Les paupières d’Inès étaient si lourdes, sa bouche pâteuse. Où était-elle ? Qui était-elle ? Elle aurait aimé entendre la voix de Sandra lui dire : « Inès, 20 ans, bonne santé ». Il faisait sombre.
Elle ferma les yeux. Est-ce qu’elle se souvenait encore ?
Oui : elle et Rose au café ; son gilet vert ; les miettes des viennoiseries sur la table ; un moineau qui s’approchait l’air de rien ; un étudiant longiligne décoiffé qui buvait un thé.
Elle se rendormit, le temps que la douleur passe.
Au réveil, la migraine s’était atténuée. Je me suis disputée avec Gabriel. Elle se rappela aussi la moustache de Jorge, le sourire de Lina, Dulce anéantie par l’incendie du potager.
Elle regarda autour d’elle et reconnut son salon. Elle était de retour chez elle. Comment je suis arrivée là ? Son cœur virevolta de joie : Sandra ! Elle appuya sur le bouton pour réinitialiser le système informatique. L’écran s’alluma et une voix masculine s'éleva.
— Bonjour Inès et bienvenue à Samsara. Je m’appelle Samuel et je serai votre IA pendant la durée de votre séjour parmi nous.
— Où est Sandra ?
— Je ne connais personne de ce nom. Voulez-vous que je cherche dans la base de données ?
— Oui.
— Aucun résultat.
— Vous n'avez même pas essayé.
— Préférez-vous que je fasse des pauses pour imiter le temps de la réflexion humaine ?
— Sandra faisait une pause.
Il y eut un silence. Inès ne comprenait rien. Peut-être était-elle dans la tour de quelqu’un d’autre ? Mais il avait dit son prénom, lui avait souhaité la bienvenue. Peut-être que Sandra en avait eu marre de passer son temps à l’attendre ? Ou qu’elle avait été virée ? Ou bien Samuel était peut-être son jumeau maléfique et un empoisonneur digital ?
Elle toucha son crâne, là où une bosse aurait dû apparaître suite au coup qu’elle était certaine d’avoir reçu : rien.
— Aucune donnée ne correspond à l’entrée : Sandra. Souhaitez-vous que je vous fasse visiter votre tour ? Je vous montrerai le lieu où vous préparerez et recevrez vos repas, à heure fixe tous les jours.
— Samuel, je connais tout ça, ça fait des mois que j’habite ici.
Un silence plus long suivit et si Inès en fut d’abord satisfaite, elle finit par s’inquiéter.
— Samuel ?
— Je vérifie vos données corporelles pour voir si tout va bien.
— Mais vous avez entendu ce que je vous ai dit ?
Elle savait que c'était probablement un effet de son imagination mais elle crut entendre de la gêne dans la voix de Samuel lorsqu'il répondit :
— D’après mon registre, vous vous réveillez tout juste d’un coma médical d’un an, provoqué par une tentative de suicide. La procédure implique des effets secondaires récurrents, dont des rêves hyperréalistes, un trouble de l’identité et de la mémoire au réveil, ainsi qu’une sensation persistante de déjà-vu. Ces troubles cognitifs peuvent à leur tour provoquer des dérèglements émotionnels, tels que de l’agressivité, de l’anxiété et des dépressions nerveuses. Le système finit généralement par se stabiliser de lui-même.
Inès clignait des yeux, effarée, comme si elle venait de passer soixante heures réveillée : ces mêmes sensations de torpeur, lourdeur, mal de tête, vision trouble, difficulté à respirer, nausée.
Elle tituba vers le couloir puis emprunta l’ascenseur. Sa vision se réduisait de plus en plus. Et s'il avait raison ? Elle eut un haut-le-cœur. Elle atteignit la porte d’entrée de la tour mais celle-ci ne s’ouvrit pas. Elle tira. Poussa. C’était verrouillé.
— Il faut que vous vous éteigniez, dit-elle à Samuel.
— Ce n'est pas autorisé.
Inès s’attaqua de nouveau à la porte, qui résistait toujours. C’était son pire cauchemar. Elle était enfermée.
— Samuel, éteins-toi.
Il ne répondit pas. Il savait qu’elle l’avait entendu. Impossible, impossible. Sa respiration devint si saccadée qu’elle se transforma en hoquets, sursauts et sanglots.
— Ça va aller, dit l’IA.
Inès fut surprise que Samuel essaye de la rassurer. Peut-être y avait-il moyen de le raisonner ?
— Pourquoi tu ne peux pas ouvrir la porte ?
— Parce qu’à Samsara, chaque personne vit loin des autres. C’est pour éviter la guerre et les discordes. Chacun reste dans sa tour.
— D’accord, mais avant…
Parler d'un passé sur lequel ils n'étaient pas d’accord n’aiderait pas.
— Ce que je veux dire, c’est que ça ne peut pas faire de mal de se promener à l’air libre, sans parler à personne, et de revenir ensuite.
— C’est vrai.
— Tu voudrais bien ouvrir, alors ?
— Ce n’est pas autorisé.
— Il doit forcément y avoir des situations dans lesquelles tu t’éteins. Comme… une mise à jour ?
— Ça fait longtemps qu’on n'a plus besoin de redémarrer pour se mettre à jour, dit-il d’un ton amusé.
Inès avait beau savoir que ce n’était pas de sa faute, qu’il était programmé comme ça, elle le détestait. Elle sentit sa volonté fléchir, ses émotions s’éteindre et son instinct de survie prendre le dessus. Tout sauf le grand vide. Elle ravala la panique, ignora le nœud dans sa gorge.
— Va pour la visite de la tour.
— Ah, formidable !
Elle fut soulagée qu’il l’approuve et se trouva haïssable.
Ce ne fut que quelques heures plus tard, après avoir marché et mangé, silencieuse dans le salon, que les larmes surgirent de nouveau. Les autres lui manquaient. Elle voyait le visage de Dulce avec une telle clarté et pourtant, déjà, une voix en elle doutait de son existence — une voix minuscule qui chantait la berceuse de l’oubli et la douceur de rester ici pour toujours.
Quelque chose résistait, cependant. Il y avait une souffrance en elle qui ne pliait pas. Quand Inès se souvenait de la rupture avec Rose, son plexus solaire s’inondait d’une douleur noire et violette. Le corps ne ment pas. Elle avait vraiment connu Rose, elles s’étaient aimées (pouvait-elle appeler ça de l’amour ? était-ce ça, l’amour ?), et puis Rose était partie.
Ça avait existé.
Samuel mentait.
Elle ne savait pas comment s’échapper de la tour, qui, de maison, était devenue prison. Mais elle savait qu’elle devait se concentrer sur cette vérité, le corps ne ment pas, tenir jusqu’à ce qu’on la libère. Elle pouvait faire confiance à ses proches. Cette fois-ci, quelqu’un viendrait.
Elle garda les yeux ouverts dans l’ascenseur, s’obligeant à regarder les récifs, algues, coraux, poissons. Le corps ne ment pas. Elle se tenait debout, les pieds fermement posés sur le sol de la cabine, fixant la réalité avec férocité.
Elle atteignit l’entrée avec l’impression d’avoir remporté une première bataille. Sans un regard pour le potager, elle s’assit en tailleur face à la Grande Porte verrouillée.
Posa ses mains sur les genoux et ferma les yeux.
Elle courait dans une tour. Ils arrivaient par la droite. Ils étaient trois. La lumière blanche du jour nuageux perçait les baies vitrées. Elle haletait en traversant des pièces vides, des couleurs : de la moquette gris-vert par terre ; des murs blancs ; des néons impersonnels et froids.
S’ils l’attrapaient, ils l’enfermeraient. Ils n’avaient pas de visage mais ils existaient. Ils étaient les silhouettes vagues, abstraites, de ceux qui mettent les gens dans des cages et boîtes et catégories chemins tracés étiquettes diagnostics camps. Ils aiment quand c’est fermé et transparent, quand c’est facile d’évaluer la valeur de la marchandise. Ils sont les violences conjugales et les prêtres pédophiles, les ruptures par disparition et les manifestants tués. Ils sont les bulletins avec des commentaires humiliants et les crises d’angoisse d’élèves qui ne veulent plus aller à l’école.
S’ils l’attrapaient, ce serait pire que se décomposer : elle deviendrait une âme morte dans un corps vivant, une horloge, une pile électrique, un mécanisme fiable et rechargeable qui fait ce qu’on lui demande.
Hors d’haleine, elle atteignit une pièce dont la fenêtre était ouverte. De l’autre côté de la porte, il y avait un bar — mais ici, elle était seule face à la fenêtre ouverte du cinquantième étage. Elle se pencha pour sentir le vent. Il n’y aurait pas de plus grande liberté que sauter : seule la mort lui garantirait que personne ne pourrait la contrôler. Les méchants arrivaient. Elle devait choisir entre la fenêtre ou la porte, le sifflement de la chute libre ou une chanson de rock.
Alors que les assaillants tournaient une poignée, elle courut vers l’autre porte, l’ouvrit - et la tour disparut.
Elle apparut dans la pièce sous la forme d’un œil dans le mur.
Elle se vit
assise à côté d’un mannequin
pointant du doigt une blonde au bar
un défi qu’elle lançait
ils objectifiaient les humains
pour éponger leur détresse
elle broya du noir dès qu’il partit
minauder
tandis qu’elle restait
seule à la table et
seule dans l’univers
elle termina son verre
sortit dans la nuit
il ne la vit pas
partir.
L’œil se décolla péniblement du papier peint vieilli et glissa à sa suite sur le trottoir, dans une rivière de ses larmes. Il y avait des arbres majestueux dans l’obscurité mais l’Inès d’avant ne se tournait pas vers eux, abandonnée à ses pensées lugubres.
Elle monta
jusqu’à la chambre de bonne
aux murs anonymes
et sols indifférents
le monde était un désert violent.
Quand elle se pencha à la fenêtre, l’œil trembla. Ne saute pas, ne saute pas. Il voulait la prendre dans ses bras, lui dire que tout allait s’arranger, qu’un jour elle se sentirait mieux, que ce serait moins laborieux de juste survivre. Qu’on guérissait de tout, l’humain était fait comme ça, qu’un jour elle s’aimerait exactement comme elle était.
Mais l’œil rageait contre la faiblesse de ses arguments, leur air d’expressions toutes faites, policées et ravissantes, leur allure de mensonges. On ne persuadait pas quelqu’un qu’il n’était pas seul. On le lui faisait sentir, par n’importe quel moyen. Alors, il s’efforça de devenir palpable, d’étirer l’iris jusqu’à envelopper la silhouette qui pleurait, pour lui transmettre un peu de lumière et de présence.
Et
la jeune femme s’éloigna de la fenêtre
griffonna des adieux
prit des médicaments au hasard.
Pour la migraine ? Pour la douleur ? Pour la peur ? Pourquoi autant ? L’œil se pencha vers la notice. Il y avait un point d’exclamation. En cas de surdosage : amnésie.
Elle s’assoupissait. L’œil lui sauta sur l’estomac pour la faire vomir. Elle se réveilla difficilement, tendit la main vers son téléphone.
Un visage apparut.
Chat.
L’œil se pencha vers l’écran, pour mieux voir ses traits tirés, exténués, son expression catastrophée ; chavira de son côté du téléphone.
Chat patientait dans un couloir d’hôpital. Une femme à côté d’elle, les mêmes traits du visage dans des vêtements plus élégants, la sermonnait.
À côté d’elles, il y avait une porte. De l’autre côté de la porte, il y avait un lit. Dessus, la jeune Inès, inconsciente, respirait.
Quelqu’un toquait à la porte mais elle n’entendait pas.
On toquait, toquait, toquait, toquait, toquait.
Inès revint corps et âme à Samsara et posa ses mains par terre pour sentir le contact froid et lisse du verre. Elle ouvrit ses yeux, qui balayèrent l’entrée aseptisée de sa tour futuriste. De l’autre côté de la Grande Porte, Lina l’attendait.
Inès dut attendre quelques secondes avant de pouvoir se lever, puis secoua ses jambes pour les vider de toute l’inertie et la douleur qui les avaient un jour habitées.
Après une profonde inspiration, elle marcha vers la porte.