Détecteurs

Par Rachael

1659 AÉ, 045ième

Ione.

 

Au matin, dans la lumière aigue-marine des premières heures, les drames de la veille paraissent bien puérils, notre combat presque irréel.

Pieds nus sur le ponton, je goûte la simplicité de l'instant, la fraîcheur de l'air, la douceur du bois humide. Pourquoi raisonner et argumenter sans fin quand les corps sous nos doigts parlent le même langage et suffisent à nous rapprocher ?

Apaisés par nos retrouvailles de la nuit, nous abordons les sujets sérieux :

- Qu'est-ce qui va se passer maintenant dans la Fédération ? demandé-je.

- Le gouvernement central va en profiter pour installer partout les nouveaux détecteurs qui ont été testés l'an dernier avec tant de succès.

J'écarquille les yeux :

- C'est un détecteur qui a déclenché cette folie ?

Malgré mon peu de sympathie pour les télépathes, j'ai toujours admiré l'action du commandant Lan Gensui. Sa politique prudente de restructuration de la flotte fédérale a porté ses fruits, il a réussi à casser les pouvoirs locaux, à retisser une unité qui s'était défaite. Grâce à lui, l'armée fonctionne et joue son rôle de maintien de la paix au sein d'un vaste cortège de planètes assez vite prêtes à s'échauffer pour un rien.

Qu'il ait utilisé ses capacités pour cela ne me choque pas. S'il existe un endroit où un télépathe fasse l'affaire, c'est bien à la tête du plus grand réseau de renseignement et de surveillance qui soit.

Pendant toutes ces années, je l'ai observé prudemment depuis mon discret perchoir avec la délectation de celui qui sait, repérant çà et là l'effet de son petit avantage : il ne s'est jamais trompé sur les réels motifs des uns ou des autres, même quand ceux-ci manquaient de transparence. Il a rarement joué perdant.

En outre, je serais malvenu de l'accabler. Sans lui, nous n'aurions jamais réussi à créer la cellule.

Je suis abasourdi qu'il se soit laissé prendre par un simple appareil.

- Zut, j'ignore tout sur ces nouveaux engins. Ils sont efficaces ?

- Sur les télépathes ordinaires, oui. Moi, je ne les trouve pas plus difficiles à casser que les autres.

Cette admission candide, loin de me chagriner, me fait éclater de rire.

- Je ne te connaissais pas cette facette de destructeur de matériel de l'État.

- Mhm, je ne pensais pas que tu applaudirais. Je n'ai pas enregistré mon score exact... quelques milliers de ces engins. Ce qui m'ennuie, c'est que ça augmente les bénéfices des sociétés qui les fabriquent, puisqu'ils s'empressent de les remplacer.

Mon rire redouble, toutefois je reprends mon sérieux pour lui répondre :

- Je n'ai pas dit que j'approuvais, au contraire. Les gens ont le droit de protéger leur esprit des incursions des spions.

- Protéger, pourquoi pas ? Ici, il existe des brouilleurs pour ça. Les détecteurs de la Fédération ne sont pas des moyens de protection, mais des armes, des engins d'agression pour repérer les télépathes. D'abord, ils les montrent du doigt... ensuite, qu'arrivera-t-il ?

- Les spions ont obtenu le statut de citoyens à présent. Le gouvernement n'osera pas abroger la loi de citoyenneté fédérale, affirmé-je, sans avoir décidé si je dois m'en réjouir ou le déplorer.

- Non, pas pour l'instant, mais tu sais comme moi que les textes ne font pas tout.

- Et pour mon unité, quelle conséquence ?

Il ne répond pas tout de suite. Il me fixe avec un air songeur, le menton sur son poing fermé.

- Tu n'as jamais eu envie d'arrêter, de mener une vie normale ?

Je le regarde avec dédain, encore irrité par ses propos de la veille.

- Une vie normale ? Pour cela, il n'aurait pas fallu te rencontrer !

- Je ne parle pas du passé, Sengo, mais de l'avenir. Tu as fait ces choix il y a seize ans et donné toutes ces années à l'unité, néanmoins tu pourrais maintenant désirer décrocher, revenir à une existence moins solitaire. Depuis quand n'as-tu pas vu tes enfants ? Tu irais fonder une famille, à nouveau, avec quelqu'un qui te plaît, ou peut-être monter une école de Shuzo sur une des nouvelles planètes ? Tu as encore de belles années devant toi...

Il esquisse une moue moqueuse en penchant la tête avant d'ajouter :

-... et le charme de la maturité.

Ses divagations me mettent en colère ; de quoi se mêle-t-il ?

Solitaire ? La faute à qui ?

Avec son poids de secrets, l'existence que je mène est largement responsable de mon éloignement de ma famille. Je ne les vois ni plus ni moins qu'avant, somme toute rien de bouleversé dans l'ordre des choses. Cependant, en réalité, ils ont une autre vie dont je ne fais plus partie.

Et comment pourrais-je envisager de fonder une nouvelle famille, tant que je suis lié à lui avant tout autre ? Je le trouve bien mal placé pour venir me donner des leçons.

Ma voix laisse sourdre un peu - beaucoup - de mon irritation :

- Si j'avais un tel souhait, comment proposerais-tu de le réaliser ?

- Il te suffit d'oublier ce qui te met en danger.

- Tu veux dire que tu en effacerais le souvenir ?

- Oui.

L'Autre n'a jamais eu peur des mots. Moi non plus, mais celui-là - oubli - est aigre comme du lait tourné. Il me soulève le cœur autant que par le passé.

- Et tous nos rendez-vous, tu comptes les gommer aussi ? Comme s'ils n'avaient jamais existé ? C'est si facile pour toi ?

Il semble surpris par cette véhémence :

- Non, enfin... je l'ignore. Je le ferais si tu me le demandais.

Je ne sais pas pourquoi je me sens si indigné. Ce qu'il propose revient après tout à un nouveau départ, une sortie honorable si jamais j'en cherche une. Pourtant, cet avenir qu'il m'offre ne m'évoque rien. Une bulle de savon qui frémit et se crève. Un mirage. Rien du tout.

- Laisse tomber. J'ai refusé l'effacement autrefois, je n'en veux pas aujourd'hui. Et je ne lâche pas l'unité en pleine tourmente.

Pour la première fois peut-être, je vois de la perplexité dans son regard. Lui qui croit toujours si bien tout contrôler, lui le maître du jeu, que comprend-il de mes motifs ? Je lui souhaite bonne chance pour les décrypter, quand je m'y perds moi-même.

- Qu'est-ce qu'il y a ? insisté-je. Tu veux te persuader que je peux encore être normal ou au moins revenir à une vie ordinaire ? Ce serait te donner une conscience vierge à moindres frais. Désolé, je ne marche pas.

- Non, à vrai dire, tu ne t'es jamais montré docile, Sengo, lâche-t-il avec une moue.

Une moue affectueuse ? Je pourrais presque le croire, ce matin...

- Alors, dans ce cas, reprend-il avec fermeté, nous allons attendre quelqu'un pour en parler avec lui.

Je le fixe avec surprise, comme il poursuit :

- L'amiral Kunney ne t'a pas ébloui par sa personnalité, depuis qu'il a assumé le commandement de la Flotte en remplacement de Lan Gensui. Ce qui est un aveu éclatant de ta propre évaluation des capacités de son prédécesseur, non ?

Il coupe court à mon indignation d'une main légère :

- Tu n'admettras jamais qu'un spion t'ait épaté. Quoi qu'il en soit, sous ses dehors très ordinaires, Kunney n'est pas un idiot. Il a mis ses pas dans ceux de Lan et n'a rien abandonné d'important. Si tu avais réfléchi, tu aurais réalisé qu'il ne pouvait pas permettre qu'un pantin du président vienne perturber la mission que vous menez à bien depuis tout ce temps.

Je laisse glisser la pique injustifiée.

- Tu veux dire que le nouveau commandement...

Je n'ose poursuivre la phrase.

-... ignore que vous existez, termine-t-il pour moi. À partir de maintenant, sauf si tu penses réussir à gérer l'extrémisme borné des nouveaux maîtres de l'armée, vous rentrez dans la clandestinité.

Je reste bouche bée. Tout a l'air si simple quand il s'en mêle.

- Mais...

- Je n'ai pas voulu te perturber avec ça. Le pire a été prévu depuis les dernières élections. Des fonds ont été mis de côté pour assurer un budget suffisant et une structure juridique a été créée. En gros, on te donne les clés, et tu te débrouilles comme un grand. Plus de comptes à rendre, sinon à ta conscience et à ton équipe. C'est à toi et à toi seul de décider.

- Et toi ? questionné-je en plissant des yeux suspicieux.

- Moi ? Je continue à te protéger et à te faire confiance.

L'arrivée de la navette de l'amiral Kunney me dispense de lui répondre. La confiance telle que je la conçois ne peut s'envisager qu'entre égaux. Or, nous n'avons jamais été égaux, lui et moi...

 

 

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Elka
Posté le 14/07/2015
La fameuse révélation ! Elle est de taille, en effet, pouvoir pointer les spions ne correspond pas exactement à ce qu'on imagine de la citoyenneté. Une fois pointé on leur tatou "spion" sur le front ? L'Autre a raison, de cette décision à l'attaque il n'y a qu'un tout petit pas ><
Du coup, sur la fin, j'étais un peu perdu : il va parler de clandestinité avec l'amiral Kunney ? Ou, justement, Kunney n'est pas au courant de sa cellule ? Pourquoi l'amiral vient discuter avec Sengo ?
J'ai trouvé adorable cette conversation sur l'avenir. L'Autre le protège vraiment par divers aspect. Il protège son esprit au quotidien mais, aussi, sa vie ; il se propose de protéger ses dernières années sans oser lui dire clairement. Je trouve ces dialogues sous-entendu sur l'affection/l'estime qu'ils se portent toujours très bien menés. Sengo, quand réaliseras-tu que vous vous aimez, tout simplement ? v_v Et l'Autre qui lui proposer un avenir avec femme et enfants... C'est un peu difficile à concevoir pour Sengo à présent, non ? Il n'a jamais été attiré par les femmes, en fait.
Je pense tout de même que ce dialogue sur les nouvelles méthode aurait eu sa place au tout début. Le dialogue aurait entraîné la dispute, qui aurait déboulé sur leur combat puis sur ce lendemain avec la navette de Kunney qui surgit. Je trouve étrange qu'ils aient autant repoussé la conversation en fait 
Ce n'est qu'une idée, bien sûr !
A vite ! <3
Rachael
Posté le 14/07/2015
Coucou Elka,
Bon, il va falloir que je revois ce passage avec l'amiral pour préciser qui sait quoi, ça doit pouvoir être plus clair.
Pour l'ordre du truc, pourquoi pas. Disons qu'on peut légitimement se demander pourquoi ils n'en parlent pas plus tôt. Je vais voir comment arranger le truc
Ben c'est vrai, Sengo n'est pas vraiment attiré par les femmes, mais il peut souhaiter une famille. L'idée du côté de l'Autre, c'est de pousser Sengo à réellement savoir ce qu'il veut, de l'obliger à se poser des questions qu'il refuse de considérer jusqu'ici. En fait, Sengo sait ce qu'il ne veut pas, mais il est loin de savoir ce qu'il désire vraiment.
Merci !  
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