Une mèche de cheveux qui s’était échappée de son casque se colla aux lèvres salées de Sélène. Les embruns soulevés par la coque de son embarcation n’avaient laissé aucun répit à la jeune fille, mais elle ne s’en plaignait pas. L’adrénaline que lui avait procurée cette régate[1] courait encore dans ses veines.
Sélène regarda derrière elle. À quelques mètres, son amie Norelia lui sourit, essoufflée, les joues rouges, alors qu’elle dépassait les deux bouées vertes marquant la fin du parcours. Sa combinaison rose se démarquait du bleu de l’océan mêlé au blanc des voiles.
– J’étais à ça de te battre ! Mais tu es toujours trop rapide ! cria-t-elle.
Les applaudissements de leurs camarades de classe restés sur le sable s’élevèrent au loin. Les deux adolescentes ralentirent pour attendre leurs adversaires. Si Sélène avait gagné cette course, rien ne garantissait qu’elle avait effectué le meilleur temps de la journée. L’adolescente avait hâte de découvrir les résultats lors de la boum, le soir-même.
Cette régate avait été organisée lors de la dernière journée du camp de voile du collège Alain, à Crozon. L’école offrait chaque année à ses élèves la possibilité de partir cinq jours pendant les classes pour apprendre à naviguer. C’était une tradition datant de sa fondation ; le camp n’était pas obligatoire, mais tous les élèves y participaient.
– Bravo Sélène ! T’as géré, c’était incroyable.
– Oui, vraiment !
C’était deux de ses camarades de classe, Chloé et Maïwenn, qui venaient la féliciter. La première n’était pas beaucoup plus grande que Sélène, avec des cheveux bruns frisés. Elle adorait la course à pied, et avait remporté plusieurs compétitions. Maïwenn, quant à elle, passait sa vie à dessiner. Des croquis dans ses cahiers, des gribouillis sur ses Converse. Sous son côté social et ouvert se cachaient à la fois un tempérament bien trempé et un cœur d’or.
Toutes deux suivirent Sélène et Norelia pour les aider à ranger leur matériel. Quand tout le monde fut prêt, le professeur les accompagna dans l’ancienne abbaye qui leur servait d’hôtel. Le bâtiment paraissait austère, mais leur hôte était charmant. Un vieux monsieur qui sentait le savon, avec une petite bedaine qui témoignait de son amour pour la cuisine.
– À tout à l’heure ! s’exclamèrent joyeusement Maïwenn et Chloé, qui étaient logées dans une autre partie de l’abbaye.
Sélène et son amie entrèrent dans leur chambre. Les filles avec qui elles partageaient l’endroit n’étaient pas encore de retour, moment de calme avant le retour d’une tempête de gloussements féminins. L’adolescente fila sous la douche pour se débarrasser du sable et de la crème solaire. Attendant que Norelia fît de même, elle s’installa à plat ventre sur son lit pour écrire une carte postale à sa marraine.
– Tu lui as dit que tu m’as battue à la voile ? rigola son amie en lisant par-dessus son épaule.
Ses cheveux mouillés étaient enrubannés dans une serviette, et quelques gouttes d’eau tombèrent sur l’encre encore fraîche. Norelia s’installa confortablement sur sa moitié du lit, et s’empara du livre posé sur sa table de chevet. Une romance bien niaise, s’était aperçue Sélène. Ce qu’elle ne manqua pas de lui faire remarquer :
– Il est bien ton bouquin ?
– Pff… Il ne se passe pas grand-chose pour l’instant, soupira son amie. C’est trop prévisible.
Sélène avait raison.
– Alors pourquoi tu lis ça ?
– Je ne sais pas, répondit Norelia. C'est...
Son amie ne trouvait pas les mots pour décrire ce qu’elle ressentait, mais Sélène la connaissait depuis tellement longtemps, et elle savait exactement ce dont sa compagne parlait. Norelia avait commencé à lire ce genre de roman quand elle avait quitté Léo. En effet, la jeune fille et l’adolescent avaient été ensemble de nombreuses années.
Elle disait souvent que ça ne comptait pas, qu’ils étaient bien trop petits pour s’être aimés vraiment. Norelia l’avait quitté six mois plus tôt, quand elle s’était rendu compte que d’autres garçons l’attiraient. Hélas, elle n’avait pas encore trouvé le bon. Contrairement à Sélène, qui n’avait aucun doute sur son futur amoureux. Bien sûr, Léo et elle passeraient leur vie ensemble. Et heureusement, ça ne la dérangeait pas que sa meilleure amie fût l’ex de l’inconnu de la balançoire.
– Tu veux danser avec qui, ce soir ? s’enquit Sélène.
Elle était curieuse de savoir qui son amie choisirait. En effet, Norelia regrettait tous les jours d’avoir un faible pour le plus cher ami de Léo, même si elle ne l’admettait pas vraiment. C’est pourquoi la jeune fille minimisait ses sentiments :
– Oh, euh… Tu sais, il y a Julien. Il est sympa, je l’aime bien. Mais je ne crois pas avoir droit à une danse si j’attends qu’il vienne vers moi… De toute façon, il sera probablement collé à son meilleur pote. Et je ne veux pas faire souffrir Léo plus que je l’ai déjà fait.
– Je comprends. Mais t’inquiète pas, ça va aller… Je peux venir avec toi, si tu veux.
Ce serait l’occasion de s’approcher de Léo avec une parfaite excuse. Norelia la fit cependant bien vite déchanter, secouant doucement la tête.
– On verra sur le moment.
Un silence s’installa entre les deux amies. Les mots s’alignaient sur la carte postale de Sélène, un peu de travers. Soudain, les paroles brûlantes de Norelia parvinrent à son oreille, glaçant son sang jusqu’au cœur. L’adolescente n’avait pas anticipé la question qu’elle lui posait, loin de là. Comment son amie aurait-elle pu savoir ?
– Et toi, Sélène ? Pas de mec en vue ?
La jeune fille hésita une fraction de seconde, et Norelia en profita pour enchaîner :
– Tu sais très bien que tu peux m’en parler. Je garde les secrets mieux que personne… conclut-elle avec un clin d’œil.
La sincérité de ses mots qui paraissaient pourtant si anodins toucha Sélène en plein cœur. Sauf que c’était trop tôt, elle ne se sentait pas encore prête. Verbaliser son amour, c’était le rendre beaucoup plus réel. L’adolescente répondit donc par la négative, mais se promit que Norelia serait la première personne à qui elle avouerait ses sentiments pour Léo, la présence du feu dans sa poitrine quand l’inconnu de la balançoire se trouvait à ses côtés. La sécurité qui l’étreignait quand elle écoutait sa voix. En entendant la porte de la chambre grincer, Sélène soupira de soulagement : son amie ne pourrait pas mener un de ses interrogatoires dont elle avait le secret.
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De la musique s’échappait de la salle commune que les enseignants décoraient pour la boum. Les élèves avaient interdiction d’y entrer avant le début de la soirée, mais ils savaient bien que leurs profs utilisaient cette excuse pour eux aussi faire la fête.
– Norelia, tu as de l’eye-liner, par hasard ?
La voix de Chloé venait de la chambre d’en face, où toutes les filles s’étaient réunies pour se pomponner. La plupart étaient déjà habillées quand elles étaient descendues manger des pâtes bolognaises – plat qui leur avait fait plus d’une frayeur pour les robes de soirée. Désormais, c’était au tour des coiffures et du maquillage. Il ne restait qu’une demi-heure avant de redescendre dans la salle commune pour profiter de la soirée.
– Où est passé mon fer à boucler ? Mon Dieu, Sélène.
Dans l’agitation générale, Sélène et sa simple robe bleu ciel étaient passées inaperçues. Pourtant, Maïwenn avait fini par la remarquer. Elle qui voulait éviter le rouge à lèvre et le vernis à ongle…
– Tu comptes y aller comme ça ? poursuivit sa camarade de classe.
Bientôt, Norelia et une autre fille la rejoignirent. Elles contemplaient toutes trois la pauvre Sélène, qui priait pour ne pas être transformée en pot de peinture. Finalement, Norelia prit les choses en main.
– Maïwenn ! Va me chercher du brillant à lèvre et mon mascara, s’il te plaît. Et du parfum ! ajouta-t-elle en criant après un temps de réflexion.
Bientôt, elle revint avec le matériel nécessaire pour un maquillage heureusement léger.
– Va te voir dans le miroir… Et dis-moi ce que tu en penses.
Son amie avait fait des miracles. Sélène passa quelques minutes devant la glace, subjuguée par son reflet. C’était elle… Mais en plus parfait. Ses yeux océan la fixaient sans ciller, agrandis par la subtile touche de mascara. Ses lèvres brillaient délicatement, et ses cheveux… L’adolescente ignorait comment s’y prenait son amie pour créer des boucles aussi parfaites, alors qu’ils étaient d’ordinaire si lisses et plats.
Un quart d’heure plus tard, tous les élèves se rassemblèrent devant les immenses portes de la salle commune. La musique s’était tue. Soudain, les gonds grincèrent – comme c’était de coutume dans une ancienne abbaye – et la voix de Claude François se déversa des haut-parleurs.
– Quand la musique est bonne ! chantèrent les garçons par-dessus la musique.
– Bonne, bonne, bonne ! répondirent les filles.
C’était une vieille tradition de la boum du camp de voile. L’ambiance était électrique ; élèves et professeurs s’en donnaient à cœur joie. Un battle de danse débuta au milieu de la piste. Tout semblait parfait. La baie vitrée donnant sur le jardin avait été ouverte pour laissant entrer l’air de la nuit. Certains menaient la ronde, d’autres se faisaient plus discrets sur les bords de la salle. La chanson de la soirée du camp passait en boucle dans les amplis : filles et garçons se faisaient concurrence en hurlant toujours plus fort.
Sélène, d’ordinaire si calme, aurait pu détester cette ambiance, mais bien au contraire, l’adolescente appréciait cette atmosphère hors du temps. Elle observait les autres danseurs, échangeait des regards conspirateurs pour jeter une de ses amies dans les bras d’un garçon. Les couples se créaient ou se cassaient dans un fracas étourdissant. Heureusement, personne n’eut l’idée de la jeter dans les bras de Léo.
– Tu pourrais m’aider, s’il te plaît ?
Sélène sursauta en entendant l’inconnu de la balançoire lui chuchoter à l’oreille – à croire qu’il pouvait lire dans ses pensées. Un instant, elle imagina qu’il voulait lui accorder une danse. Aussitôt, son cœur s’affola, et l’adolescente dut prendre plusieurs inspirations avant de se calmer pour lui répondre.
– Pourquoi ?
– Je voudrais que Julien danse le prochain slow avec Norelia… Je crois qu’il l’aime bien, ricana l’adolescent.
– Si c’est vrai, alors d’accord. Tu veux faire ça comment, par contre ?
– Après la remise des médailles. Il y a toujours un slow, je crois. Tu prends Norelia et tu viens vers moi… Je m’occupe de Julien. Ça va pour toi ?
Sélène essaya de réfléchir sans penser au souffle de Léo sur son oreille. Il était si proche… Et pourtant, tellement loin. L’adolescente opina de la tête et son ami partit avec un dernier clin d’œil mystérieux. Avant qu’elle ne pût reprendre ses esprits, les profs demandèrent à tout le monde de s’asseoir par terre pour les résultats des régates en bassin. Peu à peu, le silence se fraya un chemin dans la foule d’élèves.
– Bonsoir ! Comment ça va ?
De joyeux beuglements répondirent au prof de sport, qui avait organisé les courses et fabriqué le podium.
– Comme vous l’avez deviné, on va passer à la remise des médailles. Les filles d’abord !
Une camarade de la classe parallèle prit place sur la troisième marche, puis Norelia fut appelée en deuxième. Il ne restait que la première place… Et Sélène réalisa trop tard que c’était sa position, car elle avait été plus rapide que son amie. Les acclamations de Chloé et Maïwenn, lui rendirent juste assez de lucidité pour se lever et aller chercher son prix. L’adolescente monta sur le podium de fortune, aux côtés de Norelia.
Elle se redressa en montant sur ce petit promontoire, fière et étonnée d’avoir remporté la victoire, car la jeune fille n’avait d’habitude aucun talent en sport. Sélène embrassa la foule du regard, s’arrêtant un bref instant sur celui qu’elle aimait. Grand, cheveux noirs dans la lumière tamisée, elle pouvait facilement imaginer l’éclat du tourbillon de feuilles d’automne qui brillait dans ses yeux. L’adolescente se rendait compte à présent que l’homme de sa vie était tellement évident…
– Vous pouvez regagner vos places, les filles. Et encore bravo pour vos performances ! Maintenant, place aux garçons.
L’adolescente ne prêta pas attention au troisième, mais son esprit cessa de vagabonder quand Julien monta sur la deuxième marche du podium. Il avait un sourire inébranlable sous ses boucles brunes. Sa peau mate avait toujours ensorcelé l’esprit de Norelia, même si Sélène n’avait jamais compris pourquoi.
– Et maintenant, notre grand champion…
La prof de sport n’eut pas la possibilité de terminer sa phrase. Déjà, son nom était sur toutes les lèvres :
– Léo ! Léo ! Léo ! scandaient-on tout autour.
Le champion désigné se fraya tant bien que mal un passage entre les membres emmêlés. Sur son chemin, l’adolescent passa si près de Sélène qu’elle put sentir son odeur, mélange d’épices et d’une légère note de sueur. Il bondit sur la marche du milieu, et dut presque s’agenouiller pour recevoir sa médaille.
Léo avait l’air si sûr de lui, si confiant dans son rôle. Les gens l’aimaient. Il était un centre de gravité, mais ça ne le perturbait pas plus que ça. Contrairement à Sélène, qui préférait rester discrète. Et pourtant, Léo lui donnait des ailes. Avec lui, tout semblait possible.
Bientôt, Claude François reprit possession des haut-parleurs. La foule sautait en hurlant, la médaille d’or de Sélène se balançait au rythme de la musique. Soudain, une mélodie plus douce emplit la salle. Le slow tant attendu.
– Norelia ! Viens avec moi, il y a Léo qui veut te parler. Il est…
Dire son prénom à voix haute lui brûla les lèvres. Comme s’il avait un son particulier. Mais Sélène ne put finir sa phrase :
– Léo ? Ne me dis quand même pas qu’il veut danser avec moi. S’il te plaît, ne m’entraîne pas là-bas.
Sélène se rendit compte trop tard de la stupidité de son excuse. Comment pourrait-elle faire désormais pour l’amener près de Léo, et donc de Julien ? La jeune fille examina l’air suppliant de Norelia : elle semblait si fragile quand on évoquait son ex. Que ferait-elle en apprenant les sentiments que Sélène nourrissait à l’égard du jeune homme ?
– Promis, c’est pas pour ça. Allez, viens !
– Pour quoi, alors ?
Heureusement, Norelia finit tout de même par la suivre. Les notes de musique s’égrenaient dans la pénombre. Une chanson douce, limpide, lourde d’émotions et de sens. Léo les attendait au bord de la piste, un Julien intrigué à ses côtés.
Sans peine, Léo réussit à les jeter dans les bras l’un de l’autre. Comment faisait-il pour être aussi persuasif ? Comment faisait-il pour rendre Sélène plus ouverte et enthousiaste quand elle était à ses côtés ? Ils restèrent de longues minutes ensemble, à observer les couples danser. Sélène n’osait ni partir, ni rester. Malgré tous ses espoirs, il ne l’invita pas à tournoyer avec les autres. Non, il restait simplement là.
Sa présence floutait les pensées de Sélène, pourtant, une persistait. Elle était incapable d’ouvrir la bouche pour lui dire à quel point il était important à ses yeux. L’adolescente avait peur, d’autant plus que Léo n’esquissait pas un geste pour se rapprocher. La déception envahit tout son être, mais une lueur d’espoir persévérait. Le champion n’était pas parti.
Un jour, se promit Sélène, Léo tomberait sous son charme. Dans son esprit, cette vérité était aussi limpide que de l’eau de roche. Quelle naïveté ! Si elle avait su…
[1] Voir lexique
La dernière phrase me fait un peu peur pour la suite 😅.
Sinon le chapitre permet de voir d'autres liens de Sélène, ses amies et surtout sa meilleure amie qui a un passif avec celui qu'elle aime.
Petite erreur de frappe je pense:
"elle pouvait sans autre imaginer l’éclat du tourbillon de feuilles d’automne qui brillait dans ses yeux" -> "sans faute "?
Je suis enchantée que ça te plaise toujours autant ! Effectivement, la suite réserve quelques surprises à Sélène... Pour l'erreur, tu me proposes de remplacer autre par faute, c'est juste ? En ce cas, sans autre est une expression qui signifie sans autre forme de procès. Mais je viens de remarquer que c'est une expression suisse.... Aïe, il va falloir que je change ça, car mon histoire ne se passe pas dans les montagnes 😂
Merci pour ton commentaire, qui fait encore tellement plaisir !
Bien à toi