Douze ² L'archange

— Excuse-moi, je peux entrer ?

Excusez-moi, corrigea Jorge.

— Hein ?

— On ne se connaît pas encore, donc on va se vouvoyer, si ça vous va.

Inès observa les pattes d’oie autour des yeux de Jorge, puis ses mains qui manipulaient délicatement une petite machine.

— C’est un court-circuiteur, dit-il à Inès qui n’avait rien demandé. Pas très puissant, mais assez pour faire sauter un verrou pendant quelques secondes.

— On m’a dit de venir vous voir pour une carte de l’île, dit-elle.

— En voilà une bonne initiative ! s’écria-t-il, si enthousiaste qu’elle en sursauta. Des mois que je demande au Conseil de s’y mettre, mais personne ne se porte volontaire. Ils sont nombreux à s’être réfugiés ici, mais quand il s’agit d’aller se geler les miches pour la communauté, il n’y a plus personne.

Jorge farfouilla parmi des machines, dont les fils pendaient de tous côtés, comme des animaux disséqués.

— Voilà, s’exclama-t-il, triomphant.

Il lui tendit un cahier et un stylo.

— C’est une denrée rare ici, alors prenez-en grand soin. N’hésitez pas si vous avez des questions.

Inès eut l’impression de s’être transformée en personnage de dessin animé : engoncée dans un bloc de glace, les yeux qui clignent, hébétée. Elle avait demandé un plan de la ville et elle se retrouvait cartographe en chef ?

— Tenez, dit Jorge en lui tendant une petite machine, ça c’est une sorte de GPS que j’ai inventé. Il est connecté à notre tour, comme ça on sait où vous trouver si vous vous faites attaquer par des aigles là-dehors. Et vous, vous pouvez cliquer là, continua-t-il en appuyant pour faire la démonstration, et ça vous montre vos coordonnées exactes, comme ça la carte peut être précise.

Inès remercia le prêt, qui l’aiderait sans nul doute à retrouver la tour Clef de Sol. Elle s’apprêta à partir : elle n’était pas prête pour les humains ; la trahison était trop fraîche, la douleur trop saillante.

Derrière elle s’approchèrent des pas sur un rythme dansant ; c’était la marque de fabrique de Lina, qui se mettait à faire des arabesques dès qu’elle pensait que personne ne la voyait. La nouvelle venue semblait perdue dans ses pensées et ne s’arrêta que lorsqu’elle fut sur le point de bousculer Inès. Elle la regarda avec un sourire chaleureux, qui fit reculer Inès. Elle ne voulait pas d’affection, de compassion, de questions. Lina sembla comprendre car elle se tourna vers Jorge.

— Il te resterait un thermomètre pour le potager ?

— Mais t’en fais quoi ? répliqua-t-il immédiatement. Tu les manges ?

Le sourire sous sa moustache contredisait le ton qu’il prétendait grincheux. Il plongea ses bras dans les tréfonds d’une armoire étonnnante : elle était constituée de mille tiroirs et présentait des détails ornementaux dans le bois, comme un chaos baroque sorti d’un livre de contes.

— C’est joli, croassa Inès.

— Oh, merci, répondit Lina.

Inès fronça les sourcils : hein ? Elle pointa vers le meuble et vers Lina, qui assentit en riant.

— C’est apaisant de graver. Je te montrerai, si tu veux.

Inès apprécia énormément l’idée mais répondit :

— Peut-être un jour. Merci, en tout cas, dit-elle tant à Lina qu’à Jorge.

— Tu vois, commenta celui-ci à Lina, contrairement à toi, la gamine, elle trouve ça intéressant de cartographier.

— Jure, s’étonna Lina avec un sourire. Tu me diras, les goûts et les couleurs.

 

Vingt minutes plus tard, Inès était dehors et une bourrasque décoiffait sa tignasse.

Ça allait bien se passer. Tout allait s’arranger, depuis son cœur brisé jusqu’à son amnésie, grâce à un inconnu qui l’avait contactée une fois et qu’elle allait retrouver parmi des tours verrouillées et des vagues grouillant de monstres.

Par où commencer ? Quitte à suivre un plan qui n’avait ni queue ni tête, elle décida d’au moins s’y prendre méthodiquement.

Pendant des jours, elle parcourut l’île en lignes droites. Elle appelait ça quadriller la zone. Elle cassa une branche morte et s’en servit pour dessiner des traits derrière elle, martiale, systématique. Elle marchait toujours à la même allure. Quand le soleil était au zénith, elle creusait un trou dans le sable et s’allongeait, les yeux vers l’eau pour vérifier que rien ne s’approchait, jusqu’à s’endormir quelques heures. Elle se fit piquer par des fourmis rouges de la taille d’une phalange et pincer par un crabe. Une fois, elle ouvrit les yeux à la nuit tombée et aperçut des bancs de méduses phosphorescentes.

Le reste du temps, elle notait inlassablement dans son carnet chaque symbole de tour qu’elle passait. Trèfle, dièse, astérisque, point d’interrogation, oiseau, triangle. On aurait dit qu’ils avaient été choisis complètement au hasard et pourtant, plus elle en recensait, plus ils lui évoquaient l’humain qui avait fondé cette ville, une personne mélancolique derrière ses airs de scientifique, une rêveuse pragmatique, fourbue de contradictions et paradoxes, une personne qui se méfiait de l’humour mais était drôle malgré elle.

Les jours d’énervement, Inès donnait des coups de pied dans des cailloux qui volaient jusqu’à la mer. Une fois, des tentacules sortirent de l’eau, aussi larges que des troncs. Elle ne s’arrêta de courir que quelques minutes plus tard, les poumons vidés, la gorge en feu.

Il y eut ainsi quarante, cinquante, soixante tours, jusqu’à ce qu’elle aperçoive enfin, au-dessus d’une porte, le symbole qu’elle cherchait. La clef de sol. Elle y était.

Prise d’une peur presque superstitieuse, Inès avança vite le bras et baissa la poignée. La porte s’ouvrit.

Plutôt que d’aller immédiatement à la rencontre du propriétaire, elle voulut d’abord apprendre à le connaître en parcourant ses souvenirs. Elle traversa une roseraie, où elle entendait un silence chaleureux entrecoupé de rires et murmures. Elle vit une salle avec des ordinateurs alignés le long des murs et des banderoles au plafond : une conférence informatique ; il y avait des repas à moitié terminés à côté des claviers ; sur les écrans, des lignes de code s’enchaînaient. Elle passa aussi par une cabane dans les arbres, d’où elle voyait des centaines de nuances de vert et un nid d'oiseaux. Elle eut l’impression de traverser des paysages et des décennies, de remonter le temps.

Enfin, elle se rendit au salon. Un homme noir au crâne rasé y tapait des lignes de code sur un clavier d’ordinateur. Sans même se tourner vers Inès, il lui lança :

— Deux secondes, je veux pas perdre le fil.

Éberluée, elle acquiesça et observa les longs doigts qui défilaient sur les touches. Il connaissait par cœur l’emplacement des lettres, chiffres et signes de ponctuation. Inès l’envia d’être aussi absorbé par ce qu’il faisait. C’était ça qu’elle cherchait : ce sentiment de s’appartenir et d’appartenir au monde.

— T’en as mis du temps, dit-il enfin en croquant dans un fruit qui semblait trop mûr.

Inès rencontra son regard amusé. Lui aussi, elle avait dû le connaître dans le Monde d’Avant.

— Je suis amnésique, fit-elle d’une petite voix.

Il la dévisagea, les yeux plissés.

— Soit t’as appris à mentir, soit tu t’es enfin acheté un sens de l’humour, soit tu es devenue…

— … amnésique.

— C’est dingue, ça. Je t’ai dit que j’avais toujours rêvé de rencontrer quelqu’un d’amnésique ?

Il se leva et en un saut fut face à elle, main tendue.

— On recommence les présentations, alors, même si la dernière fois j'étais mieux habillé. Je voulais faire bonne impression. Gabriel. Comme l'ange.

— Archange, corrigea Inès. Vous étiez qui pour moi ?

— Tu me vouvoies maintenant ? Remarque, c'est pas désagréable.

— Je suis venue te demander qui j’étais avant, rétorqua Inès.

— Tu es venue parce que je t'ai donné mon adresse et que tu n'as jamais pu tolérer une question sans réponse.

Il l’avait connue avant et l’avait trouvée curieuse, obstinée. Têtue. Elle tenta de se convaincre que c'était déjà une information importante, mais c'était insatisfaisant, comme si elle avait demandé le sens de la vie et qu'on lui avait expliqué comment fonctionnait un interrupteur. Des bribes de souvenirs et des traits de personnalité ne formaient pas une identité.

— Bon, reprit-il, avec l'amnésie, j'imagine que tu n'as pas pu faire ce que je t'ai demandé…

— Je ne suis pas sûre, dit Inès, prise d’une soudaine intuition.

Elle montra à Gabriel le pendentif que Chat lui avait donné. Il tourna une main, paume ouverte, et elle lui donna le bijou sans hésiter.

— Bien joué, minuscule, dit-il en retournant à son clavier.

— Je suis arrivée dans sa tour un peu par hasard au fond, avoua Inès, ce sont les seules personnes qui m'ont ouvert.

— « Les » ? Ils sont plusieurs ?

Inès plissa les yeux, soupçonneuse soudain.

— Vous ne travaillez pas pour le gouvernement, au moins ?

Il partit dans un grand éclat de rire et ouvrit le pendentif en deux, révélant une clé USB à l’intérieur. Il la brancha à son serveur local.

Sur l’écran, un dossier appelé “Vidal Vital” apparut. Il fit un signe de la victoire.

— Tu ne te rends même pas compte le temps qu’on vient de gagner, là. Comment va-t-elle ? demanda-t-il, en parlant évidemment de Chat.

— Tu n’aurais pas pu m’envoyer un message un peu plus clair ? demanda Inès.

— Avec les gens qui surveillent, je préférais faire discret, dit Gabriel. Et Chat ? insista-t-il.

— Elle va bien, je crois. Je ne sais pas trop. Elle est très occupée et un peu… bizarre ?

Face au regard de reproche de Gabriel, elle ajouta :

— Tu n’as qu’à lui demander.

— Ce n’est pas parce qu’elle m’aide qu’elle m’a pardonné. En tout cas, dès que je trouve les serveurs, il faudra que tu t’y ailles toi.

— Pour quoi faire ?

— Pour libérer l’île, pardi ! On ne va pas vivre dans des prisons de verre toute notre vie. Il y a qu’Astrée pour imaginer des trucs aussi tordus, frissonna-t-il.

— Mais pourquoi moi ? T’es au courant qu’il y a un gars très dangereux qui rôde dans les tours des autres ?

— Je vois que tu as rencontré Alessandro.

— Tu le connais ?

— T’inquiète pas. Au pire, je peux t’écrire un code pour essayer de le trouver, si ça te rassure. C’est pas dit que ça fonctionne mais ça vaut le coup d’essayer.

— Arrête de parler, dit soudain Inès.

— Quoi ?

— Arrête de parler, faut que je me concentre.

Gabriel fut secoué d’un fou rire que plus rien n’arrêtait. Inès sentait l’impatience gronder en elle. Pourquoi la traitait-il avec les mêmes énigmes que les autres ? Pourquoi personne ne lui parlait franchement ?

Elle ne voulait pas de plaisanteries. Elle ne voulait pas de plan sur la comète pour sauver l’univers entier. Elle voulait qu’on la sauve, elle. Qu’on prenne soin d’elle. Qu’on arrête deux minutes avec les incendies et les monstres marins et qu’on lui dise ce qu’elle foutait là.

— J’en ai marre, dit-elle d'une voix plate.

— Ça, tu le disais déjà avant.

— On considérait déjà que ça ne servait à rien de me dire la vérité ?

— On voulait te protéger…

— J’ai le droit de comprendre ce qu'il se passe. J'ai des choix à faire et il me manque toutes les clés.

— Inès, soupira Gabriel, c’est pas à moi de t’expliquer. Si les filles t’ont rien raconté, ça doit être pour une bonne raison…

— Les filles ?

— Tu sais ce qu’on va faire ? On va commencer par reprendre la main sur l’IA, remettre un peu cette île sur pieds et les réponses vont venir d’elles-mêmes, tu vas voir.

— Je t’emmerde, fit Inès.

— Et voilà l’Inès qu’on connaît et adore, commenta Gabriel en soupirant.

— Mais qu’est-ce que t’as en fait ? s’emporta Inès. Tu penses que t’es plus intelligent que tout le monde parce que tu sais faire des blagues ? Parce que tu sais jouer avec un ordinateur ? Si ça avait suffi pour Chat, c’est avec elle que tu serais en train de parler et pas avec moi, non ?

Inès détesta la tristesse qui inonda le visage de Gabriel. Elle s’enfuit, montant les escaliers quatre à quatre.

En sortant de la tour, elle s’arrêta pour reprendre son souffle et hésita. Elle ne pouvait pas repartir comme ça. Elle n’avait rien appris. Qu’est-ce qu’elle était censée faire ? Rentrer chez Chat et tourner en rond ? Sculpter avec Lina, cartographier pour Jorge ? Mais pour quoi faire ? Elle ne savait pas encore qui elle était.

Elle décida qu’elle ferait mieux de revenir mais un coup puissant s’abattit sur sa tête et elle perdit connaissance.

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