– Qui pour une partie de Time’s Up[1] ?
Plusieurs voix s’élevèrent à la suite de la proposition de James, prononcée avec son léger accent anglais. C’était le premier jeu de l’après-midi, et tout le monde était motivé à disputer quelques parties.
– Mais on est trop petits ! protestèrent Bruno et Maëlys.
Il fallait lire les cartes assez rapidement, et les benjamins savaient qu’ils n’avaient aucune chance de remporter ne serait-ce que quelques mots.
– Alors on double le temps de votre sablier, suggéra Lauren.
Comme mère de famille, elle avait l’habitude de concilier les besoins de chacun. Les petits hochèrent la tête, et les dix joueurs s’installèrent dans l’herbe verte. Sélène s’assit à l’ombre du grand saule pleureur qui vivait dans le jardin de sa famille. Quelques fines feuilles couvraient le sol, et à l’opposé des joueurs se trouvait une vieille balançoire accrochée à la branche la plus robuste. Loïc et Adeline l’avaient offerte à leur fille aînée pour ses trois ans. Une planche de bois ondulée par l’air humide et chargé du sel de la mer, des cordes usées par les mains d’enfants qui s’y étaient accrochées.
Malgré son apparence décrépite, Sélène aimait cette balançoire. L’adolescente avait passé des heures à essayer de toucher les branches de l’arbre et de s’élever assez haut pour s’envoler par les percées qu’empruntaient les rayons du soleil au printemps. C’était son havre de paix, l’endroit qui la rattachait à tout ce qu’elle était.
– Vous êtes prêts ? questionna Loïc. Qui est dans mon équipe ?
– Non, ça marche pas, il faut que Mathéo et Léo vous échangiez de place, s’énerva Coralie. Sinon c’est pas équitable !
Les deux concernés exécutèrent les consignes de leur amie, sans s’apercevoir du malaise de Sélène. Son souffle se précipita un peu ; Léo se trouvait désormais à quelques centimètres à peine. La jeune fille avait envie de s’éloigner tout en s’y refusant. Les autres auraient remarqué qu’elle avait bougé, mais surtout, l’adolescente désirait observer les conséquences de la présence de Léo à ses côtés. Que se passerait-il s’il l’effleurait ? Seul désavantage : ils n’étaient pas dans la même équipe. Pourtant, ce détail paraissait bien secondaire à Sélène. Elle voulait voir les ravages que l’adolescent ferait dans son cœur.
– C’est un animal qui…
– Hippopotame ! Cheval !
– … a un long cou.
– Girafe !
Loïc s’empara du mot suivant. Lorsque le temps fut écoulé, le tas passa à sa gauche, et ainsi de suite. Les scores étaient serrés, et finalement, l’équipe de Sélène remporta la première manche. Pendant que Lauren mélangeait les cartes, le mot « elfe » s’échappa du paquet.
– Oh, Sélène, j’ai un truc pour toi. Est-ce que tu connais le livre Les Chroniques de Spiderwick[2] ? s’enquit James.
L’adolescente secoua la tête, gênée de l’attention générale qui s’était reportée sur elle.
– C’est un roman jeunesse… Je pense que tu n’as plus vraiment l’âge pour le lire mais ça pourrait quand même t’intéresser. Léo et Mathéo l’ont adoré. C’est l’histoire de trois enfants qui déménagent dans une très ancienne maison, et les habitant fantastiques de la forêt vont leur donner du fil à retordre…
– Il s’achète où, ce livre ?
– T’embête pas, Léo peut te le prêter, on a l’intégrale, suggéra son père.
Sélène jeta un œil à l’intéressé, qui lui sourit en l’apercevant.
– Je risque d’oublier, la prévint-il.
Ils reprirent leur partie, puis d’autres jeux succédèrent au Time’s up. Sélène joua comme si rien ne la perturbait au creux du ventre. Comme si chaque détail insignifiant qui constituait Léo n’était pas imprimé dans sa mémoire. Elle restait incertaine… Devait-elle lui avouer ses sentiments ? Malgré les nombreux romans que l’adolescente avait lus, elle n’avait aucune idée sur la façon de s’y prendre. Comment déclarait-on sa flamme à l’amour de sa vie ?
La jeune fille décida de ne rien faire et d’attendre une occasion qui ne se présenta pas. Finalement, les Sherwood s’en allèrent en laissant un vide dans le cœur de Sélène, exactement comme s’ils ne venaient pas de passer l’après-midi ensemble, à jouer et sourire.
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Le lendemain matin, Sélène arriva à l’école une dizaine de minutes en avance, parce qu’elle avait accompagné sa sœur. En attendant Norelia et Chloé, l’adolescente se posa sur un banc avec son cahier de maths pour terminer ses devoirs. Sa concentration se relâchait sans cesse, sans doute à cause de la fin de l’année qui approchait à grands pas. Il ne restait que quelques semaines, et pourtant, ça lui paraissait une éternité.
Son regard commença à vagabonder sur les bâtiments. Des murs de béton, des fenêtres qui laissaient à peine entrevoir les bureaux en rang d’oignons. Des cahiers entassés montaient la garde sur le bureau d’un prof, à côté de quelques stylos qui ressemblaient étrangement à des soldats dressés, prêts à la bataille. Bientôt, quelques élèves rejoignirent Sélène, mais toujours aucune trace de ses amies. La première sonnerie retentit alors, bien trop bruyante pour l’établissement.
L’adolescente s’apprêtait à se rendre en cours, où Norelia et Chloé l’attendaient sûrement, quand une voix l’interpela derrière elle :
– Sélène ! Attends, j’ai quelque chose pour toi.
Elle reconnut immédiatement ces intonations. Comment se tromper ? L’adolescente se retourna lentement, mesurant chacun de ses gestes avec une minutie exagérée que Léo ne parut heureusement pas percevoir. Il était occupé à fouiller dans son sac à dos, posé sur le banc. Sélène y jeta un coup d’œil : des feuilles volantes, son repas, des crayons de toutes les couleurs. Dans ce bazar se trouvait également un roman corné, mais la jeune fille ne le remarqua pas.
Alors qu’elle était sur le point de partir pour ne pas être en retard, Léo s’en empara fièrement, et elle put l’admirer plus en détails. La reliure était abîmée par les lectures répétitives qu’elle avait probablement endurées. Sur la couverture verte se démarquaient trois personnages, munis d’un livre et d’une épée d’escrime.
– C’est le bouquin d’hier ?
Ses mots lui parurent fades, et pourtant, Sélène semblait incapable de faire mieux. Son cerveau était embrumé, trop d’informations devaient être traitées. Tout paraissait important, mais rien ne restait. C’était frustrant. Heureusement, Léo ne remarqua pas son embarras, et répondit le plus naturellement possible.
– D’habitude, j’oublie ce genre de choses, mais comme c’est toi… Enfin bref. Je dois filer, désolé. Bonne lecture !
Il quitta Sélène sans autre forme de procès. L’adolescente se dirigea elle aussi vers sa salle de classe, retournant les derniers événements dans sa tête. Que s’était-il passé ? Et que signifiaient les mots de Léo ? « D’habitude, j’oublie, mais comme c’est toi… » Sélène était-elle spéciale aux yeux de l’aîné Sherwood ? Ressentait-il les mêmes choses qu’elle ?
Ce tourbillon de questions ne la quitta plus, ni quand la jeune fille rejoignit ses deux amies, ni pendant qu’elle se penchait sur de l’algèbre en cours de maths. Elle ne parvenait pas à rester concentrée, et Sélène se demanda si elle aurait un jour le courage de poser toutes ces questions à Léo. Et surtout, quelles seraient ses réponses ?
– Eh ! Tu dois écrire, Sélène ! murmura Norelia en lui donnant un coup de coude.
Son amie l’observa attentivement :
– T’es sûre que ça va ?
C’était une perche tendue, l’adolescente le savait. Pourtant, encore une fois, elle décida de garder le silence. Comment aurait-elle pu avouer à Norelia qu’elle était tombée amoureuse de son ex ? Non, c’était impossible, même si sa meilleure amie finirait sûrement par le découvrir.
– Oui, oui, t’inquiète pas. C’est quoi le thème ?
– On doit écrire une lettre à notre prof de français de l’année prochaine, Madame Gasser. Je crois que c’est pour un cahier de rédaction… Elle l’a appelé le Carnet Créatif, mais on en saura plus à la rentrée, de toute façon. Tu dois commencer ta lettre avec la phrase écrite au tableau, et après, libre à toi. On doit la rendre dans deux semaines, tu as encore du temps.
Sélène leva les yeux vers l’écriture ronde de leur prof de français actuel. « Vous ne me connaissez pas encore, mais j’aimerais que vous sachiez… » L’adolescente passa de longues minutes à réfléchir. Que pouvait-elle bien dire à cette personne dont elle ignorait jusqu’au visage ? La réponse s’imposa alors, pas comme une évidence mais tout doucement, sinueusement. Une pensée fugace, qui passa et repassa, puis s’accrocha, grandit, explosa.
Madame Gasser serait la gardienne de sa vie. Elle posséderait les clefs qui permettaient de comprendre la jeune fille. Un jour, elle lui confierait jusqu’à ce fameux rêve qui continuait de la tourmenter chaque nuit, se promit Sélène. L’adolescente avait besoin qu’une inconnue la comprenne, connaisse son amour. Sa folie. Sa passion.
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Vous ne me connaissez pas encore, mais j’aimerais que vous sachiez… C’est ainsi que vous voudriez que je commence, n’est-ce pas ? Pourtant, moi pas. Je ne sais pas pourquoi je suis comme ça, et peut-être que je ne le saurai jamais. Je ne suis pas sûre d’en avoir envie non plus. D’être différente. En marge des autres, en décalage. Mais suis-je seulement capable de faire comme tout le monde ?
Depuis toute petite, on m’a répété que j’étais intelligente. Plus que la moyenne. C’est peut-être à cause de cela que je n’arrive jamais vraiment à les comprendre. Vous savez, je m’attendais à trouver d’autres personnes comme moi, au collège. Et pourtant, rien. Rien du tout. Personne. Une page se tourne, en entraînant une autre, mais au final, ça reste toujours la même histoire.
Pourtant, il y a bien quelqu’un. Une personne spéciale. En fait, je la connais depuis très longtemps, même si je ne me rendais pas compte. Quand je suis avec cette personne, c’est comme si j’étais acceptée dans la vie. Comme si les différences s’effaçaient, et que je ne faisais plus qu’un avec le monde.
Il s’appelle Léo. Léo Sherwood. Vous l’avez sûrement déjà croisé au détour d’un couloir. Quand je suis avec lui, je me sens vivante. Entière. Il n’y a pas de gouffre entre moi et les autres. Je vous fais confiance pour comprendre. Après tout, je ne dois pas être la seule à ressentir ce genre de choses… Si ?
C’est un peu comme la lecture. Je me plonge dans un univers plus ou moins proche du nôtre. Parfois, c’est presque troublant, tellement nos mondes sont attenants et éloignés en même temps. J’oublie tout, je me mets à la place d’un des héros. C’est aussi une façon de se libérer du poids du quotidien, de penser complètement à autre chose. C’est oublier qu’ici, je n’ai pas toujours ma place.
Léo, lui, m’en offre une. À ses côtés, je peux vivre. J’espère qu’il comprendra. Qu’il m’aimera. La nuit, je rêve de lui. Au début, ce n’était qu’un inconnu sur une balançoire. Puis tout est devenu clair. Je crois qu’on dit que je suis tombée amoureuse, mais c’est bien plus que ça. J’espère que vous l’avez compris. Sentez-vous touchée par ce que je viens de vous écrire, car vous êtes la première, et peut-être la dernière à qui je me confie. Faites-moi l’honneur d’une réponse avec votre avis au plus tôt.
Bien à vous
Sélène
_________________________
Extrait du carnet créatif de Sélène,
Lettre à moi-même, écrit pour Mme Gasser
[1] Voir lexique
[2] Holly Black et Tony DiTerlizzi, Les Chroniques de Spiderwick
je trouve très juste ses réactions dès que Léo est prêt d'elle, notamment qu'elle s'attarde sur la dernière phrase de celui-ci, quand il souligne que comme c'est pour elle, c'est différent. (le fait-il exprès? Joue-t-il avec elle ou ressent-il quelque chose pour elle? Tellement de questions ;-) Hâte de lire la suite
Merci d'être encore là, toujours aussi enthousiaste ! Je suis contente que les sentiments et émotions de Sélène soient justement décrits. Après tout, c'est le but du jeu d'un auteur, non ?
Et effectivement, Léo le fait-il exprès ? Telle est la question...
Encore merci !
Trois nouveaux chapitres très beaux, je les ai lus d'une traite, emportée par l'histoire ! :) Je trouve que leur longueur est bien, et leur rythme aussi, ça favorise l'immersion dans l'histoire.^^
On en apprend plus sur les protagonistes de ton texte, on les découvre petit à petit, leur caractère, leurs habitudes. Je trouve que tu différencies bien chaque personnage dans son attitude.
La fin de ce chapitre est pleine d'émotions, et j'aime beaucoup l'idée de la lettre !^^
Par contre... IL VOULAIT DIRE QUOI PAR “MAIS COMME C'EST TOI...” ??? Il peut pas être un peu plus clair, non ? Ahhhhh !
Hmm. Hmm. Pardon.
Enfin voilà, super texte, j'ai trop envie de connaître la suite !^^
Chapitre trois :
“L’adolescente fila sous la douche pour enlever le sable et la crème solaire.”
→ C'est un détail, mais je me demandais si le verbe “enlever” était vraiment idéal dans ce contexte, parce que tu ne dis pas d'où elle enlève le sable... Enfin on comprend, mais je me disais que ça sonnerait peut-être mieux avec “se débarrasser”, par exemple ? Enfin c'est perso...
“– Je ne sais pas, c’est… répondit Norelia.”
→ Pour faire mieux ressortir l'hésitation qu'évoquent les points de suspension, je formulerait plutôt cela dans cet ordre : “– Je ne sais pas, répondit Norelia, c’est…”
Chapitre quatre :
“Loïc et Adeline l’avait offerte à leur fille aînée pour ses trois ans.”
→ avaient
“– C’est un animal qui…
– Hippopotame ! Cheval !
– … a un long cou.
– Girafe !”
→ Hahaha, c’est tellement réaliste !! x)
Merci beaucoup pour tes commentaires ! (On peut dire qu'il y en a deux, non ?)
Je suis vraiment contente que ça te plaise ! Pour les personnages, c'est chouette que chacun soit différent, parce que ce n'était pas le cas dans le premier jet, donc c'est quelque chose qui marche bien pour la réécriture =)
Promis, il y aura d'autres lettres <3
Pour Léo, surprise surprise... C'est un peu sadique, mais je suis enchantée de te faire souffrir là-dessus ':D J'ai réussi mon coup !
Pour tes petites remarques, j'aime beaucoup tes deux propositions, je vais changer tout ça. Je veillerai aussi à la conjugaison... (Aïe aïe aïe, moi qui croyais avoir chassé toutes les erreurs !)
Et pour le Time's Up : <3
Encore merci pour tes commentaires, ça me va droit au coeur !