Non, j'ai l'impression d'avoir déjà tout vu, tout vécu

Par Selma

18 février 2050

 

Irène balaya la neige sur le banc à côté d’elle, et fit signe à Blanche de s’assoir.

La fillette ne se laissa pas prier. Elle croisa ses pieds qui ne touchaient pas le sol et poursuivie,

_ Maintenant que je suis rétablis, je peux sortir à l’extérieur, sœur Hélène dit que l’air des montagnes fait du bien aux poumons … Est-ce que vous avez déjà eu le covid, vous ?

_ Oui … oui je crois bien, ça fait longtemps, je devais être plus jeune que toi.

Blanche continua à poser des questions : elle demanda quel variant Irène avait eu, si elle avait été à l’hôpital, si les hôpitaux était dangereux à son époque, si elle connaissait le couvent, si elle aimait faire de la luge, si elle avait déjà fait du ski … La jeune femme répondait aux question par quelques mots, par bribes de phrases. La petite faisait la conversation pour deux et pardonnait le manque d’enthousiasme d’Irène en le comblant par sa bonne humeur.

Puis elle lui demanda si elle habitait dans les environs. Irène essaya de rester vague. Elle ne voulait pas parler de là-bas. Elle osait à peine en parler avec Thomas, alors devant une enfant, il n’en était pas question. Elle ne voulait pas lâcher prise et perdre son sang froid. Mais Blanche insista.

_ Vous êtes en vacances, c’est ça ? Chez votre papa ?

_ Oui, souffla Irène, alors qu’elle sentait les larmes lui venir aux yeux.

Blanche ne dit rien. Irène s’éclaircit alors la gorge.

_ Non, en fait, je suis chez mon père car ma maison a été inondée. Je n’ai plus de chez moi. Tu as déjà entendu parler des catastrophes climatiques, j’imagine ?

Blanche la regarda d’un air grave et hocha la tête.

_ Oui, on en parle souvent dans le journal et à la télé, à la radio aussi … Fit-elle doucement, c’est à cause du réchauffement climatique.

Blanche se mordait la lèvre inférieur. Elle aimait observer attentivement les gens pour deviner ce qu’ils cachaient en eux, ou bien trouver les mots qui permettraient de dévoiler quelque chose, mais sa solitude au couvent avait été plus forte. Elle l’avait rendu bavarde et aveugle. Elle s’en voulait de n’avoir pas remarqué plus tôt que cette dame semblait absente pour une bonne raison. D’habitude, elle notait ses observations par rapport à son entourage dans un carnet qu’elle avait emmené au couvent, mais qui ne lui avait pas été très utile durant sa maladie. Depuis quelques jours, elle avait créé une fiches sur deux religieuses qui s’occupaient d’elle, pour comprendre pourquoi elle étaient si bienveillantes. Elle se doutait que Dieu avait une incidence là dessus, même si elle connaissait un bon nombre de croyant qui n’avaient rien de tout cela.

_ Moi aussi je serais très triste si ma maison était détruite, dit Blanche au bout d’un moment. En plus j’habite près d’une rivière, près de la Maine à Angers, ça pourrait arriver à tout moment … Mais il y a deux étages, alors on pourrait monter tout en haut, et sortir sur le toit par une des fenêtres qui est dans le plafond.

 

23 novembre 2046

 

_ Regarde Thomas, cette maison est jolie ! Fit Irène en pointant du doigts une demeure de taille moyenne, dont la façade était d’un blanc éclatant.

Il y avait un panneau Zu verkaufen en carton qui recouvrait dans sa quasi totalité une fenêtre du rez-de-chaussée.

Thomas et Irène faisaient une promenade matinale dans la ville des parents du jeune homme à qui ils rendaient visite. C’était une matinée ensoleillée de printemps, mais froide, aussi étaient-ils emmitouflés dans leurs mentaux d’hivers. Irène poussait un landau dans lequel son enfant était lui aussi chaudement vêtu.

La maison semblait leur faire un clin d’œil. Irène et Thomas avaient déjà vaguement songé à déménager de l’appartement dans lequel ils habitaient depuis cinq ans, mais ils ne s’y étaient pas encore attelé activement.

_ En plus elle n’est que mitoyenne d’un côté, regarde … Dit Irène.

Ils continuèrent leur promenade sur quelques mètres avant de s’arrêter à nouveau pour examiner la maison. Sur la façade gauche étaient deux baies vitrées qui donnaient sur un jardin qu’ils ne pouvaient voir qu’en partie puisqu’il continuait derrière la maison.

_ Elle ressemble un peu à la maison de mes parents, mais celle-ci a des fenêtre sous les combles.

Irène suivie le regard de Thomas qui s’était posé sur le toit.

_ Il y a deux étages tu crois ? Demanda t-elle.

_ Je ne pense pas que le deuxième est très spacieux.

_ Pour un grenier, ce serait parfait !

Irène était enthousiaste. Elle jeta un regard dans le landaus qu’elle poussait. Son petit garçon avait les yeux ouvert et rit lorsqu’il la vit. Irène le sorti avec précaution et lui montra la maison.

_ Qu’est-ce que t’en dit ?

Le bébé gazouilla joyeusement.

_ On jouera au foot tous les deux, dans ce jardin, Emilio, déclara Thomas.

_ On pourra installer une balançoire, peut-être, ajouta Irène, et prendre le petit déjeuné dehors quand il fera chaud.

Ils continuèrent à s’imaginez leur avenir jusqu’à leur retour chez les parents de Thomas.

 

18 février 2050

 

Irène rangea ce souvenir dans un recoin de son cerveau avec l’intention de l’y laisser pour de nombreuses années. Car c’était un souvenir d’avant, quand ils avaient encore des rêves. Ils les avaient accomplis, mais qu’à moitié puisque le temps leur avait manqué.

Irène se passa la main sur le visage et se mordit les joues pour retenir les larmes de couler.

_ Parle moi de toi, Blanche, dit-elle soudain, de tes frères et sœurs, de ta famille.

Elle voulait s’évader d’elle même, elle voulait se préoccuper d’autre chose, de quelque chose de plus léger.

_  De moi ? fit Blanche un peu surprise.

_ Eh bien, moi, tout à l’heure je disais que je serais au collège l’année prochaine, mais en fait c’est cette année en septembre, comme ça je pourrais prendre le bus, comme mon grand frère, Léon. Lui il sera au lycée, c’est un lycée pour entrer dans la gendarmerie. Tout le monde parle de lui en ce moment … En même temps, c’est le premier garçon. Et son lycée est loin, donc il sera à l’internat. Et après j’ai aussi une petite sœur, elle s’appelle Iris et a un an de moins que moi, mais on se ressemble pas du tout ! Elle, elle a les cheveux tout blond, et elle est trop énervante quand elle se prend pour une princesse à cause de ça. Et puis j’ai un petit frère, il s’appelle Arthur et il a cinq ans.

Une douleur fulgurante traversa soudain Irène comme un éclair. Elle se leva brusquement et avança sans réfléchir. Elle eut peur d’elle même. Elle sentait qu’elle pourrait se mettre à hurler d‘un instant à l’autre ou bien s’évanouir. Elle avait soudain très froid puis un frisson parcourait sa colonne vertébrale et elle avait à nouveau chaud. Cinq ans. Emilio aussi, avait cinq ans. Mais avait-il toujours cinq ans ? Peut-on parler au présent du non-existant ? Est-on non-existant lorsqu’on est mort ? Peut-on ne plus avoir cinq ans parce qu’on est mort ? N’a t-on plus d’âge lorsqu’on est mort ? Mais si l’on a pas d’âge c’est comme si l’on avait jamais vécu, car l’âge compte nos années de vie, et comme l’existence humaine est éphémère, c’est comme si l’espèce humaine n’existait pas. Mais Emilio avait vécu.

_ Emilio aussi, a cinq ans, souffla Irène en plantant rageusement la pointe de sa botte dans la neige.

Puis elle continua à errer dans la clairière, la respiration saccadée et les larmes coulant en silence sur ses joues. Elle avait crus qu’elle pourrait avoir pleins d’enfants, mais elle ne réussissait même pas à en garder un. Elle voulait avoir une famille comme l’avait eu ses parents, elle s’imaginait sa maison emplie de vie. Pourquoi autant d’ambition, lorsqu’on est aussi malhabile ? Malhabile était trop bon, idiote était plus approprié. En s’habillant dans la chambre où elle habitait dorénavant, elle avait entendu l’animatrice radio annoncer qu’il y avait eut vingt morts. Ils avaient fait des progrès par rapport aux inondations d’il y a trente ans, se félicitaient les autorités. Mais si un mort est déjà de trop, alors vingt morts sont vingt morts de trop. Un mort est l’anéantissement d’une vie, d’une conscience, d’un avenir, de souvenirs uniques et d’amour. Cela est inconcevable et pourtant, cela arrive tous les jours.

 

Blanche avait rejoint Irène. Elle lui prit la main avec sa moufle. Elle marchèrent en silence le long de la rivière. Irène était trop préoccupée pour se soucier de Blanche, car dans sa tête tout était tumulte, éclats, colère. Sa conception du monde n’était plus la même, et le fait qu’une enfant lui prenne la main lui était indifférent. Les conventions de la société lui étaient lointaines.

_ Tu as de la chance, tu as encore toute ta vie devant toi … Tu ne sais pas de quelle couleur elle sera, dit Irène au bout d’un moment, d’un ton tellement apaisé qu’elle se demanda comment de telles notes avaient fait pour sortir de son esprit malmené.

Blanche leva la tête vers elle, étonnée.

_ Pas toi ?

_ Non, j’ai l’impression d’avoir déjà tout vu, tout vécu.

Pourtant Irène se sentait petite et naïve en disant cela, en révélant ainsi sa pensée à une enfant de dix ans.

_ C’est un avantage, remarqua Blanche, comme ça tu peux avoir deux vies en une.

_ C’est aussi ce que j’ai crus à une époque, mais dans ce cas, je viendrais déjà de finir ma deuxième vie.

_ Eh bien tu en aura trois alors !

Irène tenta de rire au travers de ses larmes glacées.

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