Cœur grenadine

Par Lodie

Une fois le passage à l’année suivante fêté, les coupes de champagnes bues, la musique jouée par Fabien se fit plus actuelle : de la techno et de la pop. Jessica profita d’une courte pause au bar pour se rendre à l’accueil révéler à Françoise et Sabrina sa terrible découverte.

– Vous ne devinerez jamais ce que Nicolas vient de m’apprendre au sujet de ce Pignot qui nous casse les pieds depuis le début de la soirée, commença-t-elle, les joues en feux.

Sabrina et Françoise, qui étaient suspendues à ses lèvres, les yeux écarquillés, écoutèrent attentivement Jessica raconter ce qu’elle venait d’apprendre.

– Mais comment c’est possible, la Chaumière à vendre ? s’écria Françoise. Pourquoi Joséphine ne nous en a pas parlé ?

– Surtout de nous faire croire qu’il est ici pour une autre raison, elle nous prend vraiment pour des truffes avec cette histoire de Cap d’Agde, renchérit Sabrina, l’air dégoutée.

Pablo, qui avait entendu quelques bribes de la conversation, s’approcha de ses collègues.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Jessy, on ferait peut–être mieux de demander d’abord à Joséphine ce qu’il en est vraiment, ce que tu dis ne sont que des suppositions et je ne trouve pas ça malin de lancer ce genre de ragot sans fondements, lança-t-il.

– Tu peux dire ce que tu veux, je te parie qu’elle est sur le point de vendre son affaire et nous avec, ou pas d’ailleurs ! Ce type est ignoble, tu t’imagines l’avoir en patron ? répliqua Jessica avec colère.

– Calme-toi et allons voir Joséphine après la fermeture pour en parler, il y a trop de monde en ce moment pour improviser une réunion sur le sujet, répondit–il avec douceur. Il consulta sa montre. Il est déjà deux heures, plus que trois heures à tenir avant de lui demander des comptes, d’accord ?

– Pfff… d’accord, marmonna Jessica, en proie à une fureur qu’elle avait beaucoup de mal à cacher.

Elle tourna les talons et retourna au bar d’un pas vif, laissant Pablo, Françoise et Sabrina la mine dépitée par ce qu’ils venaient d’entendre.

Elle retrouva Nicolas toujours assis près du bar, l’air désolé. Elle s’apprêtait à le questionner au sujet d’Henry Pignot quand ce dernier vint à sa rencontre.

– Dites-moi ma p’tite, lança-t-il, d’un air mielleux, lorgnant sur son décolleté d’une manière peu discrète. Vous me feriez bien un petit cocktail, que je jauge un peu vos talents dans la matière ?

Jessica s’apprêta à lui répondre sèchement puis se ravisa.

– Attendez quelques instants, je vais vous préparer la spécialité de la maison, le « Cœur Grenadine » répondit-elle vivement en attrapant un verre à pied sur l’étagère haute du bar. Des semaines d’essais avant de trouver la bonne recette, vous m’en direz des nouvelles.

Quelques minutes plus tard, Henry Pignot sirotait un délicieux cocktail couleur rouge rose.

– C’est pas mauvais, grommela Henry Pignot en agitant une tige en plastique à l’effigie d’un flamant rose. Ça manque peut-être un peu de sucre mais ça fera l’affaire.

Vers quatre heures du matin sonna le quart d’heure américain, laissant une chance aux quelques dragueurs d’espérer concrétiser avec leur partenaire de danse. Les couples s’enlaçaient sous When your Heart Is Weak de Cock Robin. Nicolas jetait quelques coups d’œil discrets à Jessica, il se sentait un peu confus, planté au milieu de toutes ces marques d’affection passionnées à peine cachées.

Joséphine commençait à sentir que quelque chose n’allait pas au sein de son équipe. Françoise et Sabrina lui avaient semblé froides quand elle était venue leur demander si la soirée se passait bien de leur côté. Pablo avait marmonné un vague « oui » à ses questions, avant de lui répliquer un peu sèchement qu’il avait du travail, au moment où il y avait le moins de monde dans la file d’entrée.

Elle finit par se rendre compte que cela faisait bien deux heures qu’elle n’avait pas revu Henry Pignot et se demanda même s’il n’était pas monté sur le toit pour une nouvelle inspection farfelue. Elle entreprit de le chercher, et questionna Jessica.

– Tu n’aurais pas vu notre cher monsieur Pignot ?

– Aucune idée, et franchement je m’en fiche complètement, il a été infecte toute la soirée ce vieux con, répondit Jessica, la voix cassante.

– Je suis désolée de vous avoir imposé sa présence ce soir, s’excusa Joséphine, d’un air contrit. Je ne pensais pas qu’il aurait un tel comportement…

– Non mais vraiment Joséphine, tu t’attendais à quoi de la part de quelqu’un venu ici inspecter ta discothèque dans le but de la racheter ? explosa Jessica, incapable de retenir plus longtemps sa fureur. Je suis désolée de lancer ça de but en blanc, on avait prévu de venir t’en parler avec l’équipe après la fermeture mais je ne tiens plus ! Je n’arrive pas à y croire, mais comment peux-tu faire ça sans au moins venir nous en parler ?

– Écoute, je propose que nous en parlions tous ensemble, comme vous l’aviez visiblement déjà prévu, à la fermeture, répliqua sèchement Joséphine. Il y a certaines raisons qui me tiennent à cœur et même si je n’ai pas été exemplaire dans ma manière de procéder, je n’ai plus vraiment le choix.

Les larmes aux yeux, Joséphine tourna le talon et disparu dans la réserve, sous l’œil attristé de Jessica, qui s’en voulait déjà de s’être emportée.

Nicolas, qui avait suivi toute la discussion, s’approcha de Jessica et lui tendit la main.

– Elle doit être à cran pour réagir comme ça, je pense qu’il vaut mieux attendre cette fameuse discussion avant de tirer des conclusions qui ne feront que miner ton moral.

– Cela fait des années que ma situation me mine le moral. Jessica baissa les yeux, grattant nerveusement une tâche incrustée sur le comptoir du bar. Je n’aurais jamais imaginé travailler aussi longtemps dans cette discothèque, qui, pour être honnête, tombe peu à peu en ruine. Ce devait être un job pour payer des études dans lesquelles je n’ai jamais eu le courage de me lancer. Et puis dix ans après, je suis toujours derrière ce vieux comptoir collant, sans projet, sans avoir eu l’impression d’avancer.

Elle releva la tête vers Nicolas, les yeux brillants éclairés par les lumières multicolores de la piste.

– Quand je vois tout ce que tu as accompli ces dernières années, je suis à la fois heureuse pour toi et je t’envie tellement. Une belle carrière à Paris, un appartement avec une jolie vue sur la tour Eiffel, une vie culturelle riche. Et puis Elisa, avec qui vous formez un très beau couple.

– Nous nous sommes séparés il y a quelques jours, répondit Nicolas, en baissant les yeux. Cela faisait des mois que ça n’allait plus vraiment entre nous. Tu sais, repris-t-il, je n’ai pas vraiment la vie de rêve que tu décris. Mon travail me prend beaucoup de mon temps. La preuve, j’ai failli arriver en retard à une soirée de nouvel an, c’est quand même fort. La vie près de mes proches me manque aussi beaucoup. Mes parents vieillissent, et je n’ai pas l’impression de profiter d’eux comme je le voudrais. J’ai maintenant quarante ans et quelques rêves qui se sont perdus en chemin.

Nicolas et Jessica se regardèrent l’un l’autre, l’air compatissant.

Un bruit sourd se fit soudain entendre, donnant l’impression d’un gros sac tombé à terre. Jessica contourna le bar et s’approcha des toilettes d’où provenait le bruit.

Elle toqua à la première porte de gauche, couleur rose parme.

– Il y a un problème ? questionna-t-elle, l’oreille tendue. Ouvrez-moi !

Aucune réponse ne se fit entendre de l’autre côté. Jessica demanda l’aide de Nicolas pour enfoncer la porte, dont le loquet mit peu de temps avant de céder sous les coups d’épaule de ce dernier.

Près de la cuvette gisait Henry Pignot, le teint blafard, la tête contre le distributeur de papier toilette. 

– Oh merde, je suis peut-être allée un peu fort sur le laxatif dans le cocktail, il va nous claquer entre les doigts ! s’écria Jessica. Tu peux appeler Joséphine, Nicolas ?

Joséphine les rejoint rapidement.  

– Mais qu’est-ce qu’il se passe par ici ? Oh monsieur Pignot ! Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Nicolas s’approcha de l’homme et pris son pouls.

– Je crois bien qu’il est mort, murmura-t-il en se tournant vers Jessica et Joséphine.

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