Embauchée dans une petite société après deux ans de recherche d’emploi, Alodie arrive le premier jour dans sa nouvelle entreprise pleine de dynamisme et d’ambition, prête à tout donner pour réussir.
De prime abord, les locaux sont agréables. Ce sont de vastes espaces colorés où elle sent l’énergie vibrer. Malgré son enthousiasme affiché, les employés lui réservent un accueil mitigé. En réalité, personne ne s’intéresse à elle.
Sa responsable doit la coacher, mais elle semble très occupée, voire débordée. Elle n’a pas le temps de la recevoir pour lui expliquer ce qui est réellement attendu d’elle. Ni aujourd’hui, ni les jours suivants, car son agenda est totalement ‘booké’.
Alors Alodie erre au milieu des halls de couleurs vives à la recherche d’une bonne âme qui voudra bien la guider. Tout n’est pas négatif. Petit à petit au fil des jours, elle rencontre ici ou là quelques personnes qui lui donnent deux ou trois informations. Mais elle se demande toujours quels sont l’essence et le sens de son job à elle.
Elle s’accroche courageusement en se disant qu’elle ne veut pas perdre cet emploi si chèrement décroché. C’est le mantra qu’elle se répète quand elle rentre le soir dans la chambre mansardée où elle vit avec Gabriel. Elle y pense le matin quand elle s’éveille dans le petit lit qu’ils partagent. Il y a un oreiller de chaque côté pour dormir tête-bêche quand ils sont fatigués. Le plafond est bas, soutenu par des poutres. Cela réduit encore leur univers composé d’une seule minuscule pièce, mais au moins le loyer est raisonnable.
Gabriel est menuisier. Il travaille dans un atelier d’artisan et restaure des meubles anciens. Il a un petit salaire qui a suffi à les faire vivre pendant qu’Alodie cherchait du travail. Maintenant qu’elle va gagner un revenu stable, ils échafaudent des projets pour leur avenir. Gabriel parle peu. Il préfère agir et s’investit totalement dans son travail. Lui aussi veut réussir et devenir un jour son propre patron. Gabriel et Alodie ont des rêves qui vont bien plus loin que l’extrémité des toits et des gouttières de leur logement. Parfois le soir, ils s’accoudent à la fenêtre et laissent leurs imaginations s’envoler au-delà des toitures, au-delà des limites de la ville, vers l’infini qui exauce toutes leurs promesses.
Dans les locaux de la société, Alodie a trouvé un bureau vide dont elle s’est assurée qu’il n’appartient à personne. Il se trouve dans le coin d’un vaste hall peint en vert vif sur une face, en blanc, jaune et rouge sur les autres. Il n’y a pas de fenêtres. Malgré l’immensité de l’espace et la hauteur du plafond zébré de poutrelles métalliques, il se dégage de la salle une sensation d’enfermement. De gros cubes colorés sont posés artistiquement ça et là sur le sol. Des affiches minimalistes en noir et blanc sont punaisées sur les murs. L’éclairage est puissant et aveuglant. C’est à la fois moderne, tendance et ostentatoire. De l’autre côté de la pièce, une longue planche épaisse posée sur des tréteaux constitue la table de travail de deux femmes. Elles sont penchées sur leurs écrans et tapent ardemment sur leurs claviers toute la journée, sans presque jamais lever les yeux. Alodie ne sait pas ce qui les occupe autant et si longtemps, mais elle imagine que ce doit être très prenant. Elle n’ose pas les déranger pour leur demander ce qu’elles font.
Elle a repéré des salles où doivent se dérouler des réunions, d’autres qui abritent des bureaux ou des openspaces. Mais les portes sont closes et personne ne l’invite à y entrer. Elle se sent complètement seule, comme une étrangère, totalement exclue de la vie de l’entreprise.
Pendant deux semaines, elle s’intéresse à la société par le biais de son ordinateur. Elle accède aux sites et aux applications de l’entreprise auxquels l’informaticien prestataire qui a installé son poste l’a habilitée. A force de lecture et de recherches, elle a une vague idée des fonctionnements internes et externes.
Alors qu’elle tente de creuser un sujet bien précis en surfant sur internet, elle voit soudain arriver dans la salle où se trouve son bureau de nombreux employés. Une sorte de séance de sport semble s’organiser. Ce doit être du yoga. Quelques personnes déroulent des tapis de sol et sont vêtues de justaucorps. Les deux dactylos ont disparu comme par magie. Alodie serait bien incapable de les reconnaître si elles se trouvent parmi les nouveaux arrivants.
Alodie n’est pas conviée, mais elle pense que ce serait grossier de rester derrière son siège à observer les gens prendre leurs postures. Alors elle se prépare à s’étendre par terre, directement sur le sol de dalles de jonc de mer pour faire comme eux, pour se fondre dans la masse.
A cet instant, elle aperçoit sa responsable Dorothée qui lui fait signe de s’approcher et de la suivre. Alodie se lève et rejoint Dorothée. Après quelques mètres, elles s’arrêtent à l’angle d’une salle vide, debout contre une fenêtre en verre dépoli.
– Comment se passe ton travail dans notre entreprise ? interroge Dorothée
Gênée, Alodie n’ose pas répondre qu’elle a besoin d’aide et d’accompagnement pour savoir quelles sont ses missions et comment les accomplir.
– Nous allons faire le bilan de cette première quinzaine, poursuit Dorothée sans attendre de réponse. Identifier ce qui va, et ce qui ne va pas.
Et elle égrène une longue litanie.
– Je n’ai aucun ‘reporting’ de ton travail. Je ne sais pas ce que tu fais. Je trouve que tu ne t’intègres pas suffisamment dans nos équipes. Je ne te vois jamais dans les réunions. Tu sembles sérieuse et assidue. Mais que fais-tu pendant tes journées ? A qui rapportes-tu ? As-tu entendu parler du projet phare de notre entreprise actuellement en phase de conception ? …
Alodie réagit. Elle explique qu’elle attend de Dorothée qu’elle lui présente les projets sur lesquels elle doit s’investir.
– Dans la vie, il ne faut pas forcément attendre mais aller chercher soi-même les missions, réplique vertement Dorothée.
Alodie se demande pourquoi on l’a embauchée s’il n’y a rien de prévu pour elle.
Dorothée commence à faire une liste. Elle écrit avec un stylo bleu sur le verre dépoli de la fenêtre. Elle numérote les points positifs et les points négatifs. Alodie essaie en vain d’inverser la tendance en avançant un ou deux arguments car les points négatifs s’accumulent dangereusement.
– Que pensais-tu faire en te couchant sur le sol au milieu des autres ? demande sèchement Dorothée tout en écrivant furieusement et en ponctuant ses mots de tapes rageuses sur la vitre avec la pointe de son stylo.
– Il m’a semblé que c’était un exercice de ‘teambuilding’ auquel il était opportun que je participe, murmure Alodie.
– Tu te trompes, tu te trompes sur toute la ligne, tempête Dorothée en s’acharnant sur sa liste.
Les phrases s’alignent les unes après les autres dans les deux colonnes. La liste descend d’un côté jusqu’au sol. Il y a cinquante-quatre points négatifs contre seulement vingt-trois points positifs, dont Alodie se demande comment ils ont pu être identifiés parmi les nombreux reproches de Dorothée.
– Ce n’est pas un très bon bilan, constate Dorothée en prenant du recul pour contempler le résultat.
Alodie trouve ce bilan très injuste à cause de ce qui s’est passé. Mais Dorothée est péremptoire. Elle ne laisse pas Alodie placer un seul mot. Elle assène ses phrases assassines comme autant de coups qu’elle porterait si elle tapait un sac de frappe avec des gants de boxe. Elle a l’avantage d’être la responsable d’Alodie et d’avoir les droits et le recul pour critiquer.
– Je vais transmettre ce résultat à notre Directrice. Nous verrons quelles seront ses décisions, conclut Dorothée en prenant une photo du verre dépoli et en s’éloignant sans même se retourner.
Alodie comprend que ses jours sont comptés dans l’entreprise alors qu’elle n’a jamais eu l’occasion de faire ses preuves. Une douleur lancinante lui noue le ventre et lui martèle la tête. Mais que faire lorsqu’on a affaire à quelqu’un qui ne veut pas de vous et vous le montre aussi clairement ?
Le soir, Alodie annonce à Gabriel qu’elle va perdre son job. Elle est catastrophée. Envolés les beaux rêves et les belles illusions. Plus de salaire. Gabriel l’encourage à ne pas perdre son sang froid. Tant pis, elle trouvera autre chose, ce sera bien mieux, bien plus intéressant. Un travail où elle sera enfin heureuse et épanouie, et pas dévorée par la peur et la solitude comme celui-là.
Les jours passent. Alodie voit Dorothée de loin en loin, sans que sa responsable ne paraisse la remarquer, encore moins s’intéresser à elle pour lui faire un retour ou une remarque.
Alodie attend juste d’être convoquée pour qu’on lui intime de quitter la société. Elle sait d’avance que personne ne la regrettera, puisqu’à ce jour personne ne s’est aperçu de son existence. Enfin, après une nouvelle semaine aussi vide que les précédentes, Alodie est reçue dans le bureau de la Directrice. Elle s’appelle Louise.
Contrairement aux autres salles et bureaux de l’entreprise, la pièce est peinte en blanc. Tout est très sobre, très dépouillé.
Louise l’invite à s’asseoir sur un siège immaculé. Elle n’aborde même pas la liste des cinquante-quatre points négatifs. Elle questionne Alodie sur sa vision de l’entreprise. Comme Alodie pense être licenciée, elle n’a plus rien à perdre. Elle raconte ses trois premières semaines dans l’univers totalement dépourvu de substance de la société. Elle parle de l’opacité de l’organisation des services et du rôle de chacun. Elle explique qu’elle n’a rencontré personne. Elle ne sait rien de la stratégie ni des objectifs de l’entreprise qui ne sont ni clairement exprimés ni affichés. Aucun projet ne lui a été présenté. Aucune mission ne lui a été confiée. Tout est flou.
Louise l’écoute et hoche la tête avec un sourire indéfinissable.
– Je crois que tu as une tête bien faite, dit-elle. Après ces trois semaines d’immersion où tu t’es crue inutile, tu as appris à naviguer. Maintenant, je voudrais que tu me proposes une nouvelle organisation pour notre société. C’est cela ta vraie mission, celle pour laquelle je t'ai recrutée. Car si je t’ai bien comprise, celle qui existe aujourd’hui n’est pas optimale. Ce qui, soit dit en passant, est également mon opinion. D’où ton embauche.
Alodie est stupéfaite. Ce n’était pas du tout ce à quoi elle s’attendait. Elle doit réfléchir. Elle ne sait pas quoi dire.
– Mais j’ai besoin qu’on m’ouvre des portes, balbutie-t-elle. Tout le monde m’ignore.
– Les choses vont changer, dit Louise. Tu as carte blanche désormais. Je vais faire le nécessaire pour que les portes s’ouvrent. Si tu rencontres des résistances, fais m’en part. Je m’occuperai moi-même de ceux qui font blocage. Bien évidemment, je ne souhaite pas que tu exposes ta véritable mission. Tu diras simplement que tu rassembles des éléments pour enrichir le site internet, l’intranet et l’extranet. Tu devras avoir l’air d’être en mission de communication. Comment vas-tu procéder ?
Alodie respire profondément et fait appel à toute son imagination pour répondre à Louise. Elle sent qu’elle manque de confiance en elle et que Louise l’attend sur la justesse et la pertinence de ses arguments. Elle doit tout donner dans son discours. Elle pense à Gabriel qui ponce ses planches et vernit ses tiroirs avec un soin infini.
– Je vais commencer par un bilan, commence-t-elle d’une voix étranglée. Je vais interviewer tous les responsables pour comprendre ce qu’ils font dans leurs domaines respectifs, quels sont les entités, les circuits de communications et de validations. Je dresserai un organigramme de l’organisation actuelle et rédigerai des remarques. Je vous ferai relire et valider ma synthèse. Ensuite, sur la base de ce constat et de mes connaissances, je réfléchirai à une structure. Pour parvenir à finaliser ma mission, j’ai besoin en outre de savoir quels sont les objectifs et la stratégie de l’entreprise pour faire coller au mieux mes propositions à vos besoins et vos enjeux.
Les mots sortent de sa bouche comme un fleuve en furie, sans qu’elle soit capable ni d’arrêter le flot ni de s’assurer que ce qu’elle dit a du sens. Des mots, des mots, des phrases toutes faites, maintes fois entendues, et qui remontent toutes seules des profondeurs de sa mémoire, sans qu’elle ait besoin de réfléchir. Ses études, sa formation et ses lectures sur le web l’ont préparée à répondre à une telle question.
Louise approuve et sourit toujours.
– Il y a quelqu’un qui fait barrage dans la société, dit-elle avec un petit rire forcé. C’est Dorothée, comme tu t’en doutes. Elle ne supporte ni ne relaie aucune décision de ma part. Elle a dressé un mur virtuel et opaque entre la société et moi, qu’il faut briser. Si elle s’oppose à toi, je la ferai partir sur le champ pour faute. Je pense qu’elle comprendra que la situation a assez duré. Bien ‘drivée’, elle sera obéissante, j’en suis persuadée. A toi de la remettre dans de bonnes dispositions pour que tout se passe bien.
Alodie quitte le bureau, toujours aussi médusée par ce qui se passe dans cette entreprise. Ses propositions à Louise relevaient du simple bon sens. Elle n’est pas triomphante même si elle est heureuse de ne pas avoir perdu son job. Elle sent que les problèmes viennent de commencer. Dorothée est certainement brillante et fait tout son possible pour prendre la place de Louise. Louise voudrait se débarrasser de cette collaboratrice à l’ambition trop grande. Mais en même temps elle doit savoir que c’est une ressource précieuse. Louise a un caractère glaçant, c’est une femme implacable. Alodie pressent que désormais elle sera la balle de ping pong entre les deux femmes. C’est un rôle qui ne lui plait pas, mais qu’elle doit assumer. Elle sait qu’il lui faudra beaucoup de diplomatie et de patience pour arriver à un résultat. Comment faire pour conjuguer les potentiels et les forces de ces deux louves et ne plus les opposer ? Leur lutte intestine est destructrice pour l’entreprise. Mais pourquoi Louise ne souhaite-t-elle pas que sa véritable mission soit communiquée aux collaborateurs ? A-t-elle une autre idée en tête ?
De retour à la maison, Alodie raconte sa journée à Gabriel et la dangereuse mission que lui a confiée Louise. Comme habituellement, Gabriel sait relativiser et prendre les choses du bon côté. Il connaît Alodie et est convaincu qu’elle est capable de mener à bien cette tâche qui paraît difficile, voire impossible. Naturellement, il l’aidera, il l’écoutera, il l’accompagnera autant qu’il le peut. La confiance de Gabriel rassure Alodie.
Elle commence sa mission dès le lendemain, bien décidée à user d’une grande patience et de modération. Toutes les portes qui étaient fermées s’ouvrent. Elle rencontre des gens qu’elle voyait de loin et fait leur connaissance. Elle découvre des inconnus dont elle n’avait jamais entendu parler. Elle se familiarise avec tout le monde, et notamment avec ceux qui soudain, après l’avoir ignorée, l’intègrent avec plus de ferveur qu’il ne faut. Tout cela sent l’hypocrisie, mais Alodie n’est pas dupe. Elle décide de rester neutre. Elle ne veut devenir l’amie de personne.
En peu de jours, elle est débordée. Son job est difficile, il la dévore. Les enjeux et l’importance de la solution qu’elle doit imaginer, proposer et mettre en place la dépassent. Son stress atteint un niveau très élevé. Gabriel l’aide et la soutient à la maison, mais leur relation devient complexe. Tous les soirs, elle passe des heures à surfer sur internet à la recherche d’idées et de conseils. Elle n’a presque plus de disponibilités pour regarder par la fenêtre et rêver avec Gabriel. Leur avenir soudain s’est obscurci.
Louise et Dorothée ont des visions contradictoires pour diriger l’entreprise et la faire évoluer. Elles se détestent mais respectent les compétences de l’autre. Elles savent qu’elles sont toutes les deux nécessaires au pilotage et à la croissance de la société. La situation paraît inextricable car ces deux-là ne s’entendront jamais.
Alodie est désespérée. Gabriel tente de lui dire que si c’était simple, ce ne serait pas intéressant. Il pense qu’elle devrait confronter Louise et Dorothée, et ne pas les faire travailler avec leur cerveau mais avec leurs mains. Alodie entend Gabriel, mais elle trouve que ses conseils sont totalement inadaptés. Dans son monde à lui, les gens ne sont pas des requins comme ces deux rivales qui s’affrontent dans une lutte à mort. Elle ne l’écoute plus et il le sent. Alors comme il sait si bien le faire, il se tait et elle est encore plus malheureuse. Ils sont arrivés à un stade d’incompréhension qu’ils n’ont jamais connu. Proche de la rupture. Gabriel, qui a l’intelligence de la sagesse et sait qu’il doit attendre des jours meilleurs, s’efface et laisse Alodie se débattre seule avec son histoire.
Aveuglée par l’envie de réussir, elle continue. Bien sûr, elle trouve des failles pendant son étude. Plus elle creuse, plus elle déterre des choses bizarres. Elle finit par comprendre que Louise et Dorothée sont de la même famille, sans que nul ne sache quel lien les unit. Mais ce détail qui n’en est pas un est peut-être à la base de toute la problématique. Tout est parti de travers. L’organisation de l’entreprise est complètement compartimentée. Les différents services ne communiquent pas entre eux. De nombreux processus sont faits en double. Personne ne pilote les projets qui n’avancent pas. Des dépenses somptuaires sont réalisées. Alodie se demande où part l’argent. Il doit y avoir des malversations. A force de recoupements, elle identifie des favoritismes, des ambitions avortées synonymes de vengeance, des alliances secrètes, des fuites d’idées et de capitaux qui échappent à la vigilance de Louise et Dorothée, beaucoup trop occupées à se surveiller pour s’en apercevoir. Elle pressent que la débâcle est en train d’arriver. Un beau matin, Louise et Dorothée vont se réveiller et comprendre que leur société leur a échappé, que tout leur savoir-faire, leurs investissements et leurs projets ont été secrètement transférés vers une autre compagnie bien mieux organisée. Si elles continuent à fermer les yeux et laisser la gangrène gagner du terrain, elles n’auront plus qu’à mettre la clé sous la porte et liquider l’entreprise.
Alors il y a urgence. Avant que le pire ne se produise, Alode réunit un matin Louise et Dorothée dans le bureau de Louise. Elle leur expose les éléments qu’elle a rassemblés et les conclusions qu’elle en a tirées. Sans aucun soutien depuis son arrivée dans la société, elle passe pour une personne incompétente et même stupide. Il ne lui a pas été difficile de faire se délier les langues par quelques paroles empathiques, et de récupérer des dossiers cachés. Tout le monde était pressé de la renseigner. Louise et Dorothée sont abasourdies. Elles se demandent si Alodie parle réellement de leur entreprise. Mais les faits sont là. Alodie leur dévoile les compromissions, les machinations et les hypocrisies développées par leurs collaborateurs pour leur cacher la vérité. Et ceux-ci semblaient en apparence zélés !
Louise et Dorothée ont besoin de réfléchir. Elles sont très amères. Elles demandent à Alodie de quitter le bureau. Pendant toute la journée, elles étudient ensemble les dossiers qu’elle a montés. Celle-ci a si bien joué son rôle que personne dans l’entreprise ne s’est douté de la véritable mission que lui a confiée Louise. Dorothée elle-même n’avait pas compris. Elle considérait Alodie comme une ressource incapable de mener quoi que ce soit à bien. Sa surprise est encore plus grande que celle de Louise. Elle tombe de haut.
En fin de soirée, alors que tous les employés ont quitté les locaux, Louise et Dorothée rappellent Alodie. Toutes les deux s’excusent pour l’enfer qu’elles lui ont fait vivre pendant ces dernières semaines. Alodie n’en revient pas. Les deux jeunes femmes semblent cette fois faire front et vouloir se battre. Ensemble, elles vont redresser la barre et reprendre la direction de leur société. Pour éviter que l’une des deux ne prenne le leadership sur l’autre, elles ont une solution alternative. Elles proposent à Alodie le poste de Direction. Alodie comprend aussitôt que c’est un cadeau empoisonné. Elle ne se sent pas capable d’assumer une telle fonction et de continuer à être la balle de ping pong entre les deux femmes. Elle n’en a pas non plus envie, ce type de poste ne l’intéresse pas. Louise et Dorothée sont déçues. Mais elles se doutaient qu’Alodie refuserait leur offre. C’était un coup de bluff. Cependant, elles ont réfléchi à une autre piste. Elles exposent leur analyse et leur plan de secours.
Louise explique qu’elle est bien trop rigide pour diriger la société. Après les succès du lancement, l’entreprise a crû rapidement et a atteint une taille telle qu’elle ne se sent plus capable de la piloter. Dorothée est la plus inventive, la plus progressiste. Elle fourmille d’idées mais a du mal à les organiser pour les mettre en oeuvre. En les voyant échanger et même faire leur mea culpa, Alodie se réjouit de les voir enfin dialoguer. Elle dit que l’alliance de leurs deux personnalités complémentaires ferait la richesse de l’entreprise. Il leur faudrait trouver un modus vivendi pour canaliser leurs antagonismes et bâtir une relation fructueuse. Mais Louise n’a plus envie. Elle n’y croit pas. Elle veut partir et changer totalement de métier. Elle songe à faire un long voyage à l’étranger. Dorothée, la plus ambitieuse, est d’accord pour rester seule et reprendre la direction de la société. Cette décision lui fait peur, mais en même temps la transcende. Elle propose à Alodie de rester avec elle et de devenir son bras droit. Ce serait moins risqué et moins difficile que le poste de Direction qu’elle a décliné.
Alodie ne réfléchit même pas une minute. Elle a retenu les leçons de son amère expérience. Elle sait que Dorothée ne changera pas fondamentalement. Elle se souvient des cinquante-quatre points négatifs attribués cruellement. Si elle accepte, elle deviendra son esclave en fond de cale, abonnée aux travaux difficiles. Son existence sera un enfer et sa vie avec Gabriel sera terminée. Elle choisit de partir tout de suite. Comme Gabriel l’avait dit, elle ‘trouvera autre chose, ce sera bien mieux, bien plus intéressant. Un travail où elle sera enfin heureuse et épanouie, et pas dévorée par la peur et la solitude comme celui-là’.
Elles se séparent. Alodie laisse ses dossiers à Dorothée et retourne à son bureau ramasser ses affaires. En sortant de l’entreprise, elle croise Louise qui lui propose de venir boire un café avec elle. Alodie sourit et refuse. Gabriel l’attend là-bas, dans la petite chambre mansardée et c’est tout ce qui compte pour elle. Légère, soulagée, elle quitte Louise et marche vers l’arrêt de bus. Elle esquisse même quelques pas de danse. Une fenêtre reste allumée dans les locaux de la société. C’est celle de l’ancien bureau de Louise, maintenant devenu celui de Dorothée. Alodie espère que Dorothée a compris ce qu’elle ne doit plus faire. Il lui faudra travailler pendant beaucoup d’heures pour redresser la situation, mais c’est son choix.
A cet instant, une idée étrange s'impose à elle. Elle se demande soudain si Louise a définitivement renoncé au poste de Directrice. Elle s’est effacée trop rapidement. Et que voulait-elle lui demander en l’invitant à boire un café ? Alodie pressent que les choses ne sont pas réellement terminées entre Louise et Dorothée. Louise attend-t-elle que Dorothée s’effondre pour revenir en salvatrice et reprendre les rênes de la société ? Ce n’est pas improbable. Cela flatterait son ego. De son côté, Dorothée veut-elle prouver à Louise qu’elle est capable de réussir ? Le mépris de Louise ne fait qu’accroître son ambition. Le match est loin d’être terminé.
Mais ce sera sans Alodie. Elle pense avec effroi à ces deux jeunes femmes manipulatrices qui ne cesseront jamais de se battre pour un rêve creux sans lendemain. Elle a réussi à quitter cet enfer. Définitivement. Elle y songe un instant puis elle oublie aussitôt. Elle prend son téléphone portable et appelle Gabriel.