Cléandre et Miranda pénétrèrent dans un quartier à la réputation douteuse et débordant de vie. Les étals du marché formaient un capharnaüm réjouissant : un vendeur hurlait des absurdités pour attirer la foule, un autre proposait de l’air pur en flacon, tandis qu’un troisième troquait des promesses contre des patates.
Il y avait dans cette bourgade des injustices si grossières qu’on aurait pu les peindre sur les murs. Ici, les murs étaient réservés aux drapeaux, aux avis de recherche et aux réclames pour du savon frelaté. L’indignation n’avait pas de place officielle.
Cléandre, lui, marchait d’un pas tranquille. Il n’avait rien à voler pour l’instant, une situation rare et toujours un peu embarrassante, ce qui lui donnait cette allure étrange des filous en pause : entre l’élégance et l’ennui. Miranda trottait à ses côtés, concentrée sur un caramel dur qu’elle mâchait avec la gravité d’un duel.
A ce moment précis, un cri fendit la rue, suivi d’un brouhaha agacé : une bousculade, un homme à terre, un colporteur renversé et trois costauds qui prétendaient faire respecter une loi qu’ils venaient probablement d’inventer. Le pauvre homme suppliait, main tendue, protestant de son bon droit avec des accents de sincérité qu’on trouve chez les désespérés, ou les très mauvais menteurs.
Miranda tira la manche de Cléandre.
— Il faut l’aider.
Il haussa un sourcil.
— Pourquoi ? On ne sait même pas qui c’est.
— Et eux non plus. Ça les empêche pas de lui marcher dessus.
Cléandre soupira, jeta un œil au ciel puis au caramel. Il savait reconnaître les signes d’un piège et là, clairement, c’était un piège à bonne action avec des appâts sucrés et des regards d’enfant. Pire encore : il allait tomber dedans.
— Très bien, dit-il en époussetant son manteau. Pour une fois. Que cela ne devienne pas une habitude. Le mensonge et la manipulation sont des arts fragiles : trop exposés, ils fanent, perdent leur éclat et l’étrange respect qu’ils inspirent. A trop les exhiber, on en fait des grimaces.
Il s’avança, déjà prêt à transformer l’injustice du jour en farce bien ficelée. Il déclama avec un air détaché :
— Messieurs, messieurs… un peu de décence, voulez-vous ? Si vous continuez à frapper les innocents en pleine rue, vous allez finir par leur faire perdre foi en l’arbitraire.
Les trois gaillards se tournèrent lentement vers lui, un peu déroutés. L’un d’eux, le plus corpulent, haussait les épaules avec une moue indifférente.
— Circuler, l’ami. C’est une affaire de justice municipale.
Cléandre sourit avec cette nonchalance qui lui était propre.
— Ah, je ne savais pas que la justice municipale portait des semelles trouées et sentait la betterave aigre.
Le plus grand des malandrins fronça les sourcils.
— Il a volé. On l’a vu, c’est tout.
Cléandre regarda le colporteur qui tentait de se relever dans un souffle paniqué. Il tendit la main vers son stock de marchandises dispersé, les yeux battus par la peur.
— J’ai rien volé ! J’vous jure, rien ! Vous m’foutez la paix, j’ai juste vendu un cure-dents à ce type !
Le troisième homme, plus mince, fit un geste menaçant vers Cléandre.
— Silence ! Il est coupable.
Cléandre fit mine de réfléchir un instant.
— Silence, vous dites ? Pourtant, il me semble qu’on est en train d’assister à un acte de violence non sollicitée. L’agression est-elle donc désormais une méthode d’arbitrage ? Il faudrait peut-être revoir vos pratiques de justice.
Cléandre fouilla ses poches d’un air désinvolte et en sortit l’une de ses cartes de visite muettes. Il la présenta d’un mouvement ample, avec une gravité théâtrale, comme s’il s’agissait d’un document officiel. En guise de sceau, on distinguait la trace fanée d’une sardine écrasée, vestige oublié au fond de sa poche.
— Je suis l’envoyé de la Nouvelle Administration d’Occupation. Nous n’entendons pas laisser la rapine prendre racine, messieurs. Il me semble que votre comportement est en décalage avec les directives de notre chère autorité. Une petite révision de vos méthodes s’impose.
Le plus corpulent des malandrins s’arrêta, une seconde de doute traversant son regard.
— L’administration d’occupation ? Vous êtes qui, vous, pour nous donner des leçons ?
Cléandre haussait un sourcil.
— Ah, vous n’avez pas entendu parler de nous ? Permettez-moi de vous éclairer. La Nouvelle Administration d’Occupation a pour mission d’instaurer l’ordre là où il manque… un peu de cohérence. Vous voyez, messieurs, il n’est pas toléré de maltraiter les citoyens sous prétexte de gérer leurs affaires. Il me semble que vous êtes en train de commettre un grave dérapage administratif.
Les malandrins s’échangèrent un regard furtif, déstabilisés par la situation.
— Attendez… Vous êtes… ? On n’vous a jamais vu ici !
Cléandre haussait les mains, l’air totalement impassible.
— C’est normal. Nous agissons dans l’ombre, au nom de la lumière, vous voyez ? Ce n’est pas le moment de discuter de notre stratégie. Il me semble que votre juste accusation de vol se trouve soudainement… suspendue.
Le regard du premier malandrin s’adoucit. Il comprenait enfin que l’histoire prenait une tournure bien plus embarrassante pour lui. Il s’efforçait de garder un semblant de maîtrise, considérant la logorrhée du gêneur dans le champ du plausible. Après tout, pourquoi un homme seul, affublé d’un feutre de travers et d’une telle assurance se serait-il mêlé de cette affaire s’il n’était pas adoubé par quelque autorité supérieure ?
Le plus massif des trois s’approcha de Cléandre, sourcils froncés, peu troublé par ses cartes de visite parfumées au poisson oublié. Ses acolytes, même l'hésitant, lui emboîtèrent le pas en faisant craquer leurs doigts d’un air entendu, ils compensaient leur manque d’esprit par une conviction musculaire. Pendant ce temps, le colporteur, flairant sa chance, entassa à la hâte ses affaires sous un bras et détala sans un mot, sacrifiant toute gratitude sur l’autel de la fuite rapide.
Ah, la reconnaissance… ce petit frisson qu’on ressent quand l’autre vous abandonne au pire moment.
À vouloir être Magnanime, on oublie que la reconnaissance ne pousse pas toujours dans le sillon des bonnes actions. Les héros, parfois, ne récoltent que les marques de leurs combats… et des yeux pochés. Dans ce genre d’affaire, parfois, c’est le prix à payer pour que l’injustice ne prenne pas racine.
"que les marques de leurs combats… et des yeux pochés." -> ces yeux pochés ne sont-il pas très précisément la marque du combat ? ^^
Est-ce qu'il a perdu ses habitudes où est-ce que Cléandre s'adoucit ?
Miranda a sa petite influence sur lui, je pense. Où est-elle, d'ailleurs, cette charmante enfant ? Est-elle témoin de cette scène ? Bon, elle ne contrôle pas sa faculté si spéciale mais, je l'aurais bien vue rendre la monnaie de leur pièce au trois malandins.
Encore un chouette chapitre. Je te dis à bientôt ! :)
Tu as raison pour "adoucir", ce n'est pas le terme le plus approprié. Tout ceci reste un premier jet et il y a des choses à rectifier ! Merci beaucoup.
Je suppose que Miranda assiste calmement à toute la scène sans pouvoir intervenir — ca reste une enfant face à trois adultes. Elle n'a pas conscience de sa part démoniaque et ne sait donc pas qu'elle pourrait faire un carnage si elle le voulait. Puis même si c'était le cas, elle a sa morale, pas sûr que bouffer les entrailles de ceux qui s'opposent à elle ou Cléandre soit une solution en soi. D'ailleurs, en tant qu'auteur, je ne peux toujours recourir au démon Mirandien ! :)
Merci pour ta lecture en tout cas ! Toujours un plaisir d'avoir la petite notification de tes commentaires !
Eux aussi sont partis les mains dans les poches à défaut de remplir les tiennes ! Est-ce que céder au piège sucré a altéré ta vraie perception des choses ? Il fallait leur coller une amende pour lui payer des amandes ! Toute sale besogne mérite vol, non ?
C'est toi qui me l'a appris !
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