La fièvre (8/02/2021)

Black Inkers est sa plus grande fierté. Un rêve fou devenu réalité, contenu dans une bulle de soixante-dix mètres carrés au cœur du Marais, rue du Perche. Comme chaque lundi matin, Christopher arrive avant tout le monde. Biggie Smalls, Jay-Z ou Rohff dans les AirPods, il s’affaire au ménage, stérilise son matériel, vérifie les emplois du temps, valide les commandes et, entre Dracaena et vinyles, s’affale dans un fauteuil avec sa tablette pour polir le croquis d’un tatouage.

Le carillon d’entrée sonne. Sasha s’engouffre dans le salon, trempée comme un rat d’égout, le front pâle à la Marie-Antoinette, ses cheveux bruns-blonds-fuchsia ruisselant de l’adverse parisienne qui a mouillé ses résilles et ses bottes en cuir new rock.

— T’as entendu? S’enquit-t-elle en guise de bonjour. Ils referment les salons.

Elle accroche son manteau et fonce vers les toilettes en laissant des traces d’eau sur le carrelage. Après six mois de fermeture à piocher dans les économies de la boîte pour maintenir le niveau de vie de ses salariés, Christopher avait drastiquement changé ses habitudes de consommation. Lily avait proposé de l’aider avec son compte en banque sans fond mais il avait décliné l’offre, trop fier peut-être, trop débrouillard pour se laisser convaincre par sa générosité désintéressé.

— Chris, mec… Sorry, c'était compliqué cette nuit.

Karys est arrivé avec trente minutes de retard. C’est un grand noir originaire des Pays-Bas, tatoué et cloué à la Dennis Rodman. Son copain souffre de drépanocytose et le tatoueur-perceur, branché à son téléphone 24/24, fait le va-et-vient entre le Marais, leur appartement et l'hôpital Necker.

À neuf heures quinze, Mme Joséphine fait une entrée fracassante en se plaignant des retards intempestifs du RER B. C’est une ancienne rédactrice de mode, coiffée d’une coupe au bol grisonnante, spécialiste du tatouage ornemental. Aujourd’hui, elle ne tatoue pas. Aujourd’hui, c’est elle qui passe sur le billard. Aujourd’hui, c’est elle l’œuvre d’art.

— Je suis terriblement nerveuse, Christopher, avoue-t-elle retirant son écharpe. C’est la première fois en vingt-cinq ans qu’un autre homme que mon Hugo me tripotera la poitrine.

Elle éclate d’un rire franc devant le regard de Christopher. Il s’en remettra. C’est son jour spécial, le dixième anniversaire de son accident de voiture en Thaïlande. Après des années à s’affliger de la cicatrice qui la fendille de la nuque au nombril, elle a décidé d’illustrer ce chapitre traumatisant par un splendide tatouage. La conception fut longue — près de deux ans — et après des annulations, des craintes de dernière minute et des reports dûs à la crise sanitaire, elle est là, prête, comme elle le clame haut et fort, à reprendre le contrôle de son histoire. Christopher lui montre une dernière fois le dessin. Elle le fixe longtemps, prudemment, comme un défi, un dernier ennemi à affronter. Son mascara dégouline. Elle renifle, baisse son masque pour se moucher.

— Cornemuse et boule de shit. Nous n’allons pas en faire tout un drame, se sermonne-t-elle. Qu’on en finisse ! J’ai un emploi du temps chargé et des fleurs à acheter.

Dans la salle de travail, d’où jaillit le saxophone de To Pimp a Butterfly, le dermographe vibre doucement, métamorphose, guérit les chairs meurtries. Christopher, de son doigté habile, s’applique au milieu des tracés et des ombrages tandis que Mme Joséphine, entre grimaces et fous rires, lui chante ses voyages au quatre coins du monde, les premiers mots de sa petite-fille, les exploits de son fougueux amant et le dernier roman de Leïla Slimani. Elle se sent plus belle, renait sous le pinceau des aiguilles, empourpre son patron de ses blagues égrillardes et rouspète de ses « arrête de bouger… »

— Nous rendons les gens heureux, Christopher, souffle-t-elle, le visage dévasté par les larmes quand elle observe, plus tard, les premiers résultats dans le miroir.

La première ébauche, loin d’être finalisée, est une œuvre repensée de la Naissance de Vénus.

— Tu me rends heureuse. Je suis heureuse. Et toi, Christopher, tu y crois au bonheur ? Peut-être qu’on ne doit pas l’attendre, ce fichu bonheur. Peut-être qu’on doit le voler, comme un stylo quatre couleurs, et en faire ce qui nous chante. Moi, mon bonheur, il ressemble à des aiguilles et des litres d’encre. Et toi, Chris ? Ton bonheur il est où et à quoi ressemble-t-il ?

Trois heures plus tard, Christopher la regarde disparaitre à l’angle de la rue, ses bottines de cowboy claquant sur le pavé gris et inondé. Les nuages, bousculés par le vent, embrument la capitale. De la Place des Vosges à l'hôtel Beaubourg, on rêve de la lune qui tarde, des masques que l’on s’empressera d’arracher des visages, d’un quotidien qui appartient désormais au passé. Le jeune homme soupire, pense au bonheur, à Lily, à ce que l’ensemble signifie. Est-ce suffisant ? Elle et lui, leurs rêves et ambitions, une horde de Rottweilers, une collection de miles sur Flying Blue, une ferme à la Lenny Kravitz quelque part au Brésil, quatre ou cinq gamines effrontées et casse-cou qui n’ont pas honte de les appeler « papa » et « maman »  ? Est-ce que son bonheur ressemble à ça ? A-t-il besoin de plus ?

Il est treize heures passée. Sasha et Karis sont attablés dans la cuisine. À la télévision, Marie-Sophie Lacarrau présente le journal du Covid-19 et autres dépressions sur TF1.

— Alors ? Demande Sasha en aspirant sa soupe. On ferme ou pas ?

Christopher récupère son tupperware de dombrés-salaison dans le micro-ondes.

— On verra.

— Plus de détails, s’il te plait. Ça va être chaud-chaud ou chaud-tiède ?

Il hausse les épaules, verse du jus de pomme dans son gobelet en acier.

— Je vais me renseigner.

— Tu dis toujours ça. Sinon, t’as des nouvelles de Kévin ? Il répond pas à mes messages. Pourtant, je le vois connecté sur WhatsApp.

— J’ai des nouvelles, oui.

— Et ? Insiste-elle en haussant ses sourcils de rose pailletés.

— Et rien. Attends sa réponse.

Kévin est retourné vivre à Brives-Charensac. À cause de la pandémie, l’auberge de ses parents a déposé son bilan. Il ne reviendra pas. « Les adieux c’est pas pour moi. Ne leur dit rien, frère. Surtout pas à Sasha. »

— Sympa. Moi qui croyais qu’on était potes, soupire-t-elle.

Une amitié enclenchée par un roulement de pelles dans les toilettes d’une convention de tatouages à Nantes avant de finir en partie de tripotages intenses chez Sasha.

— Et toi, Karis, continue-t-elle en mâchouillant une feuille de laitue. Il s'est passé quoi cette nuit ?

Il n'a pas touché à son plat de lasagnes, trop occupé à taper sur le clavier de son téléphone.

Niets. J’ai passé la nuit à l’hôpital.

— Et t’es là pour quelle raison ? On dirait que t’as pas dormi pendant six mois.

— J’ai un travail et des clients.

— À ta place, je ne serais pas venue.

— T’es pas à ma place. And mind your business, réplique-t-il avec humeur en se levant. T’es toujours en train de nous faire chier avec tes conseils alors que t’y connais rien…

— Karis, l’interrompt Christopher.

Il se tait, la respiration saccadée comme s’il revenait d’un marathon. La sonnerie de son téléphone, Hellrazor de Tupac, disperse la gêne qui s’est installée dans la pièce.

— C’est Mathéo. Je dois prendre l'appel.

En un coup de vent, il quitte la cuisine. Sasha, le visage pivoine, augmente le son de la télévision.

— Il est juste sur les nerfs. C’est pas facile pour lui. C’est bien qu’il s’évade un peu en venant ici, tu trouves pas ?

Christopher ne répond pas. Parfois, Sasha lui rappelle vaguement Lily avec cette fâcheuse manie d’excuser le comportement des autres à son égard.

— Du coup, tu vas te faire vacciner ? Lui demande-elle pour changer de sujet.

— Oui.

— Et Lily ?

— C’est déjà fait.

— Tu paries combien que le vaccin sera obligatoire ? Ça va commencer avec une dose, puis deux… puis douze au bout de trois ans. Vous allez devenir des rats de laboratoire, des moutons brouteurs de Saint Macron…

Christopher l’écoute d’une oreille sourde, l’esprit embué par une nuit blanche à fantasmer sur le corps de Lily qui n’a pas remis les pieds à Belleville depuis la visite de M. et Mme Nadir. À la télévision, la voix de la journaliste le tire de son demi sommeil éveillé.

« Deux corps ont été retrouvés cette nuit dans une poubelle du quartier de la Grande Borne à Grigny. Il s’agirait de Léon Kozak, un homme d’affaires originaire d’Ukraine et sa compagne, Natashia Melnikov. La piste privilégiée reste celle d’un règlement de compte. Les enquêteurs sont sur place… »

Christopher dépose sa fourchette sur la table. Les portraits des deux victimes sont remplacées par les rues de Grigny, les courbes de la Grande Borne, la rue quadrillée par les enquêteurs, la benne à ordure où furent découverts les deux cadavres démembrés juste à côté de l’immeuble où habitent Emmy et sa fille.

— Comme si ce de virus ne suffisait pas, remarque Sasha en secouant la tête, les lèvres tordues par une grimace. Maintenant, c’est au tour des serial killers. 2021, une année gé-nia-le…

Christopher ne l’écoute pas, compose le numéro de Lily, tombe directement sur sa messagerie. À tous les coups, elle a encore omis de recharger son iPhone. Tant pis. Il est sûr que ce n’est pas une coïncidence. Ce Léon Kozak est le patron d’Emmy, l’homme étrange dont Lily lui a parlé. Une fois de plus, sa belle-sœur prouve être un aimant à problèmes. Est-elle impliquée ? Pourquoi les corps ont-ils été retrouvés si près de chez elle ? Néron est-il déjà au courant ?

Ça ne me concerne pas.

Mais il y pense, surtout à la petite Marie. Puis au patriarche des Debruyère, aux intérêts politiques protégés, à Lily qui doit se taire car « chanceuse » — d’après sa tante — d’avoir été adoptée par leur clan si sélectif, à ses beaux-parents baba cool incapables de lutter contre la machine infernale qu’est leur famille. Mais ça ne le concerne pas.

Il finit son déjeuner, fait sa vaisselle et sort fumer devant le salon. Il remonte la capuche de sa doudoune, reste à l’abris du préau. Dans la ruelle, Karis est toujours au téléphone, fait les cents pas jusqu’à la galerie Alain Margaron. Malgré les véhicules qui s’engouffrent dans le passage, Christopher l’entend parler néerlandais, reconnait hoerenzoon, le seul mot qu’il connait dans la langue germanique. Il essaye de rappeler Lily, sans succès. Elle doit être à Noisiel. Anaïssa lui a dit qu’elle avait rendez-vous à La Caribéenne en fin de matinée.

Sasha passe la tête par l’embrasure de la porte.

— Ton rendez-vous de quatorze heures au téléphone.

La nouvelle assistante de Sara James. C’est la troisième fois en deux semaines qu’elle appelle pour confirmer le rendez-vous de la styliste new-yorkaise. Apparemment, sa patronne, pointilleuse et lunatique, l’oblige à double-checker son agenda surchargé tous les jours, matin et soir.

Christopher écrase le mégot de sa cigarette, récupère le téléphone. Britney entre au même moment dans le salon, son habituel combo Air Jordan-beanie-trench coat précédé d’une bourrasque de vent qui agite ses longs cheveux noirs. Elle murmure un vague « salut » sans lui adresser un regard et grimpe les escaliers pour s’enfermer dans son cabinet de travail. C’est comme ça depuis son retour de Strasbourg, depuis l’incident dans la cuisine de Black Inkers. Soulagée de le voir réapparaitre, Britney l’avait d’abord enlacé, avant de l’embrasser à l’improviste. Christopher, sans aucune transition, l’avait repoussée avant de lui faire comprendre, sans quiproquo, qu’une seule femme sur terre était autorisée à le toucher ainsi.

— Ouais, bonjour, dit-il en réarrangeant les cartes de visite éparpillées sur le comptoir.

Chris…

Ce n’est pas la voix d’Éleanore Andrews au bout du fil. Christopher s’étonne de ne pas être surpris, réalise qu’il attendait cet appel ou du moins, une quelconque manifestation de sa part. C’est pire. Il est même rassuré de l’entendre, de savoir qu’elle pense à lui, même dans son état. C’est inexplicable, inavouable, malsain. C’est comme un vide qui, soudainement, se retrouve comblé par une simple présence, par une simple mention. Étrangement, il ne ressent les profondeurs de ce vide que lorsque Lily s’éloigne de lui. C’est la deuxième fois que cela lui arrive, la deuxième fois qu’il a envie de l’entendre depuis qu’ils ont changé de vie et emprunté des chemins différents. Si ce n’est pas sa sœur, c’est Lily. Si ce n’est pas Lily, c’est sa sœur. Cela explique pourquoi il a insisté et bataillé pour la retrouver après son séjour à Londres. Une analyse aussi tordue que chaotique que Christopher préfère enfouir au plus profond de son être, avec les tas de souvenirs à oublier. Ce n’est pas le moment de jouer l’auto-psychologue. Leah a trouvé le numéro de téléphone de Black Inkers. Elle connait donc l’adresse de son lieu de travail. Lui qui croyait avoir pourtant si bien caché son identité derrière une ribambelles de pseudos. A-t-elle également trouvé son adresse personnelle ?

— Tu m’as oubliée.

Christopher ferme la porte de son cabinet de travail. Son regard s'arrête sur la cour de graviers qui s’étend derrière la fenêtre. La pluie s’abat en grosses gouttes sur les carreaux, se déverse en rivière du haut de la gouttière trouée. En face, entre les rideaux écartés, Madame Boisson joue du violon dans une mélodie dérobée par le déluge.

— Non, je t’ai pas oubliée.

Avec Karim, il a contacté l’institut où Leah est internée depuis trois ans. Christina, sa mentor, a démissionné après le changement de direction, suite au rachat des Orchidées Bleues par un riche niçois qui n’avait en tête que la diversification de ses activités entrepreneuriales. Le dépoussiérage administratif avait entrainé l’égarement de plusieurs dossiers, dont celui de Leah. Après une série d’examens, son nouveau docteur lui a autorisé de courtes permissions, et, à la clef, une réhabilitation sociale définitive, à condition de rencontrer un psychologue deux fois par semaine. Il n’a pas revu sa patiente depuis Noël. « N’hésitez pas à me contacter si vous avez de ses nouvelles » a-t-il osé dire avant d’être copieusement insulté par un Karim scandalisé.

Je te dérange, pas vrai ?

— Je travaille.

Tu as lu ma lettre ? Je t’explique tout dedans… tout par rapport au bébé… et nous deux.

— Quelle lettre ?

Elle ne répond pas à sa question, change de sujet. Sa voix n’est pas aussi alarmante que la dernière fois. Il a presque l’impression de s’adresser à une Leah sobre, posée, en paix. La Leah qui grimpait dans le chariot lorsqu’ils faisaient les courses à trois au Géant Casino de l’Odysseum. La Leah qui dansait jusqu’à pas d’heure sur du George Michael, chantait à leur casser les oreilles son amour pour Sinéad O’Connor et récitait sans faute les répliques de Dead Poets Society. La Leah qui fumait avec lui sur le balcon et interviewait Karim pour le préparer au succès de ses productions. La Leah qui comprenait ses silences et ses craintes inavouées. Sa sœur.

Je t’ai attendu hier. J’ai cru que tu viendrais et tu…t’avais promis de venir.

— Je ne sais pas de quoi tu parles.

Des voitures passent, klaxonnent. Elle doit être au bord d’une route, en plein centre-ville.

Il est où Karim ?

— Pourquoi ?

On devait voyager tous les trois. T’as oublié ?

Ils avaient rêvé de surfer les vagues de Nazaré, d’explorer les grottes de Waitomov et d’escalader le Kilimandjaro. Christopher et Karim ne l’avaient pas attendue. Ils avaient réalisé ses rêves d’enfance, tandis qu’elle croupissait dans une chambre, enfermée dans la tranquillité pesante du quartier montpelliérain des Aubes.

Tu veux quoi exactement ?

— Tout est dans la lettre. Quand tu la liras, tu comprendras.

Elle est où cette lettre ?

Son silence est un aveux. La réponse est évidente. Elle a trouvé son adresse.

— T’es entrée chez moi ?

Il se détourne de la fenêtre. Les cris de Virginie reviennent à sa mémoire. Avec eux, le visage lacéré de la jeune femme, la flaque de sang, la horde de pompiers, les clients qui fuient pour en pas être impliqués, ceux qui filment et balancent les photos sur Instagram. Trois policiers avaient maintenu Leah au sol. Elle hurlait comme une démente, suppliait et insultait Karim et Christopher qui, impuissants, ne l’aidaient pas.

— J’avais pas le choix. Tu répondais pas au téléphone.

Elle n’a jamais le choix. C’est toujours ainsi qu’elle justifie ses méfaits. Leah ne s’est jamais rendue compte de ses actes. Dans son esprit, ce qu’elle fait est rationnel.

— Et la solution, c’est d’entrer chez moi ?

Il l’imagine fouiner dans ses tiroirs, comme lorsqu’ils vivaient ensemble. Et maintenant qu’elle a trouvé son adresse, il doit rentrer à Belleville, faire l’inventaire de ses affaires et contacter Salim pour lui fournir une serrure plus sécurisée.

J’ai changé, Chris… Je… je veux juste qu’on parle et…

On a déjà parlé. À chaque fois tu recommences.

Aucune conversation, aucune mise en garde, n’avait fonctionné. Elle hochait la tête, promettait vaguement de ne plus recommencer avant d’être retrouvée, deux jours plus tard, la tête dans leurs sacs.

— Quand c’est elle qui te parle, t’écoutes pas ?

Qui ça ?

Lily.

— C’est quoi le rapport ?

T’es toujours avec elle. Toujours. Comme si Karim et moi, on n’existent plus. Et puis Karim, il est comme toi. Vous êtes pareils. Vous m’avez oubliée pour elles.

Son déménagement à Paris avait été progressif. Une succession d’Airbnb dans un premier temps, pour honorer ses rendez-vous avec Lily et élargir ses perspectives professionnelles dans la capitale. Ses va-et-vient, ses séjours prolongés et ses coups de fil à la sauvette avaient provoqué la rage incontrôlable de Leah. Elle avait fini par perdre le contrôle face à cette réalité imposée et inévitable. Son frère l’abandonnait. Après le départ de Karim, qui ne vivait plus qu’en studio, elle se retrouverait seule.

Une perspective que Leah n’avait pas pu supporter.

On était bien tous les trois. Pourquoi vous…

Christopher se gratte la tête. Tout leur semblait normal avant, même les crises ponctuelles de Leah. C’était leur quotidien, leur réalité, leur existence, leur chaos.

— On savait pas vivre autrement, c’est tout.

Mais on est pas obligé… on est pas obligé de vivre autrement.

— Si, justement. On est plus des enfants.

C’est pour ça que vous m’avez envoyée aux Orchidées ?

Des larmes enrouent sa voix. La culpabilité serre la poitrine de Christopher.

— On n’avait pas le choix. T’as oublié Virginie ?

Mais… mais j’ai changé. Lily, elle a rien vu.

— Quoi ?

Quand j’ai laissé la lettre chez toi, la semaine dernière. Lily n’a rien vu.

Quand il était à Strasbourg, pendant qu’il errait dans les ruelles de la Petite France, Leah s’invitait chez lui. Elle aurait pu perdre le contrôle. Elle aurait pu blesser Lily. Il est responsable.

— Elle… elle dormait. Elle ressemble à quelqu’un qui n’a jamais souffert. C'est à cause de ça que tu l’as préfère ? Parce qu'elle est pure alors que moi, je suis souillée ?

Il ne sait pas quoi lui répondre. Elle aurait pu blesser Lily ce jour-là. C’est tout ce qui importe. Il fait les cent pas dans le petit cabinet de travail, rage contre sa propre négligence. Il doit raccrocher avant de dire des choses qu’il regrettera.

— Écoute, j’ai du travail. Si t’as besoin d’argent, je peux t’aider. T’es où là ?

Pas de réponse. Au bout du fil, la respiration de Leah devient lourde et bruyante. Son frère l’abandonne de nouveau. Les insultes vont jaillir, comme la dernière fois.

— T’es où ? Répète-il. C’est quoi le problème ?

Je… je suis désolée… je ne voulais pas lui faire de mal. Je voulais juste lui parler mais elle a commencé à courir alors…

Christopher l’interrompt, la bouche soudainement sèche.

— Attends, de quoi tu parles ?

Lily… je suis avec Lily. Je voulais pas… Il y a du sang partout et…

Elle pleure. Ses sanglots se répercutent à l’infini contre les parois du cerveau de Christopher. Il revoit le visage de Virginie, les murs blancs de l’hôpital. Il revoit les cicatrices boursoufflées sous le voile. Puis, le visage de Virginie est celui de Lily, balafré à tout jamais par une rage incoercible. Une pellicule de sueur humidifie son front. D’abord, inconsciemment ou pas, il s’interdit de bouger, de respirer, de croire.

Mais Lily n’a ni répondu à ses appels, ni à ses messages. Son téléphone est éteint.

— T’es où ? Leah, je te jure sur la vie de ma…

Le téléphone vibre. Comme la fois précédente, Leah lui a raccroché au nez. C'est le trou noir. Le néant. La panique s'y installe, violente, un coup de canon dans le bide qui arrache les entrailles et brise les os.

Sasha, qui discute avec un client, sursaute quand Christopher sort en trombe de son cabinet de travail, le teint pâle, les yeux rouges.

— Ça va ? Mec, t'es tout…

— Je dois partir. Annule mes rendez-vous.

— Mais Sara James arrive avec toute sa clique. Je gère comment, moi ?

— Débrouille-toi.

Il récupère sa doudoune, quitte le salon à toute vitesse. Dehors, sous la pluie, il court vers la bouche du métro, le cœur en flammes, les pensées en émoi.

Est-il tombé dans un piège de Leah ?

Est-il trop tard ?

Qu'a-t-elle fait à Lily ?

Pourquoi ne décroche-t-elle pas son téléphone ?

Sur le quai des Filles du Calvaire, trois minutes d’attente. Trois minutes de tortures qui deviennent trois heures, trois siècles. La boule au ventre, trop nerveux pour tenir en place, il compose le numéro de sa tante.

— Lily est encore au salon ? Demande-t-il dès qu’elle décroche.

Bonjour à toi. Et non, je l’attends toujours. Elle a plus d’une heure de retard.

L’air quitte ses poumons. Il va vomir.

— Elle… elle n’est pas venue du tout ?

— Qu’est-ce qui se passe, doudou ? À t’écouter, tu sembles inquiet.

— Je... Je ne sais pas… Je te rappelle.

Dans la rame du métro bondée malgré la pandémie, Christopher transpire des fleuves. Les yeux sont sur lui, des payeurs de cartes Navigo aux fraudeurs. Il a failli renverser une mamie qui s’agrippe à son Yorkshire terrier comme si elle avait croisé le diable en personne. Il peine à respirer, baisse son masque sous son nez. On lui demande de le remonter. Il n’entend pas, ne réagit pas. Tout tourne autour de lui. La peur le grignote de l’intérieur. Il s’agrippe à la barre tapissée de germes, fige son regard sur les portes coulissantes derrière lesquelles défilent les sous-sols parisiens, les affiches, les gueules masquées. Deux changements à République puis à Père Lachaise. Sorti de la station Ménilmontant, il dévale le boulevard de Belleville comme un fou furieux, tourne dans la rue des Maronites et compose le code de l'immeuble. M. Lechou, qui lui reproche ses trois jours de vadrouille à Strasbourg, le suit dans les escaliers avec une histoire de dépôt de plainte pour mise en danger de la vie d'autrui. Loin de se préoccuper de ses états d’âme, Christopher déverrouille la porte de son appartement, l’ouvre à la volée.

— Lily ? T’es là ?

Les pièces sont vides de sa présence, de ses affaires, de son parfum. Elle a tout emporté la dernière fois, après sa fuite vers l’Alsace. Malgré cela, il espérait la retrouver assise au comptoir de la cuisine, avec un livre à l’eau-de-rose, ses lunettes inutiles, prête à déballer ses anecdotes sur l’hôpital ou à lui reprocher ses dysfonctionnements émotionnels.

Sur WhatsApp, les messages de Christopher n’ont pas été réceptionnés. Elle avait rendez-vous à La Caribéenne à midi trente avant de commencer son service de nuit pour remplacer une collègue malade. « Je l’attends toujours. Elle a plus d’une heure de retard. » Ça ne veut rien dire. On l’a peut-être appelée pour une urgence. C’est peut-être son père. C’est peut-être Emmy et son patron démembré. Mais une telle coïncidence ? Pourquoi disparaitrait-elle au moment précis ou Leah déciderait de l’appeler ?

Derrière lui, M. Lechou ose entrer dans l’appartement. Ses sourcils en paillassons sont froncés par l’irritation que provoque le fait d’être ignoré. Christopher voit rouge, fonce vers lui. Son vieux voisin, déboussolé, recule, s’emmêle les pieds. Au sol, il pointe Christopher du doigt, ses yeux ronds comme des anneaux de feu.

— Sauvage ! Vocifère-t-il. Bandit ! Scélérat ! Tu ne paies rien pour attendre !

Fou de nerfs, les mains tremblantes, Christopher attrape les clés de sa moto, son casque et descend au garage sans se préoccuper des insultes de son voisin qui l’accuse de l’avoir poussé au sol. Il enfourche sa moto, roule à tout berzingue jusqu'à Saint-Germain-des-Prés, manque par deux fois la collision avec des voitures déportées sur la voie de gauche. Mme Broutière, la gardienne de la résidence, l’autorise à entrer. Il grimpe les trois étages, tambourine à la porte de Lily. Personne ne répond à part les aboiements de Mr Darcy. Mme Broutière, essoufflée, affolée par son urgence, glisse la clé dans la serrure.

Personne. L'appartement est vide. Le lit est fait, la vitre de la douche perlée de gouttes. Du poulet assaisonné à la camerounaise marine dans le frigo. Des lamelles d'aloe vera se ramollissent dans un bol à côté de l'évier. Un livre de Toni Morrison est ouvert sur la table du salon. Mr Darcy, qui n’a pas quitté le confort de son couffin, montre les crocs en lorgnant les intrus.

Christopher est hors de sens.

— Vous… Vous êtes certaine que vous n’avez vu personne roder autour de l’immeuble ces derniers jours ? Une femme, type Asie de l’est, peut-être désorientée ?

La gardienne secoue la tête.

— Non, je vous assure, Monsieur Larisse. Je l’aurais signalé à la sécurité.

Il n’a aucune piste à part Gare de Lyon et Les Orchidées. Trois ans sans aucune nouvelle. Trois ans de négligence. Trois ans à l’oublier. Retour à la case départ. Tout est de sa faute. Il doit… Il doit appeler Néron. Il doit appeler Karim. Ils doit appeler les Debruyère. Les parents de Lily ont des contacts partout au sein du gouvernement.

Lily a disparu. Tout est de sa faute. Il n’a aucun de plan. Aucune sortie de secours. Une fois de plus, Leah a réussi à l’aveugler, à la ui arracher des mains le contrôle qu’il désespère avoir sur son existence.

Si quelque chose de mal est arrivé à Lily, il ne se le pardonnera jamais. Il s’était juré de la protéger. Il s’était juré de ne jamais laissé personne la blesser. Il s’était juré tant de choses à son propos et ses serments ne valent plus rien.

Il ne la mérite pas. Il ne l’a jamais méritée.

Son téléphone sonne. C’est Anaïssa.

Viens à la maison tout de suite ! Je suis avec Lily.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez