Chacun ornait les étendues comme des perles qui auraient glissé là, qui seraient tombées de la poche d'un démiurge bien habillé.

 

Arsène songea que les couleurs, nimbées de lumière du soleil, égalaient les feux d'artifices qui faisaient pétiller la nuit.

 

 

 

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Liné
Posté le 18/08/2019
Il y a des chevaliers, du romarin, des clous et des couleurs dans le brouillard : c'est toujours aussi magique !

Le poème est de toi ? Est ce que tu l'aurais écrit indépendamment de Deus ex machina ?

Inutile de dire que je compte bien poursuivre mon errance dans ce bijou de théâtre <3

À très vite,
Liné
Quine
Posté le 18/08/2019
Coucouuu !

Oui, le poème est de moi, et je l'ai écrit de manière assez fulgurante, lors de la réécriture de ce bébé l'été dernier. Dans l'ancienne version, c'est Arsène qui raconte à ses potes un conte - pas du tout la même ambiance ^^ - et on m'a fait remarquer que ce serait sympa que ce court récit se détache de l'histoire globale. Je ne savais pas comment prendre le truc et PAF, illumination x).

Encore merci pour tes commentaires si encourageants <3
A bientôt !
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