Combat

Par Rachael

1659 AI, 044ième

Un peu plus tard

 

Je suis resté. Nous avons conclu une paix armée, un armistice précaire où chacun campe sur ses positions sans admettre ses torts.

Je suis trop orgueilleux sans doute ; néanmoins, il n'a rien à me rendre sur ce terrain-là...

Nous passons une soirée agréable finalement, le lien clos entre nous, à parler de tout et de rien. Surtout pas de ce qui nous démange, nous dérange et nous éloigne. Et encore moins de ce qui m'amène, cela attendra demain.

De tout et de rien ; d'exploration surtout.

Grâce à l'hyperespace, l'humanité trace sa voie dans les étoiles, et bientôt, nos quarante-cinq planètes ne seront plus que le vieux monde d'où sera partie la nouvelle vague humaine. Entre les anciennes colonies devenues soudain plus accessibles et les dernières planètes habitables tout juste découvertes, nous tissons notre toile de plus en plus loin dans la galaxie. Tout cela va ajouter encore des endroits depuis lesquels d'ambitieux télépathes pourraient s'efforcer de bâtir un empire. Je m'abstiens de le mentionner ; il le sait aussi bien que moi.

La beauté du coucher du soleil sur la mer nous fait taire, et il m'abandonne pour aller dormir, incommodé par le verre d'alcool qu'il a avalé.

Je n'ai pas cherché à le suivre. J'écris sur la terrasse, sous le lampadaire dont le halo bourdonne d'insectes hypnotisés. Les mots sortent en un jet acide, et j'ai bien conscience de cracher mon venin, à coup de formules cuisantes et de condamnations définitives. Dans ces cas-là, il m'arrive souvent de tout effacer le matin venu.

Puis je me lasse et me plante sur le ponton surplombant la mer qui scintille sous les lunes. D'étonnants animaux, mi-batraciens mi-poissons, filent sous l'eau suivant des trajectoires étrangement courbes. Armés de pattes qui émergent grotesquement d'un tronc pataud en forme de courge rebondie, ils suscitent le doute sur la pertinence de l'évolution sur Ione. Mais j'oubliais : ici la faune doit avant tout survivre aux tempêtes, savoir se garder du pire. Je me demande ce que celui-ci a inventé pour faire face au désastre. Pendant les tempêtes, les hommes, eux, se terrent sous la surface dans des abris étanches, des coffres-forts qui protègent leur molle enveloppe corporelle des assauts des tornades et des dépressurisations mortelles.

Ma courge a disparu, mais une nuée de minuscules alevins fluorescents l'a remplacé, traçant dans l'eau des filaments de teinte vive. Ils nagent en file par couleur, créant un effet fantasmagorique, composant des dessins dans lesquels je m'égare, leur cherchant vainement un sens.

Avec eux, je me rêve poisson, pour tout oublier à part le glissement de l'onde sur mes écailles. Mes yeux plongent dans le motif qui se fait et se défait.

Peine perdue. Je reste à la surface.

Malgré moi, je revois ce basculement dans ma vie quinze ans plus tôt, sans arriver à départager nos responsabilités : qui est à blâmer ? Qui a le plus souffert de ce rapprochement forcé ? Qui a eu tort, raison ?

À vrai dire, j'ai réfléchi à cette dernière question cent mille fois, traçant mon chemin au long de raisonnements tortueux, mais atteignant des conclusions similaires, quelle que soit la route suivie : je ne pouvais pas agir autrement il y a quinze ans. Je devais prendre ma revanche.

J'ai changé depuis, peut-être ; cependant, placé dans les mêmes conditions, je referais tout à l'identique.

S'il avait été un peu plus expérimenté dans son rôle de marionnettiste, et un peu moins naïf, il aurait dû l'anticiper. Deviner que je ne lui pardonnerais rien. Après tout, cette obstination et cette capacité à ne pas renoncer font partie des raisons pour lesquelles j'ai été « approché » pour la mission.

Mais au final, pour la distribution des blâmes, il faut regarder au-delà, vers le véritable artisan de toute cette affaire. Intouchable et inatteignable.

Et nous le savons tous les deux. Sujet interdit. J'y pense et il le sait. Mais cela ne le dédouane pas pour autant de ce que je vis par sa faute. Il en porte la responsabilité.

Pourquoi est-ce si compliqué ?

****

Au milieu de la nuit, il me rejoint, exaspéré, réveillé de sa torpeur alcoolisée par mon angoisse. Nous nous faisons face, trop irrités l'un envers l'autre pour avoir envie de sexe, trop énervés pour dormir.

- Je n'ai jamais eu l'occasion de voir comment tu te défendais au Shuzo, attaque-t-il avec un de ces sourires malicieux dont il a le secret.

Je n'ai guère d'hésitation avant de répondre :

- Je ne tiens pas à me faire exécuter par quelqu'un qui est plus fort, plus jeune et plus rapide que moi. Pourquoi penses-tu que je ne l'aie jamais proposé ? Tu crois que je n'ai pas remarqué que tes réflexes étaient largement au-dessus de la normale ?

- Tu m'as déjà regardé combattre alors ?

Zut, il me cueille avec ses grands yeux innocents, et je ne peux empêcher les coins de ma bouche de remonter en un sourire que je transforme en une grimace, assortie d'un froncement de sourcils. Mes lèvres se scellent ; pas question de rentrer dans son jeu.

- Match amical, insiste-t-il en faisant semblant de n'avoir rien remarqué. Pas d'enjeu, je ne frappe pas, je veux bien te laisser choisir les engagements ; et si tu décides de porter tes coups, j'essayerai d'esquiver.

Sa moue indique qu'il m'accorde des faveurs indues, mais je sens son amusement par en dessous.

- Tu te crois tellement plus fort, pour t'imposer tous ces handicaps ? grogné-je.

- Je te donne l'occasion de me taper dessus, tu ne vas quand même pas refuser ? Tu n'as qu'à te dire que c'est l'expression déguisée de ma culpabilité, puisque tu tiens tant à m'accabler.

Cette fois un sourire sardonique monte sans que je cherche à l'effacer : je me sens féroce ce soir. Encore faut-il que je parvienne à toucher ce champion de l'esquive dans tous les domaines.

****

En dépit de nos tenues assez peu orthodoxes - shorts et torse nu - nous suivons à la lettre le protocole des annonces : le formalisme renvoie à la routine rassurante des engagements, permet de se concentrer sur l'essentiel. Échauffement : assouplissements, respiration, rythme du cœur, équilibrage des énergies. Je me sens déjà mieux, apaisé, détaché.

Échauffement encore, mais à deux cette fois : les premières passes m'éclairent sur ce qui m'attend. En arrière-plan de mon propre corps, je le perçois qui vibre et palpite en face de moi. Je réalise tout de suite qu'il m'a piégé. Jamais je ne pourrai frapper pour blesser. Tout autant que la tradition du combat qui veut que l'on retienne ses coups, le lien entre nous, cordon ombilical pulsatile, m'en dissuadera. Est-ce qu'il le modérera aussi ?

Très vite, ces inquiétudes me paraissent futiles : les enchaînements d'attaques me demandent toute ma concentration, j'oublie qui nous sommes pour parvenir à l'immersion profonde qui est le secret des maîtres. La connexion achevée entre le corps et l'esprit. Un état de grâce qui permet d'être vivant dans l'instant présent, d'une manière parfaite qui étire le maintenant vers l'infini.

Le ponton est protégé à droite et à gauche par des rambardes qui délimitent le ring de notre match. Nous y virevoltons, d'un côté et de l'autre, approchant parfois du bord de l'eau.

Il s'est mis à mon niveau, je sens un infime ralentissement dans ses gestes, mais rien qui s'apparente à de la condescendance. Non, il veut profiter lui aussi d'un combat qui n'a de sens que dans l'équilibre. Les coups sont précis, la force calculée, aucun de nous deux ne va blesser l'autre cette nuit.

Pendant un temps que je ne mesure plus, nous enchaînons attaques et parades, dans une chorégraphie improvisée et fluide. La durée n'existe plus, nous sommes dans un entre-deux qui nous élève vers d'improbables perceptions de plénitudes. Quelque chose qu'on ne ressent que dans les meilleurs combats.

Quelques raideurs dans le dos et des brûlures dans les muscles des cuisses me sortent de ce transitoire état de perfection, et me ramènent à mes limites : mon corps, qui commence à crier grâce.

Je sens sa déception de ne pouvoir poursuivre ce moment, et une sorte de compassion qui m'agace. Malgré tous les traitements qui repoussent la vieillesse et prolongent la vie, il restera toujours plus jeune et plus fort, et probablement, comme ceux de son espèce, vivra-t-il plus longtemps.

Rassemblant mes dernières forces dans un enchaînement sophistiqué. J'attaque puis feinte à contrepied. Déséquilibré, je pivote sur un pied, l'agrippe au passage et nous balance tous deux dans l'eau.

J'émerge du liquide tiède, triomphant :

- Tu es mort !

- On est deux alors, reproche-t-il. Tu n'es pas censé te jeter avec ton adversaire dans le vide.

- C'est mieux que de te laisser gagner. Tu devrais le savoir, non ?

Il me fixe sans rien dire, puis il prend une voix grave et cérémonieuse et articule la phrase rituelle des vaincus :

- Je rends grâce pour ce combat. La leçon m'honore et m'instruit.

- Le service de la guilde nous honore tous.

Sur ces mots rabâchés, nous sortons de l'eau, mais alors qu'il se propulse sur le ponton d'un appui vigoureux, je m'y hisse avec peine, en utilisant l'échelle.

À bout de forces.

Allongé à plat dos sur le bois odorant, je contemple le ciel, détendu, dans une torpeur bienheureuse qui me rappelle celle succédant à d'autres performances, plus horizontales celles-ci.

Assis en tailleur près de moi, il respire profondément, insufflant un rythme sur lequel je me cale, concentré sur le souffle qui va et vient.

- Je suis désolé, murmure-t-il soudain.

D'une main légère, il nous connecte en posant ses doigts dans mes crins blonds.

- Tu as raison. Ça ne change rien, mais tu as raison... Pour le passé.

Surpris par cette admission, je cherche ses yeux qui se dérobent.

- J'aurais dû prévoir que cela ne s'arrêterait pas avec mes aveux. Que tu aurais besoin de te venger, de rétablir l'équilibre. Ce fichu équilibre, si important pour vous, les Nigatiens. J'étais jeune et naïf, je n'imaginais pas que tu prendrais autant de risques pour si peu.

- Qu'est-ce que tu aurais fait, si tu l'avais anticipé ?

Il hésite, réfléchit à une réalité qui n'a jamais éclos.

- J'aurais peut-être dû ne jamais rien te dire. Te laisser enfouir petit à petit cet épisode mystérieux dans ta mémoire. Après tout, tu avais vaincu les monstres et regagné ta place dans l'armée. Quoi de mieux pour repartir d'un bon pied ?

- Tais-toi. C'est odieux. Tout sauf cette version-là.

Il cesse de fixer le sol et nos regards se trouvent.

- Alors qu'est-ce que tu veux ? Des excuses et des regrets, ça ne suffit pas ? On ne peut pas changer le passé ; juste faire la paix avec lui.

Un léger sourire étire ses lèvres.

- Mais tu ne désires pas négocier un armistice, insiste-t-il. Tu as besoin de me haïr pour avancer. Tu crois que je ne l'ai pas compris depuis tout ce temps ?

Je me trouble. Nouvelle pirouette ou expression de ce qu'il pense réellement ?

Et moi ?

Ma perplexité doit se voir, car il rit et me redresse d'une main ferme, agrippée à mon poignet.

- Viens. Après le combat, la récompense du vainqueur.

Sa voix douce et grave me surprend.

- Tu m'imagines en état de faire quoi que ce soit ? protesté-je.

- Tu m'as démontré que tu avais des ressources insoupçonnées. Tu veux parier ?

Il m'entraîne vers la maison, vers la promesse d'une réconciliation. Je le laisse faire, sonné, incapable d'aligner deux pensées. Une odeur poivrée monte de la mer, déconcertante elle aussi. Dans la chambre à la pénombre reposante, il me pousse gentiment sur le lit. Les coussins m'enserrent, me font sombrer dans leur douceur traîtresse à la senteur florale. Je m'y dissous, m'y éparpille. M'éteins. Seule demeure une flamme vibrante au centre de mon être.

- Eh, ce n'est pas encore le moment de dormir, énonce-t-il.

Il me retient, me tire vers la surface. Entreprend de ranimer ce qui palpite encore. Y réussit assez bien...

Le reste est inracontable, et n'appartient qu'à nous.

 

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Fannie
Posté le 05/03/2017
Combat et Détecteurs
Coucou Rachael,
Toujours cette même discussion qui revient encore et encore. Que veut Sengo, à la fin ? Il n’y a pas de bonne réponse. L’Autre aurait pu lui permettre de reprendre sa vie là où il l’avait laissée pour retourner dans l’armée, mais cette option lui paraît inacceptable. Alors quoi ? Il n’y avait qu’une alternative et aucun des deux choix ne convient à ce monsieur. Il me fait un peu penser à mon fils : il n’y a jamais aucune solution qui ne lui convient et quoi qu’on fasse avec lui, on est coupable à ses yeux.<br /> J’aime bien la description de la faune marine et celle du combat. Je trouve un peu puérile la façon de « gagner » de Sengo. Y croit-il lui-même ?<br /> Dans des situations similaires à celle de la fin du chapitre, ma sœur aînée et moi employions une phrase : « Et le dialogue se poursuit gestuellement. »
Des détecteurs de télépathes ? Une telle invention devrait logiquement provoquer un exode des télépathes vers les planètes où on les accepte. La politique prend une drôle de tournure. C’est l’éternel débat entre sécurité et démocratie…<br /> La confiance ne serait possible qu’entre égaux ? Cela voudrait dire qu’il ne peut pas non plus y en avoir entre un chef et ses subordonnés, entre un professeur et son élève, entre parents et enfants… Cette théorie ne tient pas la route. C’est encore un prétexte à la Sengo. En attendant, le moins digne de confiance, c’est lui, après la manière dont il a osé trahir l’Autre.<br /> Oui, je pense que ça commence à se voir : j’ai depuis longtemps une préférence pour l’Autre.
Coquilles et remarques :
à coup de formules cuisantes et de condamnations définitives [à coups de]
Ma courge a disparu, mais une nuée de minuscules alevins fluorescents l'a remplacé [remplacée]
Mais au final, pour la distribution des blâmes [« au final », encore une expression à la mode qui ne respecte pas la morphologie du français : finalement, à la fin, en fin de compte, etc. Voir ici : http://www.academie-francaise.fr/au-final]
Pourquoi penses-tu que je ne l'aie jamais proposé ? [que je ne l’ai ; il n’y a ni doute, ni incertitude]
Rassemblant mes dernières forces dans un enchaînement sophistiqué. J'attaque puis feinte à contrepied. [Je mettrais une virgule après « sophistiqué » ; contrepied est la graphie rectifiée, l’orthographe traditionnelle étant contre-pied]
Surpris par cette admission, je cherche ses yeux qui se dérobent. [Je trouve toujours bizarre d’employer « admission » sans complément dans cette acception. Concession, peut-être?]
 
Cette admission candide, loin de me chagriner, me fait éclater de rire. [Même remarque ; ici, je mettrais « aveu » ou « confession »]
- Et pour mon unité, quelle conséquence ? [il y aura probablement plus d’une conséquence ; je le mettrais au pluriel]
lui le maître du jeu, que comprend-il de mes motifs ? [il faudrait une virgule après « lui »]
 
Rachael
Posté le 05/03/2017
Ah, ah, une préférence pour l'Autre ? Je m'en serais doutée, à te lire depuis quelques commentaires. J'espère néanmoins que Sengo ne t'agace pas trop. Ses conflits sont réels, et il essaye quand même d'y voir clair avec ce journal et d'être le plus honnête qu'il le peut. Ce qui ne l'empêche pas d'être injuste parfois avec l'Autre. 
Oui, la politique prend une drôle de tournure, et ce n'est pas fini.
Sur la confiance, c'est encore la même rengaine de Sengo, qui reproche à l'Autre sa protection qui l'emprisonne en même temps: il juge donc que l'Autre ne lui fait pas confiance. Donc c'est comme qui dirait un mot "miné" entre eux.    
Merci pour les coquilles :-*) 
Elka
Posté le 04/07/2015
Coucou !
Arg mais c'est qu'on ignore encore ce qui les a poussé à se voir après seulement 3 mois ! Fort heureusement, nous savons que le sujet ne sera abordé que le lendemain. On comprend leur besoin d'une nuit loin de tout ça, une nuit plus ordinaires que tout ce qu'ils on vécu en fait, puisqu'ils ne se retrouvent pas que pour les besoin de la protection de Sengo.
C'est presque dommage que la phrase de l'Autre qui concluait le chapitre précédent ne trouve pas écho dans les réflexions de Sengo lorsqu'il observe, seul, la faune locale (et quelle faune <3 Elle m'a laissé de belles couleurs dans les rétines et une impression de fraîcheur dans les 38° de mon appart !)
Leur combat, les excuses de l'Autre, la façon dont Sengo a l'air de ne plus lui en vouloir (de s'avouer l'aimer sans l'avouer, oserais-je dire :p) : tout ça était adorable. J'ai d'autant plus peur du sujer qu'ils aborderont le lendemain du coup, encore plus peur de la fin que tu nous prépares après ce qui ressemble à leur dernière réunion (j'extrapole possiblement hein ? Mais la fin s'approche, ce rendez-vous durera au moins trois chapitres (une première !) leur relation se fait plus franche, plus tendre... moi je dis que ça sent la fin encore plus fort T_T))
Je guette la suite mais... profite à fond du Vermont !
Biz Rach' !
Rachael
Posté le 04/07/2015
Dernière réunion, peut-être pas, mais elle est spéciale, comme tu l'as remarqué, par sa motivation et son intensité particulière. Et elle dure trois chapitres, toutafait...
Oui la fin approche, mais il reste encore quelques chapitres... 
Tant mieux si les mers d'Ione t'ont un peu rafraichie. Courage pour ces températures pas drôles !
Bizzz ! 
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