COMMENT ON PRIAIT

— Et tu sais qui m’a appelée tout à l’heure ? Ta cousine qui avait déménagé en Suède. Elle a rencontré un homme violent et ça s’est mal passé, donc elle est rentrée. D'ailleurs j’ai commencé une série sur deux tueurs en série qui entrent en compétition. C’est fascinant, le détective devient fou, je me demande s’il va se suicider. Je suis contente parce que ton oncle va mieux, il est passé l'autre jour, mais t’étais pas là. Il a voulu rester dormir mais sa femme n’était pas d’accord, au fond tant mieux parce que je ne me sentais pas très bien, tu sais, c’est le jour où j’avais mal au ventre.

— Oui.

— La dernière fois que ton père a eu mal au ventre, je lui ai proposé de l’agua de jamaica, parce que je lui ai dit ce que tu m'as dit sur le Coca et il dit qu’il va diminuer, mais lui dis pas que je te l’ai dit.

— Incroyable que t’aies réussi à lui faire entendre raison : si tu le voyais sur la ferme, il n’écoute rien.

— En même temps, tu sais, il n’a pas eu une vie facile.

Abuela, personne n’a eu une vie facile. À un moment donné, il faut juste faire un travail sur soi et avancer.

— Il faut que je passe au supermarché aujourd’hui, tu as besoin de quelque chose ?

— Je peux venir avec toi ?

— Oui, bien sûr, mais je suis sûre que tu as du travail, princesa, dis-moi ce qu’il te faut.

— Tu as peur que je finisse trop vite et que je te presse pendant que tu remplis le chariot de chaussettes en soldes ?

— Tu peux profiter du salon, rester un peu à l’ombre, te reposer… Tu travailles trop.

— Et pour quoi faire ? Papa est têtu comme une mule.

— Tu n’es rentrée que depuis six mois.

— C’est énorme !

— Lui, ça fait combien de temps qu’il est sur la ferme ?

— Non mais on va pas jouer à l’ancienneté…

— Combien de temps ?

— Je sais pas, abuela, il doit avoir… soixante-dix ans, donc… cinquante ?

— Soixante-dix. Il est né dans cette maison, il a appris à marcher ici, parmi les maïs.

— À ce compte-là, moi aussi.

— Tu as fait le lycée et l’université en ville, nena, donc en tout t’as dû passer quinze ans ici. Tu viens de rentrer et depuis que tu es arrivée, tu n’as fait que parler. Tu dois apprendre à écouter.

— C’est toi qui dis ça ?

— Tu sais que quand j'étais petite, je n'avais pas le droit de parler ? Une petite fille, dans les années quarante, au Mexique, ça ne parlait pas. Je n'avais pas le droit de manger de sucreries non plus, mais parfois je montais sur une chaise et j’attrapais le pot de biscuits qui était au-dessus du placard. Ce n'était pas comme maintenant.

— Tu veux dire que j’ai de la chance qu’il me laisse parler ?

— Tu as de la chance d'avoir pu finir le collège, d’aller au lycée, d’étudier à l’université, d’avoir vécu seule en ville, de t’habiller comme tu veux, d’avoir des novios.

— Si on pensait toutes comme ça, rien n’avancerait.

— Ton père t’aime.

— Mais moi aussi je l'aime, c’est pas la question.

— Et je pense que parfois il a l'impression que tu le trouves bête. Il m’a dit : Dulce elle parle bien, tu ne trouves pas ? Et il est vraiment content pour toi, mais je crois qu’en même temps ce n'est pas facile pour lui, qu’il ne trouve pas vraiment sa place.

— Je ne vais pas m’excuser d’intimider un père de famille.

— Tout ne se résume pas à des slogans de manifestations féministes. Je t’ai raconté que je suis allée à la dernière ? On était des milliers dans la rue, on criait NO AL FEMINICIDIO, j’étais très émue, ta cousine a pris des photos.

— Donc tu comprends ce que j’essaye de dire, ce que j’essaye de faire. Je peux améliorer la ferme.

— Parce que tu as pris deux ans de cours sur l’agrotech ?

— On a le droit de s’aider d’outils modernes. On n’est pas obligés de souffrir pour obtenir du maïs froid et savoureux.

Niña, no me oyes. No escuchas a nadie. De quoi tu as peur ?

— Mateo ne va pas revenir. Je connais mon frère et il est heureux en ville. À la mort de papa, si la ferme ne rapporte pas assez d’argent, il va vouloir qu’on la vende. Et je ne peux pas. Je ne peux pas, ce serait comme si on coupait mon cordon ombilical à la terre, tu comprends ? Il va de mon nombril à cette ferme.

— C’est beau ce que tu dis, tu as toujours été un peu poète, tu t’entendrais bien avec nos cousins de Oaxaca, ils ont fait des études, ils sont professeurs, ils vont au musée ensemble, parfois quand je les vois j'ai peur de dire la mauvaise chose.

— Mais tu as beaucoup lu et tu regardes des films…

— Il ne faut pas que j'aille au supermarché trop tard, parce que j'aimerais préparer du posole pour l'anniversaire de ton père ce soir, je sais qu’il ne veut pas le fêter, mais quand même ce n’est pas pareil sans un posole.

— C’est beau qu'on vive tous les trois dans la même maison. Trois générations. Les gens ne font plus ça.

— Comment ils vivent alors ?

— Seuls.

— Ce que je veux dire, tu sais, c’est que ton père a encore beaucoup à t’enseigner. Il entend moins, il ne voit plus très bien ni de près ni de loin, mais là, dans sa tête, il a des décennies de maïs, déluges, sécheresses, récoltes, employés, marchés, recettes. Il ne connaît pas les statistiques de températures, mais il sait reconnaître sur sa peau si les vents du sud arrivent.

— Tu devrais écrire sur la ferme.

— J’ai noté des dates dans un carnet.

— Quand tu me racontes le monde, il me fait moins peur, comme si tu le contenais tout entier.

— Tu continues à prier comme je t'ai appris ?

— Je ne crois pas en Dieu, abuela.

— Ce n’est pas si important d’avoir raison.

— Rien n’a de sens si je renonce à la vérité.

— Parce que tu trouves que les choses ont du sens pour toi, là ?

— …

— On ne peut que faire de notre mieux, tu ne penses pas ? Avec le plus de respect et d’amour possible. Et puis, après…

— Je ne comprends pas.

— Viens voir, princesa. Ça, c’est Jésus, bien sûr, la virgen de Guadalupe, ton oncle, ta mère quand elle était petite, le pape Jean-Paul II, un passage de la Bible…

— Mais…

— Ton autel peut être ce que tu veux. C’est ce qui connecte. Qui te permet de voir et entendre les autres et les animaux et les plantes. Tu comprends ?

— Je crois. Un grain de maïs pour moi, par exemple. Et une fleur de bougainvillier. Et un caillou de notre ferme. Et la photo de maman quand elle était enceinte et qu’elle tenait Mateo dans ses bras.

— Voilà, c’est ça. C’est cette lumière dans tes yeux. C’est à travers ça que tu réussiras à entendre ton père.

— Et après qu’est-ce qu’il se passera ?

— Si tu as de la chance, la chose la plus magique du monde : tu réussiras à voir la ferme à travers ses yeux.

— …

— Et même si ça ne dure que quelques secondes, ça ne peut qu’être ça, le but, ¿no ? Apprendre à voir le monde à travers d’autres yeux.

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