Six ² Maïs au citron

Plus tard, Inès ne se souviendrait ni de son premier pas dans la tour, ni du monologue de leur guide. Elle n’avait d’yeux que pour le visage défait de Rose et leurs mains entrelacées. Elle l’avait sauvée. Elle l’avait sauvée… Être là pour elle, c’était devenir palmier dans le désert, phare dans l’océan. Inès venait de découvrir qu’elle savait survivre au pire si c'était pour quelqu'un d'autre.

Au -5, les murs autour du salon avaient été détruits pour former une pièce immense. Des êtres humains mangeaient par terre. Inès fixa l’arabesque que dessinait un cou en se soulevant de rire et ferma les yeux pour écouter cette joie s’étendre autour d’elle.

— Vous pouvez vous asseoir là, dit l’inconnue. Je vais vous chercher un repas, j’arrive.

Inès s’installa contre le mur et ouvrit ses bras pour que Rose vienne s’y nicher. Tandis que Rose fermait les yeux, Inès contempla ces visages nouveaux, jeunes, optimistes. Elle les trouvait tous sublimes et avait envie d’apprendre leur prénom, leur âge, ce qu’ils avaient traversé, leur moment préféré de la journée. Si c’était une transe, elle était aussi colorée que ses cauchemars. Ces inconnus existaient-ils vraiment ? Ou était-ce un mirage causé par le froid ? Vivait-elle ses derniers instants, allongée dehors, prête à être dévorée par les vautours qui survolaient l’île à toute heure ?

Un plateau apparut soudain dans son champ de vision et Inès poussa un cri de frayeur. Rose sursauta. Leur guide s’excusa aussitôt en reculant d’un pas.

Ay, perdón, l’exterior rend un peu à vif, je le sais pourtant, et puis on m’a dit mille fois de no acercarme tanto .

Inès avait très envie de répondre : « Hein ? » À la place, elle ne fit pas un geste, dans l’espoir que l’autre continue de parler. C’était une toute petite femme musclée, la peau brun foncé, des yeux ronds et un sourire qui frémissait même quand il n’était pas tracé. Les sculpteurs se seraient délectés de son énergie, des poses extravagantes qu'elle prenait en inondant l'espace de ses mots.

— Ce sont des elotes, continua-t-elle en déposant le plateau devant Inès et Rose, qui s’étaient recroquevillées l’une sur l’autre. Du maïs grillé avec du citron. Bon, c’est sûr que ç’aurait été mieux avec un tout petit peu de cilantro.

Des recettes de cuisine ? Comment cette conversation pouvait-elle avoir lieu à Samsara, entre les manchots et l'acier ?

Le maïs se révéla croquant à la première morsure, puis tendre, avec quelques gouttes de citron qui coulaient tel un déluge sur le cortex préfrontal d’Inès et le court-circuitaient. C’était comme atterrir dans son corps après une longue chute.

— Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle. On est où ?

¡No escuchaste nada! Je me disais aussi que tu avais l’air distraída. Comme ma chienne Loca quand la télé était allumée ! Pendant les émissions de chansons, on pouvait lui dire n’importe quoi, même pollo frito, elle ne se retournait pas. Me llamo Dulce. Me llamo, ça veut dire je m’appelle.

Et elle lui donnait des cours d’espagnol, en plus. Inès échangea un regard stupéfait avec Rose.

— Et on est au QG des rebelles. Dam, dam, daaaaam !

Dulce souriait, ravie.

— Comme un film d’action, non ? Vous n’avez pas l'air si surprises, vous étiez peut-être agents secrets avant, mais moi je travaillais sur une ferme ! Alors, bon, c’était une grande ferme, claramente, una empresa familiar qui avait fleuri, et j’y avais introduit de la technologie de pointe. Je pense que c’est pour ça que j’ai été sélectionnée, d’ailleurs, hein, même si ça a peut-être aussi quelque chose à voir avec ma personalidad.

Elle les observa.

— Si c'était une histoire de personnalité, vous, ce serait parce que el silencio es de oro, peut-être.

Inès se mit à compter les secondes pendant lesquelles Dulce pouvait parler à la suite.

— On est un peu les piratas de Samsara. On ne veut pas vivre tous separados comme le gouvernement aimerait. On veut vivre ensemble, en comunidad, car on considère que c’est ça qui fait tout l’intérêt de l’existence. El ser humano es un animal social, vous connaissez ? Platon.

— Aristote, corrigea Rose d’une voix encore faible, mais catégorique.

Inès jeta un coup d’œil frustré à Rose. À cause de son interruption, la tirade de Dulce n’avait duré que 18 secondes.

— Ah, oui, Aristote, siempre los confundo. Faut dire que je n’avais jamais étudié la filosofía avant de venir ici.

— Parce qu’ici, tu étudies la philosophie ? demanda Inès, étonnée.

— Parfois, le midi, il y a des gens qui… Lina ! Par ici !

Deux femmes entraient dans la pièce. Une était grande, longue, éthérée, la peau blanche et les cheveux longs ; elle semblait flotter sur le sol ; elle portait une robe qui faisait des sillons autour d’elle ; là sans être là, elle attirait tous les regards ; à la main, elle tenait un panier de fleurs ; elle s’assit dans un coin vide de la pièce et devint le centre de gravité du lieu. La deuxième était solidement ancrée, musclée ; elle avait le teint olive, les cheveux courts et des tatouages sur les bras ; son visage était sérieux, à la fois pensif et serein ; elle tourna les yeux vers Dulce et croisa ceux d’Inès, qui lui fit un sourire timide.

Tandis qu’elle s’approchait, Dulce s’élançait déjà :

— Lina, voici nos deux plus fraîches recrues. Enfin, fraîches, c’est une façon de parler, elles étaient semi-muertas quand elles ont franchi la porte, je te raconte pas, elles m’ont regardé comme si j’étais el arcángel Gabriel en la puerta del Paraíso.

Dulce se perdit dans ses pensées et, tandis que tous la fixaient en attendant qu’elle continue, Lina secoua la tête :

— Excusez-la. Elle s’imagine qu’au Paradis, il y a du piment.

— Et du cilantro !

— De la coriandre.

¡Y chocolate!

Avant que Lina ne traduise, Inès leva la main pour faire signe qu’elle avait compris.

— Lina, je présume ?

— Oui et vous ?

— Tu peux me tutoyer.

— Vous êtes deux.

— Ah oui ! Elle, c’est Rose, et moi c’est Inès.

Inès se tourna vers Rose, qui faisait la moue et ne semblait plus disposée à parler. Elle hésita, puis se pencha vers elle :

— Ça va ?

— Oui, parfaitement.

Elle se mura dans le silence de nouveau. Inès sentit son ventre se nouer. Lina détourna le regard, tandis que Dulce les contemplait en silence, de ses grands yeux curieux. Inès se reprit :

— Donc le QG des rebelles ? C’est le nom officiel ?

— Non, répondit Lina avec un minuscule sourire, c’est Dulce qui adorait les films d’espions et d’apocalypse. Et puis elle donne des noms à tout.

— Elle dit ça parce que j’ai donné des prénoms aux plantes du potager, mais il faut comprendre qu’il y a des recherches científicas très pointues qui montrent…

— Montraient, corrigea Lina doucement.

— Qui montraient que parler aux plantes avait un effet incroyable sur leur vitesse de pousse, mais aussi la richesse de leurs nutriments, leurs couleurs, leurs saveurs, leur bien-être. C’est à ça que je consacrais ma vie avant… el derrumbe.

Inès se tourna vers Lina, qui sembla hésiter pour la première fois, puis traduisit :

— L’effondrement.

Inès hocha de la tête, l’air entendu, alors qu’elle n’avait pas la moindre idée de comment le Monde d’Avant s’était effondré. Elle ne dit rien, d’une part parce qu’elle ne voulait pas avoir l’air stupide, d’autre part parce qu’elle savait d’expérience qu’évoquer les zones obscures du passé mettait Rose de mauvaise humeur. La semaine d’avant, elles avaient paressé au bord du lac-mémoire et Inès avait tenté quelques questions sur les guerres qui avaient eu lieu, jusqu’à ce que celle-ci se redresse sur un coude et lui dise : « Il n’y a rien à récupérer de toutes ces histoires, rien à apprendre. On est mieux ici. »

— Bref, reprit Lina, vous voulez rester ici ou vous êtes juste de passage ?

— Hein ?

Elles avaient le droit de rester ? D’autres gens repartaient ? Où allaient-ils ?

— Je ne sais pas, ça dépend un peu de, comment est-ce qu’on…

— D’accord, donc je vais vous noter comme de passage pour le moment, et vous me direz demain si vous voulez changer de statut. Je crois que le couloir 33 est vide. Je vais vérifier et je reviens pour vous y emmener. Prenez votre temps pour manger.

Inès eut très envie de répéter « hein ? », mais se contint et acquiesça, l’air de dire « faisons comme ça ». Lina s’éclipsa. Dulce, elle, était déjà passée à autre chose.

— Et sinon, vous avez quel âge ?

L’interrogatoire dura encore une vingtaine de minutes, pendant lesquelles Rose ne décrocha pas un mot et Inès faisait tourner ses méninges pour répondre pour deux, même lorsqu’elle n’était pas sûre. Lorsque Lina revint, Dulce leur fit un signe de main enthousiaste et leur souhaita une bonne nuit.

Inès et Rose suivirent Lina dans l’ascenseur bondé. Inès avait terriblement envie d’observer les gens mais l’eau arrivait vite, alors elle ferma les yeux. Au -35, elle sortit en toute hâte derrière Lina et tendit sa main à Rose, qui ne la prit pas mais la suivit néanmoins.

— Le 33 était pris, en fait, mais celui-là est très bien aussi. Vous avez l’étage pour vous toutes seules, sauf si quelqu’un arrive au milieu de la nuit. On est au complet cette semaine. Dulce dirait que c'est l’agencement de Saturne et Pluton qui pousse les gens à devenir des voyageurs ou des aventuriers.

— L’alignement ? demanda Inès.

— Quoi ?

— Tu as dit l’agencement, mais tu voulais dire l’alignement ?

— Peut-être. Je suis nulle en astrologie.

— L’alignement, c’est de l’astronomie, quand même, techniquement.

Lina réfléchit, puis acquiesça. Elle rit de ce même rire du dîner, discret, voilé, quasi imperceptible, comme si c’était une partie d’elle qu’elle ne montrait pas aux étrangers.

— Tu as raison. Au temps pour moi.

Elle leur donna une gourde à moitié remplie d’eau.

— Rationnez-vous. Il y a de l’eau de secours au rez-de-chaussée. Vous verrez, c’est un système que Dulce a mis en place. C’est… original.

Inès craignait le pire. Elle se sentait impuissante face à cette communauté qui lui ouvrait les bras.

— Merci pour tout ! dit-elle, forçant un peu sur la joie pour qu’il n’y ait pas de doute qu’elle était pleine de gratitude.

Rose ne dit rien. Inès lui fit un léger coup de coude.

— Oui, merci, lâcha-t-elle.

Les yeux de Lina s’attardèrent une seconde sur Rose, puis, le visage sérieux de nouveau, leur souhaita une bonne nuit.

Quelques secondes plus tard, Inès et Rose étaient seules.

Inès avait attendu ce moment pour enfin clarifier les choses, et maintenant qu’elle y était, tout se bousculait trop dans sa tête et son cœur pour entamer la conversation. Elle vit que Rose s’installait dans le sac de couchage d’Inès, qu’elles allaient désormais partager.

Elle avait peur que ça parte en dispute. Elle avait peur que Rose évite ses questions. Elle avait peur que Rose ne l’aime plus, qu’elle regrette d’être partie avec elle, d’être sa partenaire de fugue. Est-ce qu’elle avait envie de la quitter ? Au fond, étaient-elles vraiment ensemble ? Qu’est-ce que ça voulait dire dans ce monde d’être vraiment ensemble ? Est-ce qu’elle l’aimait ? Et dans le cas contraire, quoi ? Est-ce qu’Inès se retrouverait seule parmi les arbres tordus et les hippies rebelles ? Pourquoi n’était-elle pas restée dans sa tour ? Pourquoi n’était-elle pas restée avec Sandra ? Comme ça, au moins, elle n’aurait pas eu à — Rose dut entendre sa respiration laborieuse, car elle se tourna vers elle, le regard froid.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Je ne sais pas, fit Inès, piteuse.

— C’était horrible, cette soirée.

— Pourquoi ? Tu les as pas trouvé sympas ?

— Elles, si. Mais toi t’as été bizarre.

— Ah bon ?

— T’as pas arrêté de répondre à ma place.

— Ah, mais… c’était pas mon intention, je… tu ne disais rien, donc je ne voulais pas qu’on ait l’air impolies.

— Tu trouves que je suis impolie ?

— Non, c’est pas ce que je veux dire mais elles ne te connaissent pas, donc elles auraient pu penser que…

— Mais je m’en fous de ce qu’elles pensent, c’est toi dont l’opinion m’intéresse. Et tu t’es portée comme si j'étais une enfant pas sage. Comme si t’avais honte de moi.

— Honte ? Ah, mais non, mais…

— Et t’as fait la même chose à Lina, là, tu t’en rends compte au moins ? À la corriger sur agencement et alignement. C’est condescendant, elle a dû se sentir vexée.

— Tu crois ?

Inès était désemparée. Elle se repassait tout ce qu’elle avait dit pendant la soirée. Elle avait cru que Rose la déconsidérait et en fait, c’était elle qui avait déconsidéré Rose.

— Je suis vraiment désolée, ce n’était pas mon intention, je suis maladroite, tu sais, je n’ai jamais trop connu ce qu’on vit, je crois.

Rose sembla hésiter, puis acquiesça lentement. Lorsqu’elle se glissa dans leur sac de couchage, Inès ne se souvenait plus d’une seule question qu’elle avait eu envie de poser. Elle ouvrit ses bras, Rose nicha sa tête dans le creux de son épaule, et plus rien n’exista à part sa respiration, si proche, entière, réelle. Inès poussa un soupir de soulagement, et ses yeux se fermèrent, tandis que ses doigts caressaient le front de Rose. Tout allait bien se passer. Elles allaient trouver comment s’adapter à cette nouvelle vie, à cette tour, à ces gens. Elles se feraient peut-être même des amis. Et la nuit, elles dormiraient ensemble, bras dans les bras, et le monde se tairait.

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Makara
Posté le 09/04/2022
Coucou Nanouchka ! Me revoilà ! Désolée pour ce laps de temps assez long (j'avais mon inspection et j'ai commencé un nouveau roman :p)

Alors j'ai lu ce chapitre il y a un moment et je l'ai relu du coup pour pouvoir bien commenter :p
Alors, j'ai beaucoup apprécié la découverte de cette arche avec toute cette galerie de personnages. Les phrases en espagnol rendent les dialogues cocasses et cela tranche en terme d'ambiance avec les chapitres précédents (ce n'est pas une mauvaise chose à mon sens^^).
Par contre, je trouve que les sentiments d'Inès pour Rose évoluent vraiment très vite, peut-être un peu trop ? Je ne sais pas, en lisant le chapitre j'ai cru que j'en avais sauté un ou deux car je n'avais pas l'impression qu'elles en étaient à ce stade de la relation.
Après, ce retour est à prendre avec des pincettes car ma lecture morcelée n'est pas vraiment un gage pour avoir une vue d'ensemble.
Par contre, j'ai bien aimé le dialogue final entre elles qui montre très bien les différents dans une relation basés sur les nons-dits et le langage non verbal !
Bref, un chapitre très intéressant dans tous les cas !
A bientôt Nanouchka !
Nanouchka
Posté le 09/04/2022
Salut Makara, et merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire ! (Ça fait plein de bonnes raisons ! J'espère que ton inspection s'est bien passée.)

Hyper intéressant ce que tu dis sur les sentiments d'Inès, j'étais tellement comme ça ado que je ne le remarque pas, mais je vais peut-être construire plus progressivement leur relation alors. Je vais relire le début avec ça en tête.

Contente que le chapitre t'ait plu :)

A bientôt et merci encore <3
Vous lisez