Inès tendit les modules de mémoire à Jorge. Elle débrancha des câbles, défit des vis et retira délicatement la carte-mère. Il regarda sa montre :
— Quatre minutes et quarante-deux secondes. C’est mieux.
Inès ne répondit rien, car elle avait peur que le ton de sa voix trahisse à quel point elle avait envie de le tuer. Depuis deux semaines, elle montait et démontait des ordinateurs. Peu lui importait de progresser ; elle voulait passer à l’étape suivante : communiquer avec l'intelligence artificielle.
Pendant l’heure suivante, elle répéta l’exercice encore et encore, puis fila déjeuner et s’extirpa de la tour. Sa partie préférée de la journée était devenue cette déambulation des après-midi, quand elle dessinait des axes et dénichait des symboles sur les tours. La carte s’enrichissait de mille détails.
Elle contemplait chaque soir le coucher de soleil depuis la même berge et Lina la rejoignait quand elle pouvait.
— T’as passé une bonne journée ?
— Je pensais au branchement de l’écran, répondit Inès. Je perds toujours quelques secondes à cette étape-là.
— Je comprends. J’ai passé la journée à régler des problèmes qui ne sont plus ma responsabilité.
— Pourquoi tu n'as pas refusé ?
— C’est Dulce qui m’a demandé.
Rien qu’entendre son prénom transforma la salive d’Inès en sable. Elle se força à plaisanter :
— C’est sûr que c’est difficile de dire non à ses grands yeux de loutre.
Lina semblait préoccupée.
— C’est normal que Fred ait besoin d’un peu d’aide au début, ajouta Inès. C’est le chaos de la transition. Ça va s’apaiser.
— Quand est-ce que t’es devenue aussi sage ?
— Ça doit être tous ces couchers de soleil.
— Tu sais, tu pourrais parler à Dulce si tu voulais. Elle t’écouterait.
— Bien sûr, dit Inès ironiquement.
— Quoi ?
— Lina, elle me déteste. T’as pas vu comment elle m’a regardée.
— Je t’assure que…
— J’ai vraiment pas envie d’en parler.
Lina acquiesça. Elles restèrent brièvement en silence, puis Inès demanda :
— C’était quoi ton endroit préféré, avant ?
— Il y avait une montagne, dit Lina avec une douleur dans la voix.
— T’es pas obligée d’en parler, pardon.
— J’aime bien parler de ce que j’ai aimé, répondit Lina avec un sourire triste.
— Elle était haute ?
— Un peu. Elle avait des minuscules collines vertes, comme des terriers pour des familles entières de lapin. Il y avait aussi des forts et des fleurs et des moutons et le vent et des chemins de crête et du soleil.
Ses yeux se plissaient comme pour rentrer dans le souvenir. Inès posa une main sur la sienne : elle savait combien ça pouvait être déchirant de penser à tout ce qui avait existé. Lina serra ses doigts autour de ceux d’Inès, qui sentit la peur revenir soudainement. Elle fuit le regard ambré qui se posait sur elle.
— On en est où, niveau rationnement ? demanda-t-elle en retirant doucement sa main.
— On revient sur les rails, ça y est, répondit celle-ci. J'ai soufflé à Chat qu’il fallait faire de la prévention : des réserves de nourriture et des protocoles d’urgence. Mais l’économie c'est ce qu’elle vomit le plus au monde, donc faut que je convainque les autres membres du Conseil d’abord.
— Splendide, Madame la sénatrice, plaisanta Inès.
— L’horreur, répondit celle-ci avec un rire franc. La politique, c’était que des combines, je m’en sortais pas.
— Je comprends vraiment pas comment t’as fini là-dedans. Ça avait l’air d’être une sphère tellement sale et t’es tellement…
— … propre ?
Elles rirent toutes les deux.
— Ça me chiffonne, quand même, songea Inès, cette histoire de murailles qui pourraient remonter et nous enfermer sur l’île à tout jamais.
— Peut-être que Gabriel a parlé de ça juste pour te faire peur ?
— Ça lui ressemblerait, mais quelque chose me dit qu’il ne plaisante pas sur cette révolution. Il pense qu’on sauve le monde, là.
— Sauver le monde, c’est un grand mot, soupira Lina. Pour le moment on est vivantes, alors que si on se loupe ou si Alessandro vient se mettre en travers de notre chemin, il y a de grandes chances pour qu’on se retrouve avec Samuel la Terreur à la tête de la ville.
— C’est chouette, c’est encourageant de parler avec toi, plaisanta Inès.
— T’as vu ça ?
Il y eut un silence, pendant lequel Inès sentit combien Sandra lui manquait.
— Tu t’entendais bien avec ton IA ?
— J’ai pas eu le temps de le découvrir, répondit Lina. J’ai immédiatement voulu explorer les environs et je me suis perdue. J’ai mis des jours à retourner dans la tour. Quand je suis arrivée…
— … elle était fermée ?
— Réaffectée, oui. J’ai essayé d’expliquer la situation à la nouvelle résidente.
Lina haussa les épaules. De toute évidence, ça n'avait pas marché.
— Mais… comment t’as fait, alors ? demanda Inès.
— J’avais l’habitude de camper. Par moments, j’ai fait semblant que c'était une émission de téléréalité pour me dire que des gens en avaient quelque chose à faire.
— Mais alors, balbutia Inès, t’as eu… quoi ? Vingt-quatre heures de vie dans ta tour ?
Lina rit en acquiesçant. Inès était sciée.
Au -50, Inès s’assit comme tous les soirs au premier rang, tout près de Chat. Elle ne savait pas si c’était son imagination mais elle sentait émaner de sa sœur des vagues de paix.
Les yeux fermés, elle sentait le temps s'étirer elle aussi, comme s’il devenait respiration. Tour à tour, il se contractait et se dilatait, mobile, changeant. Les frontières entre le monde et elle devenaient poreuses ; sa peau était une membrane souple, translucide, phosphorescente. Les images défilaient dans sa tête, un peu plus lentement chaque jour. Certains soirs, il y avait parmi les pensées quelques secondes de silence et obscurité et, à sa grande surprise, c’était là qu’elle trouvait le plus de lumière.
Le soir, Inès prenait souvent son dîner à emporter et mangeait seule, lentement, dans sa chambre aux allures de cabane. Elle observait l’oiseau sur sa branche tandis qu’elle mâchait. Elle s’émerveillait de la précision de cette réalité virtuelle, surtout le jour où l’oiseau fit une danse nuptiale à une congénère venue lui rendre visite. Elle pleura de rire face à ces improbables créatures noires et bleues, puis ses larmes se transformèrent en pleurs de solitude. Elle était plus entourée que jamais et pourtant le grand vide la rattrapait, cet espace abyssal entre deux tours, celui qu’on renifle la fenêtre ouverte les nuits où rien ne fait sens.
Dans ce creux de silence et solitude, sa mémoire s’ouvrait comme une fleur.
Elle se souvint de -
l’aire de jeux
qu’elle parcourait
enfant
elle voulait des amis
mais leurs rires la terrifiaient
elle entendait leurs vociférations
filait se réfugier
avec ses tresses et ses amis imaginaires
tout en haut de la pyramide
faite de cordes
plus elle montait
plus ses mains tremblaient
les autres devenaient
un bruit de fond
au collège elle connaissait toutes les cachettes
le buisson où s’accroupir pour ne pas faire les courses de relais
le renfoncement sous les escaliers pour éviter les cours de football
elle n’existait pas dans son corps
c’était son plus grand secret
elle rôdait dans les couloirs
s’asseyait dans des escaliers désaffectés
et sur des rebords de fenêtre.
Être invisible : le rêve ne l'avait jamais tout à fait quittée. Elle avait essayé de disparaître en Rose. Même la mission secrète était une façon de garder toute une partie d’elle dans l’ombre. C’était encore pour ça, au fond, qu’elle ne s’excusait pas auprès de Dulce.
Chaque nuit, elle contemplait les souvenirs qui tombaient comme les pluies de printemps. Elle avait toujours vécu dans les extrêmes, se réfugiant dans la rage et la séduction. C’étaient ces fuites en avant qu’il lui coûtait le plus de revivre, ces tentatives maladroites d’échapper à la tristesse et à la peur, avec un tel désespoir qu’elle blessait tout le monde sur son passage.
Pour digérer ces images, elle courait le long de la mer. Elle trouvait dans ce mouvement répétitif les mêmes poches de quiétude que dans l’immobilité de la méditation.
Elle avait besoin de ces espaces de décompression pour ensuite se concentrer au travail et répondre aux attentes démesurées de Jorge.
Il avait fini son entraînement sur le hardware de l’ordinateur et lui enseignait désormais les langages JavaScript, Python, HTLM, C, Ruby, PHP, ainsi que des bases mathématiques pour les lignes de code avancées. C'était comme apprendre toutes les langues du Monde d’Avant en même temps, sauf qu’en plus elle ne pouvait pas les pratiquer avec qui que ce soit d’autre que l’ordinateur.
— Mais l’IA comprend notre langue, finit-elle par dire après un troisième échec sur le même exercice de traduction.
— Oui mais ce n’est pas sa langue maternelle, donc il y aura toujours de la place pour des approximations. Est-ce que tu veux vraiment prendre ce risque alors que le moindre mot de travers peut coûter une vie ?
Inès le dévisagea en silence, puis secoua la tête. Elle comprit qu’il n’éloignait pas les apprentis et candidats par arrogance, mais parce qu’il considérait que ce travail impliquait une immense responsabilité.
— Tu as déjà vu des machines tuer des gens ? lui demanda-t-elle.
— On m’avait envoyé faire des recherches sur l’implantation d'énergies propres dans des milieux désertiques. Ça avançait lentement, mais ça avançait. Et puis, un jour, les troupes internationales se sont retirées - comme avant les tsunamis, quand les animaux fuient. Les drones sont arrivés de nuit et se sont dirigés vers des portes qui avaient été marquées digitalement. On nous a dit que des terroristes y vivaient mais je sais qu’on y a aussi retrouvé des enfants.
— Je ne sais pas quoi dire.
— Tu peux te concentrer sur ton exercice. C’est un cap. Si tu réussis celui-ci, les suivants seront plus faciles.
Ce n'était ni entièrement vrai, ni entièrement faux. Inès lutta encore deux jours sur cette traduction et sentit qu’elle touchait enfin du doigt la complexité du cerveau artificiel, mais elle ne trouva pas la suite plus aisée pour autant.
Jour après jour, pourtant, à force de traduire, cartographier, méditer avec Chat, courir, se souvenir et échanger avec Lina, elle trouva un rythme qui lui convenait. Le monde n’avait peut-être pas de sens, mais sa vie commençait à en avoir.