Seize ² Intelligences

Quand Inès termina enfin sa carte de l’île, Jorge décida de parcourir les chemins qu’elle avait tracés pour les vérifier. Ce fut ainsi que pour la première fois, il la laissa seule avec les ordinateurs.

Elle lutta contre son envie de tout bonnement annihiler l’intelligence artificielle du Quartier Général. Même si elle avait su le faire, elle savait que cela condamnerait tous les résidents à une précarité extrême : plus de machine pour désaliniser l’eau, plus d’irrigation du potager, plus de lumière dans les couloirs et les chambres, plus de chauffage.

Sans parler des humains cryogénisés qui attendaient leur tour pour revenir à la vie. Est-ce qu’ils mourraient si quelqu’un détruisait l’IA ? Est-ce qu’en dernier recours, l’alternative était soit obéir, soit devenir un meurtrier ? Qui pouvait avoir imaginé un choix si cruel ? Le gouvernement pour lequel Jorge avait travaillé ?

Le Monde d’Avant avait-il été aussi arbitraire et cruel ? Avait-elle lutté pour qu’il s’améliore ou avait-elle fait partie de la grande majorité qui se couvrait les yeux, les oreilles et la bouche ?

Elle s’installa face à l’un des écrans. Jorge refusait d’appeler l’IA par son prénom. Il disait que ce serait tomber dans le piège de sa fausse humanité, que c’était un mensonge qui était au mieux inutile et au pire une manipulation. Inès commença néanmoins son dialogue en Python avec l’IA en lui demandant comme elle s’appelait. Mélodie, répondit-elle. Inès sourit. Elle aurait voulu dire qu’elle adorait la musique et que ça leur faisait quelque chose en commun, mais elle ne voyait pas comment exprimer cet enthousiasme avec ses rudiments de langage informatique. Elle entra à la place une série complexe de lignes de code que Gabriel lui avait données.

Sur les écrans de la pièce, un message d’erreur apparut. Elle insulta toutes les divinités dont elle se rappelait le nom et tapa de nouveau les lignes qu’elle avait apprises par cœur. Elle avait envie de crier à la machine « TROUVE ALESSANDRO » mais à la place elle fixa le deuxième message d’erreur, hébétée. Ils avaient besoin de savoir où il était pour ne pas risquer de se faire attaquer, emprisonner ou assassiner pendant les étapes suivantes. Gabriel l’avait prévenue que ça ne marcherait peut-être pas mais Inès ne parvenait pas à admettre et accepter ce premier échec. Il lui semblait de mauvais augure.

Elle sortit le morceau de papier de sa poche, traversée par un vif souvenir -

de centaines

d'antisèches

- et vérifia qu’elle l’avait correctement retranscrit.

La porte s’ouvrit. Inès rangea le morceau de papier et bondit vers les écrans pour les éteindre. C’était dans ces moments-là qu’elle aurait aimé être très rapide, ou invisible, ou sous terre. Elle se retourna et découvrit que l’intrus n'était pas Jorge, mais Dulce.

— Qu’est-ce que tu faisais ?

Inès chercha un mensonge et s’empêtra mentalement dans des explications qui ne menaient nulle part. Face à son silence, Dulce soupira :

— Tu sais qu’en tant que membre du Conseil je peux te donner l’ordre de me le dire ?

— Pas exactement. Tu peux me faire passer devant le Conseil et le Conseil peut me donner l’ultimatum de dire la vérité ou partir, si cette décision est votée à l’unanimité.

— T’as mangé notre règlement ?

— Quelqu'un m'a dit que s'intégrer à la vie en communauté commençait par en connaître les règles.

Dulce réprima un sourire et haussa les épaules. Inès avait envie qu’elles en restent là mais le silence se prolongea. Elle finit par céder et baisser les yeux.

— Je ne peux pas te dire ce que je fais.

— Parce que tu n’as pas confiance en moi ? El grupo sobrevive colaborando. Pourquoi tu es venue ici si tu avais envie de continuer à tout faire toute seule ?

— Je ne suis pas toute seule, dit-elle mais elle le regretta instantanément.

— Lina ?

— Tu ne sais pas de quoi tu parles.

— Rose t’avait convaincue de quitter ta tour et maintenant qu’elle est partie tu as recruté une autre âme sœur ?

— Arrête.

La gente no es intercambiable, ¿sabes?

— Arrête !

— Tu ne peux pas transformer l'amour en ce qui te sauve de toi-même. Si ça remplit ton vide, no es amor, es dependencia. Une personne ne peut et ne doit pas être tout pour toi.

Inès sentit que la limite était non seulement atteinte, mais dépassée. Sa peur et sa honte s’enfouirent sous une colère froide et brutale.

— En même temps, dit-elle d’une voix qui sonnait métallique à ses propres oreilles, c’est facile à dire pour quelqu'un qui ne prend jamais aucun risque.

Ni te atrevas.

— Non, mais c’est vrai, tes grands discours d’équilibre, ils sont bien beaux depuis ta tour d’ivoire. Mais tu n’oses rien vouloir, tu n'essayes jamais d’aller au-delà, de construire quelque chose de plus. Tu te contentes d’une vie médiocre et tu le sais.

Les yeux de Dulce virèrent au noir cendre et roche. Inès se demanda si elle avait franchi la frontière de l’impardonnable. Elle ne pouvait pas s’effondrer. Elle devait faire face, vaillante, de marbre. Plutôt que de demander pardon ou d’essayer de rattraper Dulce, elle la regarda s’éloigner, le visage fermé.

 

Quand elle retrouva Lina, son humeur était maussade. Elle s’entendait répondre d’une voix irritée, puis surcompenser de gentillesse dans les phrases suivantes, comme un avion en papier sur le rempart d’un château : une bourrasque, et tout le système s’effondrerait.

— J’ai du mal à dormir, avoua-t-elle. Comment est-ce qu’on sait qu’on peut faire confiance à Gabriel ?

Il y eut un silence et Lina arrêta de jouer avec son morceau d’écorce pour se tourner vers Inès, qui soutint son regard.

— Parce qu’il a été honnête et ouvert avec toi.

— Et si c'était pour me manipuler ?

— Est-ce que tu as senti de la méfiance quand vous avez parlé ?

— Non. Du tout. De l'agacement, parfois, mais pas de la peur.

Lina haussa les épaules, comme si cela clôturait le débat. Elle était partisane d’écouter son intuition. Inès eut un regard pour les longs cils de son amie, son grain de beauté sur la ligne de la mâchoire, ses lèvres, puis se tourna vers la mer.

— J’aimerais que les choses soient aussi simples pour moi que pour toi, soupira-t-elle.

— Rien n’est simple pour qui que ce soit, s’esclaffa Lina. Mais c’est vrai que ça l'est un peu plus quand tu fais confiance à ton corps.

— C’est un moine bouddhiste qui t’a enseigné ça ? demanda Inès, moitié moqueuse, moitié envieuse.

— Disons que j’ai dû m'isoler longtemps pour que les voix des autres deviennent moins fortes.

— Et puis tu es retournée dans l’arène.

— Et puis je suis retournée dans l’arène.

Inès ferma les yeux et essaya de se connecter à son corps — pas seulement à sa respiration, mais à tout ce qui était là. Elle laissa passer l’élan qui l’entraînait vers Lina et observa, par-dessous, l’angoisse à l’idée d’échouer à sa mission et que ça vienne confirmer une peur profonde et primitive : je ne mérite pas d’être aimée. Elle ouvrit les yeux, effarée et attristée.

— Je ne suis pas sûre de préférer ta méthode.

— Je comprends.

 

Ce soir-là, Inès voulut oublier ces mots qu’elle avait entraperçus au fond d’elle-même, mais ils se répétaient en écho. Elle fut soulagée de trouver Jorge au travail le lendemain matin et se lança tout de suite dans une conversation, comme on écouterait n’importe quelle chanson pour remplacer celle qui tourne en boucle dans la tête.

— Tu sais, je me disais que ce qui manque, c'est la considération du facteur humain.

Jorge ne répondit pas mais se crispa : il trouvait qu’il y en avait bien trop, de cette considération-là.

— Pour détourner les algorithmes, et si ça valait la peine de se mettre à la place de celui qui les a conçus ? Puisque la traduction est toujours une approximation, peut-être qu’il y a une patine propre à chaque développeur, comme la ponctuation d'un auteur ou compositeur.

— Comme déchiffrer un message crypté… fit Jorge, songeur.

Inès vit à son visage qu’il était inutile de rajouter quelque chose : il ne l’entendrait même pas. Il voyait dans l’air des formules qui demeuraient pour le moment invisibles à ses yeux.

— Jorge ?

Il mit quelques minutes à se retourner et quand il le fit, son regard semblait vide.

— Jorge.

— Mhm ?

— Qu’est-ce que tu ferais si tu réussissais à prendre le contrôle de l’IA ?

Elle n'était pas censée poser la question. Gabriel le lui avait déconseillé, car « questionner les intentions des patrons les rend suspicieux ». Il avait probablement raison, mais d'une part Inès doutait encore de pouvoir lui faire confiance, et d'autre part elle avait envie qu’il se trompe sur Jorge. Malheureusement, il répondit :

— J’essaye de convaincre le Conseil de voter pour la désactivation de l’IA et un retour à une vie naturelle.

— Hors des tours ? Et les autres résidents ?

— Ils nous rejoindront s’ils ont envie.

— Ils n’auraient pas le choix si tu coupais leur source d’alimentation.

Jorge haussa les épaules.

— Et les cryogénisés ?

Il ne savait pas non plus. Il voulait détruire tout le système en place sans prendre en compte les dommages collatéraux.

Elle se demanda s’il était au courant pour le système de défense de l’IA, s’il était prêt à sciemment les condamner, eux et les générations futures, à une vie sur une île emmurée. De toute façon, elle ne pouvait pas le prévenir sans révéler sa main.

Elle sentit que penser pour la collectivité demandait un art et courage de la nuance. Pour ne sacrifier aucun groupe, pour ne recourir ni à l’exclusion ni à la violence, il lui faudrait affronter les débats tortueux et trouver une réponse après l'autre. Le débat entre la raison et la sentimentalité, dans une pièce où tous se crient dessus sans s’entendre, n'était qu’une façon de se réconforter, de faire semblant de participer. Le bien de tous se situait à côté, dans l'océan bien plus effrayant de la demi-mesure, où il fallait sans cesse adapter les normes au groupe qui évoluait.

— Parce que l’identité est changeante, murmura-t-elle, secouée, avec l'impression qu’elle achevait une partie de sa quête.

Jorge l'entendit peut-être mais l’ignora : il naviguait sur le serveur.

Ils passèrent les trois heures suivantes en silence. Inès recopiait sa carte, ajoutant les corrections apportées par Jorge. Elle avait des souvenirs flous -

d’heures matinales

assise dans un placard

à feuilleter un atlas

pour se réfugier sur des côtes et sentiers

qu’elle n'avait jamais foulés -

— C’est bon, entendit-elle, et la voix lui semblait si lointaine qu’elle dut faire un effort pour revenir. J’ai trouvé. Ça a marché. C’est bon.

Il n'expliqua rien et fit des gestes désordonnés qui invitaient Inès à se lever et quitter la pièce. Il marmonnait :

— Je dois réunir le Conseil d'abord. Cette fois-ci, ils m’écouteront, c’est sûr.

— Est-ce que je peux aider ?

Jorge la regarda mais ses yeux la traversèrent comme si elle était devenue invisible. Il la poussa gentiment mais fermement à l'extérieur. Elle resta quelques instants dans le couloir, abasourdie.

— Je le savais, murmurait Jorge, je savais qu’ils laisseraient une backdoor au cas où.

 

Au -27, Inès fila vers la troisième porte à droite et toqua. Quelques secondes après, Lina ouvrait la porte, l'air endormi.

— Jorge a trouvé comment prendre la main sur l’IA, déclara Inès.

— Ils vont venir me chercher pour le vote.

— Tu n’es plus au Conseil.

— Les anciens membres sont appelés pour les votes de catégorie 1.

Face au regard interrogateur d’Inès, Lina sourit, amusée :

— Ce n’est peut-être pas le moment de t’expliquer ?

Inès rit et acquiesça, puis leurs visages devinrent sérieux, solennels. L’adrénaline pulsait dans leurs veines. Elles savaient que l’avancée de Jorge accélérait tout leur plan : elles n'avaient plus le temps de peaufiner la sécurité. Elles devaient sauter dans le vide.

— T’es sûre ? demanda Inès.

C'était peut-être par projection mais elle sentait que Lina sacrifiait beaucoup en partant et trahissant le Conseil.

— Tu prends l’ascenseur, je passe par les escaliers, répondit Lina.

— Au cas où, passons d’abord par ma tour. Je veux vérifier si Alessandro y est et essayer de le semer au cas où quelqu’un nous suit.

Et effectivement, lorsqu’une demi-heure plus tard, Inès et Lina, essoufflées, arrivèrent devant chez Inès, quelqu’un les avait suivies. Elles grimacèrent et Lina soupira :

— Dulce, je peux tout t’expliquer.

— C’est ça que ça veut dire pour toi, la comunidad ? C’est pour me duper que tu m’as raconté todas tus tragedias ?

Inès se demanda si elle allait enfin découvrir à quoi ressemblait Lina énervée, mais celle-ci souriait en secouant la tête, les mains levées.

— Je ne crois pas dans la notion de peuple élu, dit Lina. Je n’y croyais pas avant et je n'y crois pas maintenant, et on peut faire l’autruche autant qu'on veut mais c’est vers ça que Jorge se dirige.

Dulce se figea et sa moue semblait indiquer qu’elle n’était pas complètement en désaccord : une brèche.

— Il y a quelqu'un qui pense pouvoir sauver tout le monde, continua Rose.

Sólo Jesus puede hacer eso.

— Il dit pouvoir réveiller les cryogénisés, ouvrir les tours indéfiniment et rendre l’IA collaboratrice et communicative entre les bâtiments. Ce serait les bases d'une ville nouvelle, on pourrait intégrer les autres résidents dans notre démocratie, leur donner une voix. Personne n'aurait à choisir entre la solitude ou un toit.

Inès sentait sa frustration monter : pourquoi Dulce écoutait-elle tout ce que Lina lui racontait alors qu’elle n’avait semblé nullement disposée à en faire de même pour elle ? Elle ne l’avait même pas encore regardée et cette indifférence la brûlait de l'intérieur, comme un poison lentement distillé. Elle avait envie de la secouer, de hurler, de sauter sur place en agitant les bras, un geste primaire et primal, un hurlement d’existence. À la place, elle lâcha un ironique :

— Bon, tu es satisfaite ou tu veux contrôler nos papiers d’identité aussi ? Personne ne t'a demandé de nous suivre, tu sais.

Dulce allait répondre et d’après le jais de ses iris, ç’aurait été cinglant et destructeur, mais Lina se mit entre elles :

— Vous pourrez vous détester autant que vous le souhaiterez après la mission, mais là on n’a pas le temps. Dulce, je suppose que tu te joins à nous ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez