Cinq ² La traversée du désert

— Il y a forcément un bateau, marmonna Rose. Elle ne nous aurait pas mis tous là sans une barque.

— Qui ça, elle ?

Pas de réponse. Inès détailla des yeux la forêt derrière elles. Elle voulait devenir comme la sève des arbres : fluide, silencieuse et puissante.

— On longe la côte, alors ? proposa Inès.

Là où la mer rencontrait le ciel, les étoiles disparaissaient et le bleu devenait plus clair.

Ce fut à ce moment-là qu’un morceau du documentaire sur la Terre de Feu lui revint, un tout premier souvenir du Monde d’Avant, vertigineux, surréaliste -

odeur de lait à la vanille

canapé en cuir craquelé

images d’îlots et glaciers

une reconstitution animée des premières expéditions

européennes

les explorateurs étaient venus et repartis

et revenus

des moutons à Ushuaia

une manifestation

des ouvriers

une femme au micro

face à eux

astrée vidal

vidal vital

- qui s’acheva par une migraine.

Le monde devint brillant et explosif. Inès s’accroupit, les yeux fermés, la tête dans les mains pour se protéger de la lumière. Elle ne savait pas si elle voulait replonger dans les souvenirs ou couper le cordon qui la reliait à sa vie d’avant : le voyage était douloureux.

— Inès, tu fais quoi ?

La douleur était si oppressante qu’elle avait du mal à respirer.

— Inès ? Ça va ?

Le monde était figé au bord d'un précipice. La douleur s’estompa doucement. D’un pas chancelant, Inès dépassa Rose, en évitant de croiser son regard. Trouver un bateau. Trouver un bateau. De ses yeux plissés, elle scruta l’eau jusqu’à l’horizon.

— On était enfermées dans des tours, dit Inès, et quand on sort, on est enfermées sur une île. Comme des poupées russes.

Il n’y avait aucune intelligence artificielle à rallier à leur cause, aucun mot de passe, aucune clé. Elles étaient face à des murs qui ne s’escaladaient pas. Inès se pencha et mit sa main dans l’eau : elle était glacée.

— On ne s’échappera pas à la nage, se moqua Rose.

Elles continuèrent de déambuler, en suivant toujours l’eau. Aucune construction humaine : rien que la vastitude du paysage, le soleil qui se levait sur le monde et l’épuisement qui gagnait chacun de ses muscles. Tout en devenait flou, grisé.

Inès entendait Rose renâcler, sentait sa patience s’amenuiser. Est-ce qu’elle devait faire la conversation, poser des questions, raconter des anecdotes ?

— Il va falloir que je dorme, lâcha-t-elle plutôt.

Elle s’installa contre un arbre, à bout de forces, se roula en boule dans son sac de couchage et ferma les yeux.

Ce qui la réveilla fut la pensée inquiète que peut-être Rose était partie sans elle. Elle se calma dès qu’elle la vit assise, les yeux vers l’horizon, le visage fermé. Tout son corps lui faisait mal. Son ventre grondait. Rose lui tendit une carotte.

— Tu l’as trouvée où ?

— Dans ma poche, répondit Rose d’un ton qui n’invitait pas à poursuivre la conversation.

Elles savourèrent leur maigre repas face à l’eau.

— On ne peut pas continuer à chercher un bateau, dit Inès.

— On n’a pas le choix.

— Comment ça ?

Rose fit une moue et baissa les yeux.

— Je ne suis pas seulement venue jusqu’à ta tour pour m’excuser tout à l’heure.

Inès sentit son estomac se nouer.

— J’ai essayé de rentrer dans ma tour, mais… elle était fermée.

— Fermée ?

— Elle ne s’ouvrait plus.

— Et donc ?

— Rien. Je ne pouvais plus entrer chez moi. Je me suis dit qu’il nous restait ta tour. Je suis arrivée. Alessandro était là. J’ai paniqué.

— Rose… Est-ce que tu m’as fait quitter ma tour parce que tu avais perdu la tienne ?

— C’est toi qui as insisté pour venir.

— Parce que tu as dit que tu ne reviendrais plus.

— J’ai paniqué.

Pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient, Inès vit Rose se faire petite et découvrit son visage d’enfant, celui qu'on a lorsque nos parents nous prennent la main dans le sac.

La rage et la panique d’Inès tournoyaient telles un cyclone. Elle voulait détruire quelque chose, n’importe quoi, mais — elle regarda autour d’elle — il n’y avait rien à abîmer ici. Tout luttait pour survivre : les arbres, les rares fleurs, la mousse, Rose. Pas l’océan, en revanche. L’océan était aussi fort qu’au tout premier jour. Ce n’était pas un monde pour les humains.

— C’est de ma faute qu’on en soit là, admit Rose en secouant la tête. Tu n’aurais jamais dû me suivre. Personne ne devrait jamais me suivre.

— Dis pas ça.

Inès serra les mâchoires et vit Rose qui tournait ses yeux vides, perdus, vers elle, l’air de chercher où s’arrimer. Les yeux dans les yeux, le monde pouvait chavirer, elles s’en sortiraient.

La gêne prit le pas sur la colère et Inès détourna le regard. Elle sentit la main de Rose glisser dans la sienne, comme une excuse, et la laissa faire. Chaque millimètre de sa peau était doux. Un frisson la traversa.

Rose posa la tête sur l’épaule d’Inès et elles restèrent comme ça, regard vers l’horizon.

— On ne peut pas continuer à chercher un bateau, répéta Inès doucement.

— Non, tu as raison.

La tour de Rose était scellée et celle d’Inès était le premier endroit où Alessandro retournerait les chercher.

Inès récapitula dans sa tête. Les tours fournissaient eau, nourriture, chaleur et protection contre le vent.

Elle avait une furieuse envie de pleurer mais refusa d’y céder, et à la place planta ses pieds dans le sol, arqua son dos pour résister aux bourrasques et regarda autour d’elle.

— On va essayer d’entrer dans une autre tour. On ne nous retrouvera pas, là-bas.

— La plupart ne s’ouvrent pas de l’extérieur. Il faudrait que l’occupant en soit sorti.

— T'es bien entrée dans la mienne tout à l’heure.

— Alessandro avait désactivé la sécurité.

— Quelqu’un nous ouvrira. On toquera à toutes les portes, on finira bien par trouver. C’est notre seule chance de toute façon, à moins qu’on revienne dans ma tour.

— Non !

Rose agrippa la main d’Inès.

— Alessandro est une menace pour tout ce qu’on a construit, expliqua-t-elle.

Même si elle ne comprenait pas, Inès acquiesça en se disant qu’au fond ça devait être ça, l’amour : une loyauté acharnée jusqu’à ce que mort s’ensuive.

— Viens, dit-elle à Rose, en tirant sur sa main.

Rose quittait à regret la rive pour la suivre dans les forêts ancestrales de l’île. Elles remarquèrent toutes les deux les traces de pas, avec des contours qui rappelaient les loups, les lynx, les ours.

Bientôt, elles atteignirent une première tour. Par la vitre, elles virent le hall d’entrée, la porte de l’ascenseur, le potager et la porte de l’escalier. Inès était soulagée. Samsara avait été organisée, modelée par des mains bienveillantes et intelligentes, des mains nourricières et protectrices. Elle hésita, puis toqua trois fois. Attendit. Attendit. Rose piétinait à côté, visiblement mal à l’aise, poussait la terre et les cailloux du bout de sa chaussure. Il n’y eut aucune réponse, aucune apparition.

De tour en tour, Inès continuait de toquer, mais devant elle, les pièces restaient vides, désolées. Quelqu’un savait-il qu’elles étaient devenues fugitives ? Y avait-il un grand chef qui avait été averti ? Une armée viendrait-elle les capturer ? Au moins en prison seraient-elles nourries. Pourtant, il lui semblait qu’elles n’étaient pas hors-la-loi ; elles étaient juste hors-système.

Rose se murait dans un silence sceptique et les coups d’Inès sur les portes devenaient de plus en plus désespérés. Elle aurait préféré que Rose crie, qu’elle devienne méchante, violente, plutôt qu’elle se retire en elle-même comme ça.

Inès avait peur de devenir folle. Elle avait faim et n'avait pas assez dormi. Cependant, si elle s’arrêtait de nouveau, elle risquait de ne pas trouver la force de se relever.

À l’une des tours, enfin, lorsqu’Inès toqua pour la septième fois, un homme apparut.

Elle le regarda avec étonnement — comme s’il appartenait à une espèce disparue qui revenait à la vie — et lui fit bonjour avec un sourire réjoui. Sur son visage à lui, la stupeur fut remplacée par de la méfiance, du doute. Le bruit ne parvenait pas à l’intérieur : l’isolation épargnait aux humains et aux plantes le son constant du vent. Alors, Inès fit signe de manger, pour expliquer qu’elle avait faim, et de dormir, pour expliquer qu’elle avait sommeil.

L’homme la regardait et sa compassion se muait en colère, et elle le voyait devenir de plus en plus imperméable à tout ce qu’elle disait, tout ce qu’elle était. Il tourna le dos tandis qu’elle frappait sur la porte encore et encore, et bientôt il fut dans l’ascenseur, et puis il ne fut plus là du tout.

Inès eut envie de s’effondrer, de s’allonger de tout son long devant cette porte, qu’il la trouve là lorsqu’il remonterait, morte, qu’il s’en veuille toute sa vie, mais qu’est-ce que ça changerait, en quoi ça l'aiderait, et Rose, est-ce que Rose était morte aussi dans ce scénario.

Ce fut dans une transe qu’elle poursuivit, tandis que la nuit tombait et que les constellations s’allumaient au-dessus de leurs têtes.

Elle entendait les cris d’animaux lointains et proches, parmi les bourrasques, et sentait sa peau trembler d’avoir si froid. Elle entendait aussi des voix dans le vent, celle claire d’un homme et celle rieuse d’un chœur d’enfants. Les voix parlaient d’un désert qui s’étendait à l’infini, d’un peuple qui perdait espoir et de leur guide qui leur disait encore et encore qu’ils étaient les élus, qu’ils allaient arriver en terre promise, que ce serait leur foyer, un utérus sur Terre, où ils pourraient se reposer et ne jamais mourir.

Inès cessa de bifurquer. Elle avança sur un seul axe, suivie d’une Rose qui était aussi pâle que les matins blafards. Elle suivait une ligne, sa main au-dessus d’un fil gris qu’elle imaginait tendu à la hauteur de sa taille.

Elle faillit buter contre un mur en verre, car lui aussi semblait être une hallucination, mais non, c’était bien un mur, et c’était de nouveau une tour, et elle releva les yeux, et il y avait là le regard d’une jeune femme à la peau mate et aux yeux noirs en amande, qui ressemblait à un rayon de soleil dans la nuit noire.

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Makara
Posté le 02/03/2022
Coucou Nanouchka :)
Me revoilà ! Encore un très bon chapitre, je suis contente de retrouver Inès et Rose. Inès ne peut-elle retrouver ses souvenirs qu'une fois sortie de la tour ?
J'ai du mal à cerner Rose pour le moment, je sens qu'elle cache pas mal de choses, je suis sur mes gardes :p
En tout cas, j'ai hâte qu'elle rencontre cette nouvelle habitante !
Elle arrive quand la suite ???? :D
Nanouchka
Posté le 05/03/2022
Salut Makara, merci pour ta lecture et ton enthousiaaaasme, je sens que mon âme s'en nourrit pendant cette période intense de réécriture. La suite est lààààà. <3
eysselia
Posté le 14/02/2022
Salut ^^.

Premier bout de souvenir qui revient ! Avec les autres minuscule aperçu qu'on a eu je commence à avoir une mini théorie sur le passé d'Inès, avec de forte chance que ça soit faux.
"La gêne prit le pas sur la colère, et Inès détourna le regard. Elle sentit la main de Rose glisser dans la sienne, comme une excuse, et la laissa faire." J'ai trouvé ça doux comme réconciliation après leur dispute, bon j'espère que sur la fin elles seront capables de parler pour résoudre les disputes, mais vu que c'est le début ça passe trés bien.
"Alessandro est une menace" je l'aime pas particulièrement, mais il m'intrigue mine de rien. Bon j'espère que leur prochaine rencontre sera dehors et pas dans une tour, ou alors la sienne peut-être. Enfin bref, j'ai l'impression qu'il pourrait apporter pas mal de réponse s'il surveille pas trop ce qu'il dit.
Très bonne idée d'avoir mis une rencontre échouée avant potentiellement la bonne. C'est le genre de réaction que certain aurait, mais ça pique quand même. Au passage j'ai une question comment ça ce fait que Rose ait put entrer dans la tour d'Inès alors que les autres sont non accessible ? Est-ce du à Alessandro qui a dérégler un truc en forçant son entrée (vu qu'il fallait couper le courant poru rentrer) ?
Et cette coupure, la coupure des rencontres clé, ça donne trés envie de lire la suite. J'ai bon espoir qu'elle apporte un peu d'équilibre.
Nanouchka
Posté le 05/03/2022
Coucouuu,

Merci pour ta lecture et ton commentaire !

C'est une très bonne question. J'aime bien ta réponse, surtout que je n'en ai pas. Je vais ajouter qu'Alessandro a déréglé le système informatique de sa porte. Doublement merci !

La nouvelle rencontre apportera de l'équilibre à terme, oui, pour le moment elle va déjà apporter un grand bol d'air frais.
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