La bourgade avait un nom, autrefois. Il avait été gravé dans la pierre à l’entrée, sur une arche désormais couverte de lierre. Cléandre ne le lut pas, Miranda non plus. Ils passèrent dessous en silence.
Les rues n’étaient pas vides, pire : elles respiraient à peine. Quelques silhouettes glissaient le long des murs, lentes, chargées de paniers trop vides ou de regards trop pleins. On ne fuyait pas ici, on courbait l’échine : c'était plus rentable.
Une charrette cahotait, tirée par un âne aux côtes visibles. Elle s’arrêta devant une échoppe ouverte. Le marchand ne souriait pas, ne saluait pas. Il pesait les choses avec lenteur, jetait un œil par-dessus son épaule et rangeait ses pièces d’une main prudente.
Un autre, plus gras, s’essuyait les doigts sur un tablier propre. Son étal brillait : pain blanc, lard, fruits intacts. Il avait ce rire feutré des hommes à l’aise dans l'hécatombe. Cléandre le jaugea sans mot dire. C’était un homme qui avait fait des choix. Mauvais, sûrement. Mais utiles. Pour lui.
— Il vend aux deux camps, souffla une vieille femme sans dents, assise sur une marche. À ceux d’en haut, à ceux d’en bas. Il sourit aux couteaux et aux linges ensanglantés.
— Et il vend cher ?
— Non, dit-elle avec un petit rire. Il vend avec gratitude. Ce sont les autres qui paient trop.
Ils croisèrent un enfant. Silencieux, un bandeau sur l’œil, il leur tendit la main, paume vers le ciel, sans un mot, puis disparut dans une ruelle.
Miranda regardait tout, plus grave que d’habitude. Elle ne nommait plus les pierres.
Au coin d’un bâtiment noirci, un papier était cloué : une liste. Des noms, des numéros. Cléandre ne toucha pas le parchemin. Il avait vu des listes toute sa vie et ce n’était jamais bon signe quand on y figurait. Encore moins quand on n’y figurait plus.
— Où sont les soldats ? demanda Miranda.
Cléandre leva les yeux. Il y avait des drapeaux sur certaines fenêtres aux couleurs inconnues. Aucune arme en vue, seulement l’impression d’un œil invisible qui suivait chaque pas. C’était une ville occupée ; pas envahie : digérée.
— Ils n’ont pas besoin d’être là. Ils ont des volontaires.
— C’est quoi, un volontaire ?
Il haussa les épaules.
— Quelqu’un qui dit oui assez vite pour ne pas entendre le reste. Quelqu'un qui sait fermer les yeux et se taire.
Un cri retentit plus loin, une plainte : un bruit qu’on ignore de force. Personne ne bougea.
Ils atteignirent une place où trônait une fontaine à sec. Autour, des bancs vides, un chat famélique qui léchait les pavés, essayant de se souvenir du goût du monde d’avant. Une marchande d’aiguilles les héla, voix rauque, vantant ses trésors : fil solide, boutons rares, savon de luxe. Tout avait doublé de valeur, sauf la vie humaine.
Ils s’assirent sur un rebord de puits. Miranda mâchonnait sans entrain une miche que Cléandre avait achetée sous cape, dix fois le prix de l'année passée. Une autre époque, une autre vie.
Un homme passa, la chemise bien repassée, les bottes cirées. Il avait l’allure d’un survivant prospère. Un autre le suivait, moins bien mis, souriant tout de même. Deux rats qui avaient appris à se gaver dans un navire qui sombre.
Cléandre soupira.
— Ce ne sont pas les brutes qui gagnent les guerres. Ce sont les cafards. Ils sortent après et se gavent des miettes.
Miranda pencha la tête.
— Et nous, on est quoi ?
Il hésita, puis dit :
— Des pigeons. On se pose, on picore, on s’envole.
— C’est pas très noble.
— Non. Mais ça chie sur les manants, petits et grands.
Elle rit. Lui aussi.
Cléandre restait assis, observant les vestiges d’un monde en déclin et se demandait qui il était vraiment pour condamner les profiteurs de guerre, alors que lui-même, jadis, avait exploité les faiblesses, qu’elles soient celles des miséreux ou des bien lotis. Ici, entre les murmures suppliciant et les satisfactions peu honorables, il sentait peser sur son âme la contradiction tenace de son existence : autant de hauts faits et de bas-faits, de récoltes amères d’un profit sans vergogne.
La dualité de ses actes le troublait : entre gloire et déchéance, la frontière n’était qu’un hasard, un pas de travers, et tout s’effondrait.
Ce n’est pas la guerre qui rend les hommes odieux, non, elle les révèle. Et moi, dans tout ça ? Juste un voleur qui pensait être poète, un profiteur qui a su parler plus vite que les autres. C’est dans ma nature, pas une faute de parcours, mais la courbe même de mon être. Et tant que le monde aura des failles, j’y glisserai mes doigts.
Il y a un quelque chose de triste dans ce chapitre. Il fait bien écho à la réalité, c'est très justement dosé. J'aime bien voir que les réactions de Miranda changent. À son jeune âge, on voit que la gravité de la situation l'impacte.
Cléandre a un côté "je relativise" qui rappelle sa légèreté sans amoindrir la situation.
Très très équilibré.
Et oui, il y a bien des survivants, ce qui va permettre de faire quelques rencontres ! Je marche dans ce projet par petits arcs narratifs de 4 5 chapitres. Donc ici, la découverte d'un monde en guerre, de ses survivants et des crasses humaines qui vont avec. Cléandre, bien qu'il ait des défauts, n'est pas un incorrigible borné. Il sait ses fautes et sait les reconnaître. Bon, ça ne veut pas dire qu'il compte changer de comportement pour autant hein... en tout cas, pas tout de suite.
Petit chapitre triste en effet, pour mieux rire — je l'espère — après !
A très vite et encore merci !
Atchoum.
Pardon. Je disais que Miranda ne peut se contenter de pain. À défaut de dévorer des existences, elle devrait apprendre les ficelles du métier du magnanime ! Tu as un beau terrain d'entraînement : savoure !
Pas de vin, cette fois-ci ?
Pas de vin non, 🍷 mais beaucoup de surprises en réserve !
Les parts sombres des humains m'ont tjs fasciné, j'adore par exemple étudier les horreurs de la 2sd guerre mondiale. Ça calme. Ça permet de relativiser...