Un ver de terre sur la moquette

Par Rachael

Talie, ou plutôt, de son nom complet, Kveitalie Ardéirim, était une ombre familière, collée à Kaelán depuis des années : gamine squelettique accrochée à son pantalon, puis fillette, adolescente, toujours à ses côtés. Plus petite du tout, maintenant.

Naelmo avait l'impression de la connaître déjà : vingt ans, une carrure athlétique, un visage volontaire aux traits affirmés, des cheveux aux couleurs changeantes qu'elle coupait court pour en discipliner les boucles rétives. Voyons... la dernière fois, ils étaient bleu-gris, comme ses yeux, tranchant sur sa peau cuivrée. Les photos que Naelmo avait vues d'elle montraient toutes cette mâchoire serrée et cette expression flirtant avec le mépris de ceux habitués au harcèlement des journalistes et autres colporteurs de potins. Un peu inévitable, quand on vit dans l'intimité de l'homme le plus célèbre de l'univers.

Talie... Un sujet que Naelmo aurait aimé creuser avec son père si elle l'avait osé et s'il lui avait laissé la latitude de poser les questions qui lui pesaient sur le cœur. Kaelán mesurait-il l'ironie de confier Naelmo à sa fille adoptive, qu'il avait élevée - elle - depuis une douzaine d'années ?

L'histoire officielle prétendait qu'elle venait de Zoltham, ainsi que le confirmait l'origine de son nom. Orpheline, errant dans les rues, la petite télépathe avait attiré l'attention de Kaelán, en déplacement sur cette planète excentrée et insignifiante. Il l'avait par la suite adoptée légalement.

Naelmo, qui commençait à se méfier des faux semblants accumulés par son père, se demandait si cette version comportait une once de vérité. Il y a douze ans, époque où il avait confié sa fille à Théola, Kaelán revenait peut-être de cet endroit mystérieux où l'on ne parlait même pas le standard... là où vivait sa mère et où elle était probablement née elle-même. En avait-il ramené Talie aussi ?

 

****

 

Pour l'instant, Talie n'était pas arrivée et Naelmo descendit dans la cuisine se préparer un petit déjeuner.

Elle se sentait presque joyeuse ce matin. En se réveillant, elle avait trouvé à côté d'elle, au bord de son lit, une note que Kaelán avait laissée, à l'ancienne. Il aimait bien les petits bouts de papier, il en traînait de-ci de-là, gribouillés de formules mathématiques mystérieuses. Celle-ci s'était révélée plus compréhensible : elle lui apprenait que sa solitude ne durerait que le temps de l'aller-retour de la navette et lui souhaitait bon courage. Mais surtout, et cela avait fait bondir le cœur de Naelmo, le billet comportait un code, celui d'activation de sa messagerie, inopérante depuis son départ d'Hevéla. Elle allait enfin pouvoir envoyer des nouvelles à ses parents et à Shielfen.

Pour la première fois depuis son installation, un soleil entreprenant perçait le couvercle de nuages et la lumière se colorait de rose. Ce n'était pas si moche dehors, dans ces conditions, pensa la jeune fille, tant qu'on restait bien au chaud dans la maison à l'abri du vent.

Elle engloutit la collation préparée par le gestionnaire de l'habitation en contemplant l'horizon lointain. L'océan brun violacé ondulait sous un ciel d'un rose orangé, festonné de coton blanc. Plus près, les herbes d'un mauve à présent presque fluorescent soulignaient les roches gris sombre qui scintillaient au soleil. Les formes, les textures et les teintes dessinaient un paysage d'une austère beauté.

Elle ressentit pour la première fois une sorte de paix et d'optimisme timide.

Cela fut vite gâché par l'arrivée tonitruante de Talie, descendant d'une navette qui se contenta de la déposer avant de redécoller. Elle entra à grands pas décidés dans le salon où Naelmo avalait les dernières miettes de son repas, s'affala dans un fauteuil et déclara d'un ton boudeur qu'on lui confiait toujours les corvées pourries, en regardant Naelmo avec irritation.

- Alors, c'est toi le piaf à qui on doit apprendre à agiter ses petites ailes ? grinça-t-elle ensuite avec dérision.

Comme Naelmo ne répondait pas, abasourdie par son accueil, elle renchérit :

- Ah bon ? Tu ne sais pas parler non plus ? Kaelán ne doute de rien.

- Je ne suis pas un oiseau et j'ai un nom, fulmina Naelmo. Et je ne t'ai rien demandé !

Enfournant son dernier biscuit pour se libérer les mains, Naelmo croisa les bras sur sa poitrine avec défi. Elle n'allait pas se laisser impressionner.

Ce ne fut pas au goût de Talie qui plissa les paupières et sembla chercher au fond d'elle-même avec quelle réplique clouer le bec de cet impertinent moineau. Elle passa la main dans ses cheveux courts, maintenant argentés, scintillant d'un éclat métallique.

- J'te trouve bien arrogante. Moi, à ta place, Momo, je la ramènerais pas trop. Je dois t'apprendre ce que j'avais découvert seule à six ans, c'est quand même pas glorieux. Comme quoi il ne suffit pas de naître la fille « de », pour être à la hauteur.

Naelmo rougit d'embarras. Cette harpie appuyait là où ça blessait.

- Bon, Momo, si tu veux que ça se passe en douceur, tu fais ce que je dis, quand je le dis, comme je le dis, tu m'évites tes remarques futées et t'as intérêt à progresser, sinon ça va vite me lasser. Kaelán me l'a demandé, alors je vais le faire, mais sache que ça m'amuse aussi peu que de te tenir par la main pour t'apprendre à marcher quand t'avais pas un an. T'étais plus précoce, à cet âge...

Naelmo resta la bouche ouverte, les yeux écarquillés. Elle marmonna, mal à l'aise :

- Tu racontes ce que tu veux, de toute façon tu imagines bien que je ne m'en souviens pas. Et c'est quoi, ce surnom ridicule ?

Sa voix avait monté dans les aigus sous le coup de l'indignation. Cela fit sourire Talie, qui prit un ton désinvolte :

- Mouais... en fait, c'était bien plus tranquille à l'époque, tu parlais pas, au moins...

Naelmo se renfrogna et se mura dans le silence, pendant que l'autre continuait à la dévisager avec son air supérieur, comme si elle contemplait un ver de terre se tortillant sur la moquette ou un cheveu à la surface de sa soupe.

Ses yeux débordaient ; elle se mordit la lèvre dans un effort pour refouler ses larmes, afin de ne pas donner à Talie le plaisir de la voir pleurer. Cela l'occupa tout le temps où celle-ci décrivit l'organisation des prochains jours : sport et entraînement, entrecoupés de leçons, constituaient les composantes du programme imaginé par Talie pour la mettre en condition. Naelmo se demanda en condition de quoi, toutefois elle garda pour elle sa « remarque futée ». Ça partait déjà assez mal...

 

****

 

Les jours suivants ne montrèrent aucune amélioration des relations de Naelmo avec sa « grande sœur ». Elle ignorait pourquoi celle-ci semblait l'avoir prise en grippe.

Talie était brusque, impatiente, et dépréciait toujours les résultats de Naelmo. Son aura laissait filtrer en permanence un agacement et un dédain qui démoralisaient Naelmo. En prime, elle refusait tout contact d'esprit à esprit et ne lui parlait qu'à voix haute.

Elle la menait à la baguette, l'exténuant dans des courses sans fin le long de la grève, l'obligeant à nager dans les eaux brunes et froides d'une baie protégée à cinq kilomètres de la maison (il fallait y aller au trot), la privant de lien avec l'extérieur dès qu'elle jugeait ses efforts insuffisants. Plus la jeune fille était éreintée, plus ses performances se dégradaient, ce qui ne semblait pas gêner Talie, qui se délectait à la traiter de nulle avec constance. Naelmo pleurait de rage ou d'épuisement tous les soirs, avant de s'enfoncer dans un sommeil lourd, peuplé de rêves affreux dans lesquels elle continuait de se démener en vain.

Pour seule distraction, elle échangeait régulièrement des messages avec Théola et Delum. Elle envoyait aussi à Shielfen des petits mots avec retour payé ; cependant la nécessaire discrétion qu'elle devait garder sur son lieu de résidence ou ses activités rendait la communication anodine, presque creuse. Elle ne pouvait lui parler de rien d'important pour elle, alors elle se contentait de le questionner sur sa nouvelle vie. Frustrant !

Elle s'était efforcée de bâtir une fable pour dévier sa curiosité. Allant au plus simple, elle s'était imaginée avec ses parents dans l'espace autour d'Hevéla, s'ennuyant à mourir, sans rien à raconter. Une bonne trouvaille, car Shielfen la régalait de commentaires drôles, rédigés dans un style inimitable.

Il y avait aussi les messages de Kaelán, mais elle ne rangeait pas ceux-ci dans la rubrique « distraction ». Il lui envoyait un mot tous les soirs, tandis que de son côté, elle suivait son parcours par médias interposés. En cinq jours, il avait visité trois planètes, ce qui ne semblait pas inhabituel pour lui.

Ses notes brèves narraient de petites anecdotes, et il lui demandait comment se déroulaient ses journées. Elle répondait invariablement que tout allait bien, par fierté. Pas question de se plaindre, ni à Kaelán ni à sa mère. Talie accomplissait elle-même tout ce qu'elle exigeait de Naelmo : courir, nager, sauter, s'étirer jusqu'à la douleur pour assouplir son corps. En récriminant, la jeune fille serait passée pour une mauviette auprès de son père et elle ne voulait pas donner ce plaisir à Talie.

Du reste, le plus dur à supporter, ce n'était pas la fatigue ou les courbatures, mais les remarques mordantes ou sarcastiques de Talie sur les performances de « Momo ». Les entraînements du soir, alors que Naelmo se sentait prête à s'écrouler d'épuisement, s'apparentaient à des séances de torture.

Ce coup-ci, Naelmo venait de laisser tomber par terre pour la cinquième fois le dé qu'elle s'efforçait de faire atterrir sur une face déterminée à chaque lancer.

Talie grogna d'exaspération :

- Je veux du contrôle fin, Momo, tu as besoin de très peu d'énergie pour ça. De la précision, bon sang ! On dirait un malkor dans une rue villageoise.

Talie utilisait souvent des références qui échappaient à Naelmo, lui valant de nouveaux sarcasmes si elle signalait son ignorance.

Sans bouger, Talie rappela à elle le dé avec l'air de ne pas y penser, puis s'amusa à le mettre en suspension, avec une balle et d'autres menus objets qui traînaient par là. Bientôt, une kyrielle de bidules hétéroclites s'entrecroisaient en parfaite coordination.

- Ça doit devenir aussi naturel que si tu jonglais avec les mains. Non, plus naturel même. Moi, avec les mains, je suis beaucoup moins adroite.

Naturel ? Ce mot mit Naelmo mal à l'aise, sans raison. Naturel...

Tout s'écrasa au sol, dans un bruit mat qui fit sursauter la jeune fille. Talie fondit sur elle comme un oiseau de proie, avec l'air cruel du faucon qui a repéré un lièvre charnu. Son aura s'était colorée d'une vive curiosité.

- Je le savais ! triompha-t-elle. Tout ça, ça se passe dans ta tête. Tu viens de barricader complètement ton esprit, de te refermer comme un coffre-fort. Qu'est-ce que j'ai dit ? Qu'est-ce que j'ai dit, hein, qui t'a fait réagir comme ça ?

Elle avait attrapé Naelmo par le bras et la secouait sans ménagement.

Hébétée, Naelmo ne put que balbutier qu'elle n'en avait aucune idée. Puis elle serra les dents pour les empêcher de s'entrechoquer sous l'effet du traitement infligé par Talie.

- Arrête, mais arrête ! cria-t-elle en cherchant à se dégager. Qu'est-ce que j'en sais moi ? Et toi, tu m'espionnes, hein ?

- Je ne t'espionne pas, idiote, j'essaye de comprendre pourquoi t'es bonne à rien. J'ai pas envie de perdre les prochains mois à m'occuper d'une morveuse qui piétine sur le b-a-ba et qu'est pas fichue de protéger son esprit du moindre spion qui traîne.

- Je ne t'ai rien demandé, répliqua Naelmo avec véhémence, les mots tremblant sous les secousses. Si tu penses que ça m'amuse de passer mon temps avec une harpie qui me déteste !

- Pourquoi je devrais t'aimer ? Tu te crois irrésistible, avec ton air propret et ta dégaine de mini-rebelle à la mode ? Tout le monde a le devoir de t'aimer, c'est ça ? Tes gentils parents, ton petit copain, Kaelán et maintenant moi ? Si tu imagines que la vie ressemble à ça, tu te mets le doigt dans l'œil, ma belle. Moi, en tout cas, je reste à l'écart de ce sirop de bons sentiments. Beurk !

Naelmo était pétrifiée devant la violence qui se dégageait de Talie. Elle avait toujours l'air de détester l'univers entier sur les images ou films qu'on voyait d'elle, et c'était peut-être le cas... L'adolescente s'était reculée en libérant son bras, mais elle sentait des ondes chaotiques se précipiter sur elle, tandis que Talie enchaînait, sans reprendre son souffle :

- Alors maintenant, tu vas arrêter tes salades : « J'en sais rien moi, j'y arrive pas, je fais tout ce que je peux, nani nana... ». Tu réfléchis et tu me dis ce qui te perturbe et t'empêche d'utiliser tes capacités. CHERCHE !

En prononçant ce dernier mot, elle avait claqué avec fracas sa paume de main sur la table. Naelmo sursauta. Il y avait tant de force dans cet impératif qu'elle ne put résister à l'injonction. Une image s'imposa dans son esprit. Elle lui faisait tellement horreur qu'elle l'avait reléguée dans les profondeurs obscures, poussant le zèle jusqu'à l'oublier entièrement.

- L'hydre, gémit-elle en reculant de deux pas.

- Je sens qu'on avance, intervint l'autre avec sarcasme. Allez, continue, ne t'arrête pas en si bon chemin.

- L'hydre... l'hydre me fait peur.

Elle découvrit en l'énonçant combien c'était vrai. En enfouissant l'hydre, Naelmo avait espéré la faire disparaître à jamais.

Sous le regard attentif de Talie, elle raconta tout ce qui s'était passé, depuis ses premières expériences de manipulation jusqu'à la vision du monstre dans la salle de bain. Finalement, elle éprouvait un immense soulagement à tout déballer, même si cela ne lui vaudrait certainement pas des points auprès de sa professeure. Je m'en fiche, pensa Naelmo avec rage.

Talie la laissa parler jusqu'au bout sans l'interrompre, repliée sur le canapé comme un vautour. Quand Naelmo eut terminé, elle arborait un grand sourire, partie visible de l'intense satisfaction qui émanait de son esprit.

- Eh, eh ! ricana-t-elle. On est pareilles, en fait. La petite sainte nitouche n'est ni plus innocente ni meilleure que les autres. Kaelán sera ravi d'apprendre tes exploits en contrôle mental. Tout ce qu'il adore !

Le sang se retira du visage de Naelmo.

- Non, ne lui dis pas ! Je ne veux plus le faire. Je ne le ferai plus jamais. Je ne veux pas devenir un monstre.

Nouveau sourire réjoui en face d'elle :

- On est tous des monstres, ma chérie ! Mais il y a ceux qui se bercent d'illusions comme Kaelán et ceux qui acceptent la réalité. Comment tu crois qu'ils réagiraient, nos gentils cousins, les humains ordinaires, s'ils connaissaient notre existence et le danger que chacun d'entre nous représente ? Pourquoi penses-tu que la présence de créatures comme nous est restée un des secrets les mieux préservés de cette bonne vieille Fédération ? Chacun de ceux qui nous ressemblent sait bien, au fond de lui, que se dévoiler, c'est se condamner à mort.

Talie s'était arrêtée, guettant l'effet de sa diatribe sur la petite. Celle-ci demeurait muette, mortifiée. Kaelán avait expliqué - elle avait gardé son message précieusement - qu'on les considérerait comme des monstres parce qu'ils étaient différents ; Talie, elle, les qualifiait de monstres sans sourciller, s'incluant dans le lot.

- Ne lui dit rien, s'il te plaît, Talie, réitéra Naelmo d'une voix mourante.

Talie sembla peser ses options puis énonça :

- Admettons que je me taise... Dans ce cas, je veux qu'à partir de demain, tu abandonnes ces notions stupides de normalité. Tu es ce que tu es ; tu dois apprendre à utiliser tes capacités ou sinon tu ne survivras pas longtemps. Et si tu tiens tant que ça à ne pas décevoir ton père, c'est en progressant que tu y réussiras le mieux. Je te donne un mois. J'ai pas que ça à faire, moi !

 

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