Cela faisait trois jours que Cléandre avait perdu foi en la reconnaissance publique. Trois jours depuis qu’un colporteur sans manières l’avait abandonné face à des brutes trop enthousiastes. Et trois jours que Miranda comptait en secret.
Pas à voix haute, non. Elle faisait défiler les nombres dans sa tête, un à un, les associant à des objets concrets : un caramel, deux plumes, trois cailloux, quatre trous dans la chaussette gauche de Cléandre… Jusqu’à dix, toujours dix. Jamais davantage. Non qu’elle fût incapable d’aller plus loin, mais ce jour-là, une voix, ou peut-être une sorte de frein intérieur, lui soufflait de ne dépasser ce nombre.
Elle s’arrêta devant une flaque. L’eau y stagnait, bordée d’un fin liseré d’huile, piquée de miettes. Curieuse de voir l’effet du ciel sur l’eau, elle s’y pencha. Or, ce ne fut pas le ciel qu’elle aperçut.
Son reflet avait les yeux grand ouverts. Deux trous noirs dans un visage trop familier. Il la fixait, immobile, attendant une erreur.
Derrière elle, Cléandre marchandait le prix d’une peau de chèvre avec un marchand au nez pointu, totalement inconscient du trouble qui se jouait à deux pas de lui.
— Sept sous sera ma dernière offre.
— C’est justement ce que je vous propose, répliqua Cléandre, tout en glissant un objet sous sa manche. Sauf que dans ma bouche, sept veut dire quatre. On y gagne tous les deux.
Miranda plissa les yeux. Dans l’eau, son reflet n’imita plus ses gestes. Il clignait des yeux alors qu’elle ne bougeait pas. Elle recula d’un pas. Le reflet, lui, resta penché au-dessus de la flaque.
Cléandre, dans son dos, soupira.
— Très bien, deux. Et vous me jurez sur la barbe de votre mère que c’est de la laine.
Miranda cligna des yeux. Son reflet non. Elle comptait dans sa tête : Un caramel… Le reflet sourit.
Un oncle au chapeau vert
Trouvé mort dans le pré,
Il pleurait les vipères,
Puis en tombant, il riait.
— Trois sous, pas un de plus ! hurla le marchand.
— Trois ? Parfait, dit Cléandre. Dans ma langue, trois veut dire six. Et six vaut mieux qu’un.
Il tend la main.
Deux tantes en dentelle,
Glissées sous les pavés,
L’une chantait les anges,
L’autre hurlait : “Assez !”
Le reflet avait les yeux vides. Miranda recula. Trois cailloux… pensa-t-elle. Le reflet leva lentement la tête.
Trois cousins sur la branche,
Suspendus sans raison.
Ils jouaient aux géants,
Ils sont restés garçons.
— Du mouton ! s’exclama-t-il. On me fait passer une chèvre pour du mouton !
Il renifle la peau et fait mine de s’évanouir. Miranda jeta un coup d'œil vers Cléandre et fixa ses bottes et imagina les quatre trous dans la chaussette gauche.
Quatre frères en silence
Disparus dans la nuit,
Leurs yeux brillaient d’avance,
Mais n’ont pas vu l’oubli.
Miranda ne riait pas. Elle s’était figée. Le reflet, lui, ne bougeait plus. Il paraissait attendre. Attendre quoi ? Qu’elle cligne des yeux ? Qu’elle se penche davantage ? Un frisson lui remonta le dos. Elle tenta de se convaincre qu’il ne s’agissait que de son propre visage. Juste un reflet. Juste un jeu de lumière. Ses yeux, à lui, ne tremblaient pas.
Ils guettaient.
Elle reprit sa comptine mentale. Un caramel, deux plumes, trois cailloux, quatre trous dans la chaussette gauche de Cléandre... Cinq miettes dans la flaque.
Cinq sœurs sous la porte,
Les pieds gelés dans le vent,
L’une suppliait en tombant,
L’autre lui soufflait des mots de mort.
Miranda sentit son ventre se nouer.
Elle tenta de détourner le regard. Le reflet la suivit, ses yeux noirs plus larges qu’avant, affamés.
— Trois sous et deux pécoles ? tenta le marchand.
— C’est trop, répondit Cléandre. On frôle l’escroquerie. J’en pleurerais si j’avais le temps. Deux et demi.
Six mains dans le grenier,
Au matin tout était froid.
L’une tenait une épée,
L’autre, un vieux bâton tout droit.
Elle cligna des yeux. Le reflet ne suivit pas. Il sourit. Lentement. Miranda n’avait jamais vu un sourire lui aller si mal.
— Très bien, trois ! cria le marchand, excédé. Je vous jure qu’elle vaut le double.
— Jurez, jurez, fit Cléandre en prenant la peau. Je suis homme à croire les gens quand ils n’ont plus rien à cacher.
Sept soldats au crépuscule,
La nuit les a avalés.
Leurs armes étaient minuscules,
Mais leur sang a chanté.
Miranda recula d’un pas. Le reflet ne bougea pas. Il la laissait partir, ou il l’attendait ailleurs. Elle comptait encore. Huit pas jusqu’au puits. Elle n’en fit que six.
Huit rêves en fragments,
Les yeux fermés sur l’oubli.
L’un riait en pleurant,
L’autre suppliait l’infini.
Derrière elle, Cléandre chantonnait. Il tapota la peau contre sa joue, satisfait.
— Douce comme un secret. Ou un mensonge bien ficelé.
Neuf éclats dans la neige,
L’un d’eux a brillé trop fort.
Tous les autres ont disparu,
Dans un dernier cri de mort.
Miranda s’était figée. Le reflet s’était relevé. Il n’était plus dans la flaque. Il avait quitté l’eau. Il était ailleurs. En elle. Ou derrière. Ou sous sa peau.
Dix âmes sans mémoire,
Dans le miroir tout s’efface,
La dernière a crié,
Mais le vent a emporté sa trace.
Cléandre leva la tête, la bouche pleine d’un mot prêt à sortir.
— Tu fais une drôle de tête. T’as vu un raton-laveur en salopette ?
Miranda ne répondit pas. Elle avait compté jusqu’à dix. Et quelque chose venait de finir.
Elle resta un moment immobile, les yeux posés sur rien. Puis elle cligna des paupières, une fois, deux fois, mais pas pour chasser une poussière. C’étaient des images. Une voix rauque, un mur de pierre, une chaise renversée. Un goût de fer sur la langue. Quelqu’un criait, ou chantait peut-être. Elle n’en était pas sûre. Ce n’étaient pas des souvenirs, plutôt des éclats mal rangés, des morceaux d’elle-même revenus sans prévenir. Elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, Cléandre était déjà parti plus loin, sifflotant. Alors elle le suivit. Elle compta ses pas. Jusqu’à dix. Toujours dix. Cette fois, elle se demanda ce qu’il se passerait si elle continuait.
Voilà un chapitre bien sympathique. Il m'a semblé un peu plus sombre qu'habituellement. Le petit côté horrifique du reflet vivant m'a donné des frissons, je visualisais un peu trop bien ce que Miranda voyait.
La tension grimpe bien aussi avec ce compte à rebours, c'est bien maîtrisé.
Sur le dernier paragraphe, j'ai cru une petite seconde qu'elle venait de se transformer et le comprenait. Vue la fin, je suppose plutôt qu'elle a une légère prise de conscience de ses transformations passées !
Remarque :
"Sauf que dans ma bouche, sept veut dire quatre." -> xD quel marchand de tapis celui-là !
"Miranda cligna des yeux. Son reflet non." -> ça reprend un peu trop le paragraphe d'avant, je pense.
À très bientôt !
Va plutôt apprendre à la petite à négocier avec son reflet ! Elle va finir par réaliser sa double personnalité, sûrement issue d'un traumatisme passé ! Et elle a compté jusqu'à dix quoi ! Toi tu dois tourner sept fois ta langue dans ta bouche et elle... Euh... Je ne sais plus ! On parle bien d'un compte à rebours depuis dix avant qu'elle ne redevienne vorace ? Ou alors... est-ce que ses unités d'appétit deviennent une belle dizaine de gourmandise le temps d'un éternuement ?
Mais il se passe quoi si elle éternue dix fois ? Et quand elle a le hoquet, que lui conseilles-tu en terme de gorgée d'eau sans respirer ? Dix-moi ce que tu comptes faire d'elle, que diable !
Non, je n'ai pas aimé la structure de cette tranche de vie bien tendre ! Je l'ai adorée, sans épices ajoutées !
Il n'y a pas de décompte particulier, je voulais, à la manière des Dix petits nègres d'Agatha Christie, que le lecteur comprennent que Miranda, par le passé, a laissé beaucoup de cadavres derrière elle, et notamment ceux de sa famille et ses proches. Est-ce assez clair dans cette comptine ? (Normalement ça devait apparaître en italique mais je n'y suis pas arrivé depuis mon téléphone...)
Tu verras bientôt ce que compte (jusqu'à 10) faire Cleandre de Miranda. Ça promet de beaux chapitres ! Enfin, je l'espère...
Pour l'histoire du hoquet, on va lui autoriser ! Après tout, cette petite doit encore grandir ! Hips !