1659 AÉ, 043ième
Ione.
L'actualité vient bouleverser l'agenda régulier de nos rendez-vous : au milieu de la propagande anti-spion qui l'a en partie fait élire, notre gouvernement central a diffusé une nouvelle qui est passée inaperçue de la plupart des citoyens de la grande Fédération. Un nouveau commandant en chef des armées a été nommé. Le parti au pouvoir a fini de placer tous ses pions.
Je ne sais encore quoi en penser, sinon que cela m'a ramené sur Ione, pour un entretien discret avec l'Autre, alors que nous nous sommes vus il y a à peine trois mois.
Cet endroit me laisse rêveur. Cette planète a été autrefois déclassée, jugée impropre à la colonisation par les autorités de ce qui allait devenir la Fédération. Motifs : animaux terrifiants et surtout tempêtes apocalyptiques qui détruisent périodiquement toute vie à la surface.
J'ai peine à l'imaginer : après les jolis chalets au pied de longues pentes enneigées, me voilà assis sur un ponton de planches brunes au bord de la mer, regardant des vagues vert pâle clapoter contre les roches grèges de la crique. Une petite maison aux formes élancées, entourée de terrasses de bois gris clair, attend que je me lasse de la morsure du soleil pour m'abriter. La température est douce, le vent chargé d'odeurs d'iode revigorantes, les planches tièdes sous mes fesses.
Mes pensées voguent jusqu'à Hido et ma famille, si proches, à quelques dizaines de kilomètres par la mer. Je leur rends visite, de temps en temps, comme un oncle distant. Sans jamais les perdre de vue, je n'ai pas cherché à me rapprocher d'eux, à revendiquer ma place. De quel droit les entraîner sous mon ombre ? Hido a trouvé un équilibre là-bas avec un homme bien plus lumineux que moi. Les garçons ont maintenant quitté leur mère, ils ont leur vie, mais sont restés ici. Mon aîné, Zéno me ressemble trop par son intransigeance pour que nous nous entendions. Son frère Ichiu est comme sa mère, un artiste et un rêveur, il n'est pas fait pour l'obscurité, lui non plus. Quant à la petite Malfa - étudiante et plus si petite maintenant -, elle a toujours considéré mon remplaçant comme son père, alors à quoi bon...
Même proche, je demeure éloigné de leurs cœurs et de leurs pensées. C'est mieux ainsi.
En attendant l'Autre, j'ai profité de l'eau tiède, peu salée et observé des myriades de minuscules créatures affairées qui me frôlaient en ondulant.
Pourtant, je me sens fébrile, en proie à une angoisse vague. Je connais ce symptôme. Le lien entre nous s'est activé de lui-même à mon arrivée, commençant à palpiter ; maintenant, il se déploie, prend ses aises, m'envahit. J'éprouve, comme à chaque fois, des sentiments contradictoires : émerveillement de cette faculté de ressentir ce qu'il ressent, de voir par ses yeux, doublé d'un profond trouble devant ce que je conçois comme totalement contre nature. L'intellect regimbe face à ce qui enchante les sens.
Je biaise en prétendant me parer de l'objectivité du scientifique qui observe pour classifier et comprendre, mais il ne s'agit que d'un subterfuge de mon esprit déboussolé. Je n'en suis que trop conscient.
J'ai envie de détaler et pourtant, je reste là, dévoré par le besoin de le voir.
¤¤¤
Il est arrivé dans une de ces petites navettes volantes qui sillonnent le ciel ici, m'a salué, puis a froncé le nez devant le verre de liquide ambré dans lequel s'entrechoquent trois glaçons :
- Tu ne devrais pas boire ce truc.
- L'alcool affaiblit les défenses psychiques. Je te facilite le travail pour plus tard.
- C'est idiot, puisque ta barrière ne doit être renouvelée que dans trois mois.
- Alors, disons prosaïquement que cela me détend.
Les spions, eux, ne consomment jamais d'alcool. Cela perturbe leur protection et risque de les amener à entendre tout et n'importe quoi sans réel contrôle. Un de leurs pires cauchemars, si j'en crois mes lectures.
J'esquisse un sourire amusé avant de lui faire partager mes pensées, qu'il a le bon ton de respecter, la plupart du temps :
- Chacun va devoir boire sa petite dose en public tous les jours, pour prouver à notre cher gouvernement qu'il n'est pas un affreux spion.
Pour toute réponse, il saisit mon verre et l'avale d'un trait. Interdit, je me lève, dans un mouvement de protestation vite réprimé.
- Voilà ! Il ne te reste qu'à attendre pour observer ce qui va se produire.
J'écarquille les yeux.
- Eh, qu'est-ce qui te prend, ce soir ?
- Rien, je suis juste content de te voir.
Je secoue la tête avec un air qu'il doit juger pincé. J'ai souvent l'impression qu'il ne montre qu'à moi ses facéties de gamin effronté. Il rit avec naturel devant ma réprobation :
- Il faut bien tenter quelques expériences, parfois. Et puis avec toi, même si je ne me souviens plus de rien demain matin, j'imaginerai sans peine comment la soirée s'est déroulée.
Je me demande s'il a déjà vécu ce genre de réveils en plein brouillard, avant de me dire que cela fait partie des innombrables choses que je préfère ne pas savoir sur lui. Le style de choses comme : avec qui passe-t-il ses nuits habituellement ? Juste un ours en peluche ?
Je suis atterré par mes propres divagations. Il n'existe rien entre nous de sentimental, il ne pourra jamais rien exister. Je ferais mieux de ne pas l'oublier. Nos rencontres se situent dans un entre-deux : un jour tous les six mois, au détour de nos vies respectives. Chacun de nos rendez-vous est une image subliminale au milieu du film qui ne s'arrête jamais. On la voit à peine, mais elle imprime en nous bien davantage qu'il n'y paraît.
Absorbé par mes idées saugrenues, je suis distraitement son geste tandis qu'il pose le verre vide sur la table. En prolongement de son mouvement, il me propulse d'une poussée vigoureuse dans l'eau. Je lui agrippe le bras comme je perds l'équilibre, et nous tombons tous les deux, moi déjà en maillot, lui tout habillé.
Nous fendons avec une grâce douteuse l'onde claire, dérangeons quelques poissons au passage et émergeons, lui riant, moi grognant.
- Eh, j'étais rincé !
- Pourquoi donc ? L'eau est pure et à peine salée. Mais si tu y tiens, je vais t'aider, ajoute-t-il avec des sous-entendus plein la voix.
Je croyais que nous devions parler de choses sérieuses. À une autre époque, je l'aurais probablement remarqué, confortant de la sorte ma réputation de froideur. Un talent acquis à grand renfort de punitions enfantines : on m'a enseigné dès l'âge tendre à rester imperturbable et grave en toute circonstance.
Aujourd'hui, je me dis qu'on ne vit bien que dans le présent, alors je l'entraîne vers la chambre que j'ai investie en arrivant. Il se laisse faire, comme toujours, enfoui dans une serviette que j'ai enroulée autour de lui en sortant de l'eau. Dans la pièce, il m'aide à débobiner le linge qui tombe à ses pieds et à enlever un à un ses vêtements dégoulinants. Je le frotte avec vigueur, avant de contempler mon œuvre en reculant de deux pas. Sa capacité à ne pas être embarrassé quand il parade nu devant moi m'étonne toujours. Son consentement tranquille aussi.
Dans de pareils moments, je me trouble, j'hésite, encore retenu par de vieilles lunes nigatiennes. Je dois avoir dans les huit ans ; mon père se tient devant moi, raide et digne, me disant avec force que deux individus de sexe masculin ne doivent se toucher que pour se serrer la main aux cérémonies funèbres ou pour les combats de Shuzo. Absurde, mon père me poursuit jusqu'ici, alors que je ne l'ai pas revu depuis plus de quinze ans.
Tandis que je me dérobe ainsi, perdu dans un passé intrusif, il me prend le visage entre ses doigts :
- Tu n'as besoin que de mon approbation. Pas de celles de toute ta lignée d'ancêtres éminemment respectables, ou d'une cohorte de professeurs compassés dont pas un seul n'a idée de ce qu'il rate.
Je me trouble :
- Mais cette approbation, est-ce que je ne la dois pas à ton envie de préserver l'équilibre, à l'expression d'un sentiment de culpabilité ?
- Eh, abstiens-toi de décortiquer ma psychologie, tu veux ! Ma culpabilité n'a pas de raison d'être plus forte que la tienne : c'est grâce à toi que nous avons hérité de cette situation impossible.
C'est la toute première fois qu'il me renvoie aussi clairement à ma propre responsabilité. Sujet tabou. Jamais il n'a ainsi remis en cause l'indignation qui est au cœur de notre relation. Est-ce cela l'effet de l'alcool sur lui : une franchise inaccoutumée ? C'est donc cela qu'il pense ?
Il insiste :
- Arrête de te voiler la face. Tu me blâmes depuis combien ? Seize ans ? Tu ne crois pas qu'il est temps d'admettre que tu détiens une grande part de responsabilité dans cette affaire ?
- Une grande part, vraiment ? N'était-ce pas à toi d'anticiper mes réactions ? Mon envie de vengeance ? Tu te crois toujours si supérieur aux autres, mais reconnais que cette fois-là, tu as été naïf, imprévoyant. Malgré tes dons diaboliques, tu n'étais qu'un petit amateur.
Mon ton est monté, écho de la fureur qui gronde en moi. Je bloque tout ce qui m'arrive par le lien entre nous, me referme au maximum. Je n'attends pas sa réponse. Je sors de la chambre à grands pas rageurs sans me retourner.
Je l'entends jurer derrière moi. Quand il me rattrape, après avoir enfilé une chemise et un short, je suis parvenu à la plateforme d'atterrissage et m'apprête à appeler une navette.
- Ne fuis pas. Si je reconnais mes erreurs, ça change quoi ? Tu te prends pour une victime, un condamné, mais me crois-tu vraiment plus libre que toi ?
Avec un geste contredisant curieusement ses paroles, il m'agrippe un poignet, m'emprisonnant dans une poigne implacable :
- Ne pars pas, murmure-t-il.
(Et oui, toujours là et bien là :D)
Après l'apothéose de la dernière fois, vous voilà face à un chapitre transitoire, non?
Et ça commence bien:
Comme nous sommes des lectrices avides, nous voulions un bisou, et après un bisou, on voulait un calin et plus si affinité... Et maintenant qu'on a tout ça, et bien on veut qu'ils s'aiment!! Et cette petite phrase en dit long:
"Ne pars pas"
Olé.
Mais je remarque aussi que le nouveau commandnat en chef a bougé et qu'il me semble que tu disais quelque part sur PA que cette histoire arrivait sur sa fin. Cela veut-il dire que nous arrivons vers un final alliant sentiments et action (dis comme ça, ça fait terriblement nunuche ;) ).
Et puis du coup, je voulais dire que après avoir re-lu une partie de ton histoire, j'ai quand même envie de faire un dessiiiiiiiiin!! Mais sans montrer leur visage... Je peux dis?
A bientôt pour de nouvelles aventures chocolatées!!
Lou
Vous voulez qu'ils s'aiment ! Et puis quoi encore ! Comme je disais à Elka (commentaire précédent), c'est Sengo qui raconte, et s'il n'a pas envie de le dire, il ne le dira pas, nah ! N'oubions pas que notre narrateur n'est pas forcément honnête avec lui même, ou avec le lecteur. Et s'il ne veut pas l'admettre, y a plus qu'à attendre que les circonstances l'y poussent. (chuuuutttt !)
Quant à l'Autre, cette petite phrase est très significative... (hi hi hi)
Plus que quelques chapitres en effet, dont certains sont très courts. (donc vous en aurez plusieurs à la fois)
"Un final alliant sentiments et action" (^_^): l'expression est drôle, mais ça va être un peu ça. J'espère ne pas me faire lyncher après le dernier chapitre par mes lectrices frustrées par la chute x_x
Un dessin ? Mais bien sûr, ce serait génial ! Moi qui suis une quiche totale en dessin, je suis ravie quand on me fait des dessins sur mes histoires. J'ai déjà celui d'Elka <3 (sur papier et tout, grâce à l'IRL !), mais un sans montrer les visages, ma curiosité est vraiment piquée, là !
Merci, à bientôt !
Mais, cette fin T_T
Bon je chipote d'abord. Ca fait 15 ans, et ce paragraphe sur le fait que Sengo refuse de les croire amoureux était très bien. Il pourrait même commencer à s'interroger avant que l'Autre n'arrive. Il est impatient, il pense à sa femme pour laquelle il n'avait peut-être pas cette impatience, justement. Y'a un parallèle de possible. Et il peut y revenir quand il est dans l'eau avec l'Autre.
La colère de Sengo m'a parut un peu abrupte, justement après 15 ans de piques de ce genre. Si le sujet n'a plus été abordé, ça vaut le coup de le dire franchement. Prendre le temps d'expliquer son agacement et sa fuite alors que, mince, on s'attendait à ce qu'il cause politique sous peu ! Faut donc faire passer que la colère de Sengo le rend soudain indifférent.
Ne le prend pas mal parce que j'adore (vraiment) toutes leurs interractions. Et cette dispute, avec cet aveu à la fin de l'Autre me parait tellement important que je suis frustrée de la brêveté du chapitre et des réflexions.
Nous on est comme Sengo, on guette l'instant ou on causera politique, mais ça ne le travaille pas plus que ça que cet instant se retarde.
Du coup on a l'impression que ce n'était qu'un prétexte et c'est super dommage parce qu'il y a carrément moyen de mêler leur histoire personnelle, celle des Spions et les réflexions de Sengo qui pourraient (enfin) l'amener vers la conclusion toute con, mais pas anodine pour lui, qu'il est amoureux.
Bon, on dirait que j'ai rien aimé mais c'est faux ! Ce présent que Sengo préfère au passé, le fait que les spions ne boivent pas d'alcool, ce passage sur sa famille, sur son père, cette fin (CETTE FIN !!). Au contraire, j'ai tellement aimé tout ce qui se cache dans ce chapitre que ça m'a poussé à t'enquiquiner avec toutes mes remarques (encore une fois très subjectives)
J'ai eu tellement de belles images entre cette mer, l'Autre, leurs enfantilages dans l'eau... <3
Amoureux ? Qui a dit qu'il était amoureux ? En tout cas pas lui... Ben ouais, ca lui ferait trop mal de l'avouer... N'oublions pas que c'est lui qui raconte, et que personne ne peut l'obliger à dire ce qu'il ne veut pas dire. Donc pour les aveux, va falloir attendre des circonstances particulières T_T
La fin (^_^) : c'est une addition récente, avant c'était bcp plus plat.
A ce propos, d'ailleurs, on s'en approche, de la fin, plus que quelques chapitres dont certains très courts.