COMMENT ON SE SÉPARAIT

Gabriel était assis dans la cuisine depuis dix-huit minutes lorsque la porte claqua.

Ils avaient banni le « chéri je suis rentrée » parce que ça leur rappelait trop leurs parents, donc il n'y eut que le bruit des clés qui tombaient près des siennes dans le bol bleu de l’entrée.

 

Gabriel venait de prendre une de ces décisions qui changent la vie entière, de celles qui déracinent et bousculent jusque dans une autre galaxie.

Il avait accepté un travail.

La proposition était tombée deux semaines plus tôt. Il avait fait quatre insomnies, six migraines et deux indigestions. Pendant tout ce processus, il n'en avait touché mot à personne, parce que cette décision aurait des implications majeures dont il serait le seul à affronter les conséquences.

Il n’était pas serein. Ses doigts pianotaient sur la nappe brodée qu’ils avaient ramenée d’Amazonie. Derrière lui, sur le réfrigérateur, ils avaient collé des photos d’autres voyages : le lac en Birmanie, les éléphants en Afrique du Sud, des Russes sur le quai du Transsibérien. Il connaissait ces images par cœur. C’était la fresque cosmogonique de leur couple.

Il tenta d’étirer son bras gauche, qui était engoncé et emprisonné dans la veste de costume. Il n’avait porté, depuis qu'il avait commencé à gagner à sa vie à quinze ans, que des pulls à capuche. Époque révolue, désormais. Il avait envoyé le contrat signé à l’heure du déjeuner puis s’était acheté cette tenue. Mieux valait s’habituer au déguisement.

Il entendit des pas dans le couloir et ferma les yeux pour savourer ce son pleinement.

Chat entra et s'immobilisa en le voyant.

Pourquoi aujourd’hui, se dit-elle, épuisée.

Elle rentrait de trois jours interminables. C’était sa faute : elle aurait dû se méfier de l’appel à une réunion générale impromptue. Il y avait un calendrier organisé des mois à l’avance (« justement pour éviter ce genre de fantaisies », aurait dit sa grande sœur) mais Chat se targuait d’aimer l’imprévu, le spontané, alors elle avait repoussé doute et paresse et s’y était rendue. Résultat : la réunion avait duré soixante-douze heures, avec des répits nocturnes et des pauses-café. Elle avait cru devenir folle.

Elle faisait partie des radicaux, des puristes. À l’époque, elle avait été militante provocatrice, à déblatérer des horreurs pour pousser les non-croyants dans leurs retranchements. Elle était désormais une soldate de terrain. Ce qu’elle aimait dans les réunions, c’étaient les votes et les décisions. Elle n'était pas là pour devenir amie avec qui que ce soit.

Elle avait donc considérablement pris sur elle pour être polie, écouter les nouvelles de chacun, regarder les photos qu’on lui tendait d’appartements achetés, de chiens adoptés et de bébés accouchés. Elle refusait de mentir à voix haute, donc elle se contentait de hocher de la tête avec un sourire, en se répétant que les êtres humains sont des animaux aussi et qu’ils faisaient partie, donc, malgré tout, de l’écosystème qu’elle s’acharnait à sauver. Les articles qu’elle parcourait la rendaient chaque jour un peu plus misanthrope, mais elle ne voulait pas complètement renoncer. C’était en grande partie pour Gabriel, d’ailleurs, qu'elle s’accrochait.

 

Ils s'étaient rencontrés au lycée.

Parmi la cohue et le brouhaha de la récréation, elle avait repéré une silhouette immobile : sous un marronnier, Gabriel, seize ans, écoutait de la musique, les yeux fermés. Il ne bougeait même pas la tête en rythme. Il aurait pu être endormi mais elle devinait qu'il ne l'était pas ; que, chose bien plus étonnante, il était concentré.

À l’heure du déjeuner, elle porta son plateau jusqu’à la table de Gabriel et déclara en le regardant dans les yeux :

— Je veux m’asseoir ici.

Il l'invita d'un geste.

Elle sauta par-dessus la haie mortifère des questions classiques sur le prénom, l’âge, le métier des parents, la matière préférée et les passe-temps.

Il n’y avait que deux choses qu’elle voulait savoir. La première :

— T’écoutes quoi ?

Gabriel ouvrit le couvercle, révélant un disque de Muse à l'intérieur. Chat haussa les épaules : elle ne connaissait pas.

Et la deuxième :

— Est-ce que t’as un chien ?

Elle adorait les animaux mais sa mère était allergique à tout. Elle fut donc réjouie quand Gabriel acquiesça et ajouta :

— Et deux chats, une tortue, des hamsters et des lapins.

Une semaine après, Chat était chez Gabriel, dans la chambre qu’il partageait avec ses deux frères. Ils écoutaient le disque de Muse tandis qu’elle caressait les animaux :

— Désolée, hamster, j'arrive tout de suite. Petit chat, je te vois faire des bêtises. Oui, Waldo, je suis à toi.

Waldo était un gigantesque retriever doré. Chat détestait qu'on lui tire le portrait mais elle adorait la photo de Waldo et elle — collée, elle aussi, sur le réfrigérateur de leur appartement.

 

Les yeux de Chat voyagèrent de cette photo à Gabriel en costume.

Tout était sur le point de changer. Il sortait de leur bulle et elle ne pouvait rien faire pour le retenir.

C’était vertigineux. Elle se força à préparer une tisane et s’asseoir à table. Malgré la nausée, elle releva les yeux vers le visage de Gabriel pour lui signifier qu’elle était prête, qu'il pouvait commencer.

— J’ai un nouveau travail.

— Clown ?

— Je commence lundi.

— T’as accepté quand ?

— J’avais besoin de prendre la décision seul. Et maintenant j’ai besoin que tu essaies de comprendre.

— T’es con.

— L’IA arrive. Elle toque à notre porte là.

— Si tu fais encore une métaphore, je me casse.

— Il y a très peu de boîtes qui se penchent sur ce qui m’intéresse, tu le sais.

— N’importe quoi, tout le monde en parle. Les robots pour sauver la planète, c’est déjà un cliché.

— La complexité est dans les détails.

— C’est quoi cette boîte miracle qui te demande de porter un costume pour sauver le monde ?

Gabriel ne répondit pas tout de suite. Il observa les pommettes de Chat, son menton, l’ouverture de ses narines, les frisottis sur le dessus de ses cheveux, les traces de mascara sous ses yeux, ses boucles d’oreilles en forme de cactus qu’ils avaient achetés au Mexique. Il l’observa comme on parcourt une maison dans laquelle on a vécu, où on retrouve les échos de vieilles conversations entre deux lames de parquet.

— Vidal Vital, dit Gabriel.

— Non.

La syllabe avait retenti rauque, primale, en même temps que le raclement de la chaise sur le sol de la cuisine. Ils avaient passé des heures à se moquer du nom de cette entreprise depuis sa création. Elle lui avait été si reconnaissante d’être son allié, de ne pas y croire non plus. Ils avaient été la liberté face à l’institution, les marginaux face à ceux qui vendaient leur âme au diable.

— Astrée ne respecte rien, lâcha-t-elle entre ses dents.

— Elle a changé. Elle veut changer.

Chat faisait les cent pas dans la cuisine, indignée par ce qu’elle entendait. C’était mille fois pire que ce qu’elle craignait.

— Elle n'a pas de conscience. Elle fait semblant. Elle veut juste se servir de toi.

— En me proposant le boulot de mes rêves ?

— Mais oui, exactement ! Et puis quels rêves ? Ça fait dix ans que tu vends des lignes de code comme d’autres vendent des lignes de coke. Tu proposes tes services au plus offrant et c'est tout.

— C’est dégueulasse de dire ça, Chat, tu sais très bien que j'ai accepté ces missions pour arrondir les fins de mois.

— Et maintenant, quoi ? Tu passes à plein temps pour t'acheter une Ferrari ? Elle arrive tôt ta crise dis donc, tu vas faire quoi à quarante ans ? Devenir le meilleur pote de Zuckerberg ?

— Mais si t’écoutais deux secondes ce que je te dis, tu verrais que je fais exactement le contraire. Je vais aller aider, là, vraiment aider.

Dès qu’il prononça ces mots, il sut comment elle allait les interpréter, et à sa frustration vint se mêler un brin de panique.

— C’est pas ce que je veux dire.

— Mais si, c’est ce que tu veux dire. Et ça fait de toi un connard, certes, mais au moins tu dépasses le stade du lâche devant son écran qui dit juste « oui oui ma chérie » comme si j'étais la putain de Vierge Marie ! Grand bien t'en fasse de dire que mon combat c’est de la merde et que tes robots vont sauver le monde. J’ai pas le temps de débattre, de toute façon, je pars en mission ce soir. Parce que oui, pas que tu m'aies demandé, mais la réunion ça a été une catastrophe. Il y a eu scission. D'un côté tous tes amis les pacifistes et les vendus, de l’autre ceux qui préfèrent la vérité de l’action.

Il grimaça et voulut lui donner la main, parce qu'il savait que cette scission avait dû lui briser le cœur, mais elle eut un mouvement de recul qui le sécha sur place.

— Ce qui est marrant, continua-t-elle d'une voix impatiente, furieuse, c'est que ce soir j’avais besoin que tu me rassures, parce que je vais poser des explosifs pour la première fois et que ça me fout la trouille, mais je comprends bien que c’est pas le moment : tu vas avoir un agenda chargé maintenant, faudrait pas te faire virer alors que tu viens de te déguiser en pingouin.

Chat s’arrêta soudain, reprit son souffle et dit seulement :

— Tu me déçois tellement.

Trente secondes plus tard, Gabriel entendit la porte d’entrée claquer.

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