Comme d’un petit être de lumière, la joie semblait émaner d’elle

Par Selma

Les alentours du couvent étaient paisibles. La neige avait tamisé l’atmosphère et les pierres anciennes de la bâtisse donnaient l’impression d’un havre de paix. Un petit ruisseau se faufilait entre les conifères, passait au milieu d’une clairière, puis continuait dans la forêt. Il y avait la statue d’une vierge dans cette clairière et un banc en pierre. Un observateur ou une none du couvent aurait put apercevoir une jeune femme balayer la neige qui s’était amassée sur ce banc pour s’y assoir. À présent elle avait la tête baissée et les mains jointes. Elle faisait une prière. Cette vision inspirait une grande solitude et on sentait l’infini dans cette posture.

Irène était arrivée cinq jours plus tôt chez son père et depuis, elle s’était rendue chaque matin au ruisseau, près de la statue de la vierge. Dans le froid et la solitude, elle se sentait chez elle. Le paysage blanc était à l’image de son âme glacée. Elle se trouvait tour à tour assaillit par la tristesse et la colère. Ses interminables lamentations la rendait furieuse contre elle même, mais la colère la menait au désespoir lorsqu’elle se rendait compte de son impuissance. C’était un cycle infini qui ne la renvoyait qu’à sa propre solitude. Parfois une soudaine impulsion la prenait : elle plantait alors ses doigts dans la neige et la jetait vers le ruisseau, ou bien elle envoyait un violent coup de pied dans la poudreuse. Elle ne pouvait pas se permettre d’être ainsi en présence de Thomas et de son père. Elle voulait rester pour eux la jeune femme forte qu’elle avait prétendue être durant tant d’années.

Mais parfois la solitude devenait féroce, elle l’empoignait aux entrailles. Alors Irène rentrait au chalet, presque en courant. Elle avait un soudain besoin de compagnie, avait peur de se perdre elle même, de se jeter malencontreusement dans le ruisseau, à quelques pas de la statue de la vierge.

En de rares moments, la proximité de la vieille bâtisse réussissait à l’apaiser. En ces moments, Irène avait l’impression qu’on posait une sourdine sur son âme tumultueuse ; en ces moments, la densité des arbres sur l’autre rive du ruisseau réussissait à absorber son regard. C’était comme si un bras maternel se posait doucement autour de ses épaules et lui disait que tout irait bien. Mais ce bras rassurant n’existait plus depuis longtemps. C’était davantage l’âme de sa mère qu’Irène sentait toute proche. Vingt ans plus tôt elle était venue sur ce même banc avec sa sœur Éléanore, âgée alors de dix-sept ans tandis que Irène n’en avait que dix. C’était après la mort de leur mère, Mathilde Tellier, qui avait succombé à une pneumonie bactérienne. La jadis grande famille avait été réduite à quatre membres, après le départ des trois grandes pour les études, et de leur mère pour l’autre monde.

Caro, la plus âgée des six sœurs, avait quitté le domicile avant la naissance d’Irène. Elle avait beaucoup étudiée, était devenue docteure en microbiologie et professeure à l’université. Elle était une étrangère pour Irène, une femme agréable, certes, mais qui n’avait rien avoir avec elle.

Emma était née en 2004. Elle n’avait jamais vraiment quitté sa famille. Elle avait suivit des études d’infirmière dans sa ville natale, Épinal, et avait décidé d’y rester avec son copain, avec qui elle emménagea quelques années plus tard. Elle n’avait jamais cessé de rendre visite à ses parents et à ses sœurs, et avait été comme une deuxième mère pour Irène, surtout après la mort de Mathilde. À trente-six ans, Emma était tombée malade du cancer de la poitrine. La tumeur l’avait consumé petit à petit. Elle s’était battue. Elle mourut dignement.

Roxane avait tout juste dix ans de plus que Irène. Durant son adolescence, elle voyait du monde : elle passait souvent les week-end entre amis, parfois même les vacances. Irène se souvenait de ces filles et de ces garçons qui sonnaient à la porte pour savoir où était Roxane. Parfois Irène leur répondait qu’elle ne savait pas, d’autre fois, elle allait chercher sa sœur qui s’éclipsait aussitôt. Roxane était affectueuse, mais dans les souvenirs d’Irène, elle était le chainon manquant de la famille. Son baccalauréat en poche, elle n’avait pas attendu avant de faire ses valises, et de s’éclipser à nouveau.

Éléanore avait toujours été dans les confidences de Roxane. Elle avait toujours été là pour chacune de ses sœurs. Malgré sa différence d’âge avec Irène, elles avaient vécu beaucoup d’aventures, de bons moments ensembles ; elle avait permis à Irène de devenir la jeune adulte qu’elle était.

Sissi était la rebelle de la fratrie. Elle tenait à sa liberté, et enfreignait les codes qui avaient valu pour ses sœurs ainées. Mais suite à la mort de sa femme, Emmanuel Tellier percevait le monde d’une autre façon, aussi n’en tenait-il pas rigueur à sa fille. Le premier grand rêve de Sissi avait été de devenir écrivaine engagée, et puis elle l’avait abandonné pour espérer devenir une grande philosophe. Elle était finalement devenue institutrice et vivait heureuse avec sa copine, ce qui avait été son but premier, en bonne philosophe.

Malgré le mugissement du vent, le clapotis du ruisseau et les soudains battements d’ailes de quelques oiseaux qui étaient restées fidèles aux Alpes pour l’hivers, un bruit de pas s’enfonçant légèrement dans la neige se distinguait. Il approchait avec lenteur. Irène garda pourtant la tête baissée et l’ignora. Les pas s’arrêtèrent devant le banc. Irène continua à ignorer, mais peut-être était-ce parce qu’elle ne s’en était pas rendue compte. Les pas s’éloignèrent alors pour s’arrêter à nouveau.

Quand, quelques temps plus tard, Irène ouvrit les yeux et redressa la tête, elle aperçut une enfant un peu plus loin, en train de rassembler de la poudreuse, sans doute pour former un bonhomme de neige. Elle amassait les blocs de neige les uns par dessus les autres avant de les tasser, de les lisser, de les arrondir. Soudain, l’enfant se retourna, comme si elle avait sentit le regard d’Irène dans son dos.

_ Bonjour madame, fit-elle avec un grand sourire.

Irène fut bouleversée. Une présence dans ce lieu isolé lui faisait un drôle d’effet ; surtout celle d’une jeune fille aussi joyeuse. Cela brisait la bulle de glace dans laquelle elle s’était enfermée. La fillette s’approcha du banc. Elle était emmitouflée dans un bonnet, une écharpe sur laquelle reposait un sifflet, et des moufles recouvertes de neige. Elle avait de grands yeux d’un bleu sombre, des lèvres fines et un nez rond sur un visage pâle et quelque peu rougit par le froid. Elle aurait put venir d’un palais de glace battit en plein cœur de la forêt ou d’un compte féérique. Comme d’un petit être de lumière, la joie semblait émaner d’elle. La jeune fille s’arrêta quelques pas devant Irène.

_ Je m’appelle Blanche, déclara t-elle d’une voix à la fois claire et profonde, en lui tendant une moufle humide.

Irène la serra tout en rendant un sourire chaleureux à Blanche. Puis, après s’être rendue à l’évidence en acceptant que la jeune fille ne venait pas de la forêt enchantée, elle s’enquit,

_ Tu es toute seule ?

_ Je suis en convalescence, madame, dans le couvent. J’ai le droit à trente minutes dans la clairière, et après je rentre. Vous voyez, j’avais le covid, mais maintenant je suis presque guérie … Maman me cherche dans une semaine pour que je sois bien en forme … Mais vous m’avez pas dit comment vous vous appelez en fait ?

_ Je m’appelle Irène.

_ D’accord, fit-elle en hochant la tête, puis lança un regard malicieux à la jeune femme : je paris que vous vous demandez pourquoi je suis dans un couvent pour guérir du covid … En fait ma mère voulait pas que j’aille à l’hôpital parce qu’elle trouve que c’est trop dangereux. Vous savez, avec le piratages par les Russes et tout … Un jour, un oncle de mon père a fait un arrêt cardiaque sans que les médecins s’en rendent compte puisque sa sonnette d’alarme avait été désactivée.

Blanche fut prise par une quinte de toux.

_ Si je tousse ce n’est pas à cause du covid, c’est que je suis asthmatique aussi, vous comprenez ?

Une sensation familière envahit Irène. Sa mère aussi, était asthmatique. Un souvenir enfouie ressurgit soudain dans sa conscience.

 

16 mai 2030

Irène n’avait soudain plus trente ans mais dix, et devant elle se trouvait non pas la fillette, mais sa mère, et elle était allongée dans le grand lit conjugal. Mathilde Tellier fut prise d’une grande quinte de toux. Lorsqu’elle retomba sur son oreiller, elle dit à Irène d’une voix faible,

_ Je ne sais plus si c’est la maladie ou si c’est mon asthme, Irène, apporte moi un verre d’eau s’il te plaît.

Irène courut vers la cuisine. Elle mit quelques secondes avant de se rappeler dans quel tiroir se trouvait les verres, car la famille avait emménagé très peu de temps auparavant. Puisque Caro, Emma et Roxane avaient quitté le foyer, la maison à Épinal dans laquelle ils avaient habité pendant plus de dix ans était devenu trop grande, et ils avaient choisi d’acheter un chalet montagnard. Quand elle retourna dans la chambre de sa mère, Irène croisa Sissi, treize ans, qui était vêtue d’une mini-jupe et d’un T-shirt qui laissait voir son nombril. Elle se mouvait au rythme de la musique qui sortait de ses écouteurs. Elle ne semblait pas se préoccuper de sa mère autant que sa petite sœur. Lorsque Irène retourna auprès du lit, Mathilde Tellier était à nouveau atteinte d’une quinte de toux. Elle se laissa retomber sur l’oreiller, haletante.

_ C’est ni l’un ni l’autre je crois, je dirais plutôt que c’est le diable.

Puis elle bus le verre d’eau en quelques gorgées.

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