Il y eu un court moment de flottement durant lequel personne n’échangea un mot. Nicolas, tremblant, essaya de reprendre le pouls d’Henry Pignot de différentes manières, même au niveau de la cheville, en espérant infirmer sa terrible déclaration, en vain. Joséphine avait la tête plongée dans les mains, ne voulant pas réaliser la situation. Jessica était en larmes, expliquant de manière incompréhensible à Joséphine son geste en jetant des regards apeurés vers le bar, en direction du cocktail qu’Henry Pignot avait bu de moitié.
Nicolas ferma brusquement l’accès aux toilettes, à l’abris des regards indiscrets.
– Bon, il va falloir réfléchir vite, déclara-t-il. Si on appelle les secours, c’est foutu. Les flics vont débarquer, mener une enquête, Jessica finira sa vie en prison et la discothèque ferma inévitablement, avec un déchainement médiatique sans précédent.
– Mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, Nicolas ? s’écria Joséphine, horrifiée. On ne va quand même pas le cacher dans un placard ? Ce pauvre homme doit être secouru.
– Écoute, ce type est une véritable ordure, il a fait bien pire, je pourrais vous en raconter pour tout le reste de la soirée. Mourir dans des chiottes miteuses rose parme, c’est bien ce qu’il mérite ! répliqua Nicolas sous le regard ébahi des deux femmes. Il n’y a pas un placard par ici ? s’enquit-il en regardant autour de lui. Vu le monde dans la discothèque, on ne peut pas le transporter dehors.
– Ici à gauche, répondit Jessica en indiquant une porte en bois à gauche de l’entrée. J’ai les clés, ajouta-t-elle en sortant un trousseau de son tablier de barman.
Elle ouvrit fébrilement cette dernière, en s’y reprenant à plusieurs fois pour introduire la clé. Il y avait à l’intérieur suffisamment de place pour y entreposer Henry Pignot. Nicolas souleva l’homme de la cuvette et le plaça en position assise entre un seau en plastique cassé et une serpillère défraichie, il avait l’air endormi. Des clients commençaient à tambouriner à la porte d’entrée des toilettes.
– Fermons cette porte et retournons dans la salle, chuchota Nicolas, bien que la musique couvrît complètement sa voix. Essayez de ne rien laisser paraître, on va faire comme si on avait dû nettoyer quelque chose ici, ajouta-t-il en saisissant la serpillère dans le placard et en le donnant à Joséphine. Remettez-vous à vos postes, il doit y avoir des clients qui attendent au bar depuis le temps, ça va franchement paraître louche.
Tous les trois sortirent des toilettes avec un détachement maladroitement feint, s’excusant auprès des clients impatients en justifiant un nettoyage intensif de la pièce à la suite du passage d’un client ayant visiblement trop bu.
Jessica et Joséphine retournèrent derrière le bar, un peu livides.
La soirée touchait maintenant à sa fin, Fabien lança la traditionnelle musique de fermeture de la discothèque « P. Lion - Dream » et les lumières se rallumèrent doucement. De nombreuses exclamations de déception se firent entendre. Cela mit un peu de baume au cœur de Joséphine. Au moins, ils étaient quelques-uns à avoir passé une bonne soirée et à s’être amusé, c’est tout ce qui comptait finalement.
Les clients partirent au fur et à mesure, la queue s’allongeait à présent au niveau du vestiaire, où Françoise et Sabrina enchainaient les aller-retours entre les portants, croulant sous les sacs, les écharpes de laine et les épais manteaux d’hiver.
De son côté, Pablo gérait un départ de bagarre sur le parking, des éclats de voix portaient à travers la porte d’entrée. Jessica jetait des coups d’œil inquiets en sa direction, espérant que cela s’arrange et qu’il n’ait pas à appeler la police. Cette dernière venait souvent accompagnée d’un grand berger malinois qui serait probablement ravi de découvrir un cadavre dans un placard à balais.
Nicolas avait lui rejoint ses amis pour ne pas éveiller les soupçons sur son attitude plus qu’étrange.
Emmanuel ne manqua pas de lui faire remarquer qu’il avait passé beaucoup de temps en compagnie de Jessica. Nicolas rougit, puis trouvant qu’il s’agissait d’un excellent prétexte pour rester après la fermeture, balbutia que la première histoire d’amour avait toujours une saveur particulière et n’était pas si facile à oublier. Emmanuel lui sourit d’un air entendu.
Bientôt, l’équipe et Nicolas se retrouvèrent près du bar, les clients étaient tous partis.
Ce fut Fabien qui questionna le premier sur la disparition d’Henry Pignot.
– Il est déjà parti l’autre fouine ? À partir de trois heures, je ne l’ai plus revu !
Joséphine se mordit les lèvres et consulta Nicolas et Jessica du regard. Tous deux acquiescèrent, cacher un tel évènement aux autres n’était même pas envisageable.
– Il lui est arrivé quelque chose, quelque chose de grave, murmura Joséphine, la voix faible. Pour tout vous dire, il est mort.
– Mort ? s’exclama Françoise, effarée. Mais comment c’est possible ? Que lui est-il arrivé ?
Jessica pris son inspiration et raconta à tout le reste de l’équipe le coup fatal porté par le Cœur Grenadine trop chargé en laxatif et l’endroit où se trouvait en ce moment Henry Pignot.
– Je voulais simplement lui refiler une bonne colique pour qu’il passe le reste de la soirée dans les toilettes et qu’il ne nous emmerde plus, gémit Jessica, se mouchant dans le torchon du bar.
– Mais enfin Jessica, comment tu as pu penser un truc pareil ? s’exclama Sabrina. On est sacrément dans la merde maintenant, sans mauvais jeu de mot !
– Moi ce que j’aimerai déjà comprendre, c’est la véritable raison pour laquelle ce type était là ce soir ! s’enquit Pablo, balayant d’un revers de la main le récit de la mort de Pignot. Il y trop de non-dits, maintenant il va falloir jouer carte sur table et tout nous raconter, Joséphine.
Joséphine regarda un à un les membre de l’équipe qui l’entouraient, chacun les yeux emplis d’une certaine curiosité.
– Cela fait déjà plusieurs années que la discothèque vivote. En faisant mon dernier bilan comptable, je me suis bien rendu bien compte que les bénéfices diminuaient, ils ne permettent même plus de rénover cette vieille ruine. J’ai déjà emprunté à plusieurs reprises à la banque et ma dernière demande a été refusée, ils estiment que l’avenir de l’établissement semble trop fragile à présent. Aujourd’hui, je suis au pied du mur pour une raison indiscutable : la discothèque a besoin d’être remise aux normes pour continuer à fonctionner. Je n’ai pas d’autres choix que de mettre l’établissement en vente pour financer ces travaux. Et puis, j’ai largement dépassé l’âge de la retraite, je ne me vois plus encore déployer une énergie infinie pour sauver La Chaumière. Elle a vécu de belles années mais aujourd’hui ce modèle séduit moins les jeunes, qui préfèrent rester chez eux pour faire la fête. J’ai donc mis en ligne une annonce, pour laquelle je n’ai reçu qu’une seule réponse trois mois plus tard, celle d’Henry Pignot. Je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais de saisir la seule probable chance que j’avais de vendre cette affaire. Je vous ai volontairement caché cela pour ne pas vous inquiéter, je voulais aussi moi-même juger ce type, ça n’a pas raté. Le reste, vous le connaissez, vous avez vécu une soirée aussi déplorable que la mienne.
– Mais pourquoi ne pas nous en avoir parlé avant Josy ? s’exclama Françoise. On aurait pu en discuter entre nous, trouver une solution. Il y a probablement d’autres pistes moins radicales que de vendre l’établissement.
– En effet il y en a, intervint Nicolas. Peut-être qu’en t’associant avec des personnes qui auraient de quoi investir un peu dans l’établissement, cela te permettrait aussi plus facilement d’obtenir un prêt auprès de la banque. Les rénovations pourraient être entreprises et une réflexion avec tous les associés pourrait être faite pour trouver des solutions permettant de dynamiser la discothèque. Je ne serai pas aussi pessimiste que toi sur l'avenir des discothèques Joséphine. Déjà il n'y a pas que les jeunes qui les fréquentent, et puis comment faire des rencontres si on reste entre amis à picoler ? On aura toujours besoin des Démons de Minuit ou d'un YMCA lancés sur de bonnes platines.
Fabien acquiesça en souriant.
– Pourquoi ne pas réfléchir à ce que chacun d’entre nous détienne une part de l’établissement, s’il le peut ? questionna Jessica. On est quand même cinq en plus de toi Josy, ça pourrait être pas mal.
– Six, rectifia Nicolas. Ce projet m’intéresse aussi.
Ses yeux croisèrent ceux de Jessica, dont les joues rosirent légèrement.