COMMENT ON SE SOUVENAIT

Je multiplie les randonnées pour me convaincre que mon corps m’appartient. J’ai lu que ça marchait dans un récit de développement personnel. Je suis prête à tout pour aller mieux : j’ai essayé le baptême de parachute, les salons de beauté et de coiffure, le chant, le yoga, courir, nager.

On peut m’accuser de tout sauf de mauvaise volonté.

 

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Ma mère m'a inscrite à la danse classique quand j’avais quatre ans. Elle, qui pouvait être si froide ou réservée, s’illuminait lorsqu’elle me regardait de l'autre côté de la vitre.

Au début, elle n’était là que quelques minutes au début et à la fin des cours, et puis au bout de quelques classes, elle ne partait plus du tout. Elle expliquait en arabe à la professeure que, comme on habitait loin, elle n'avait pas le temps de faire l’aller-retour. Madame Haddad ne lui demanda pas pourquoi elle n'allait pas se promener et je ne lui demandai pas pourquoi elle mentait. Notre appartement était à deux rues, à l’angle avec le parc.

Je crois aussi, mais ça m'aura mis des années de l'admettre, que j’avais un peu peur d’elle. Il y avait quelque chose dans sa solitude qui semblait menaçant. Elle ne parlait jamais d’elle et j’avais l’impression qu’à tout moment elle pourrait disparaître, comme si elle n’avait jamais existé. Je la sentais malheureuse mais je ne le lui ai pas demandé. À la place, j’ai fait la seule chose que je pouvais pour la faire sourire : j'ai dansé.

 

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Les psychologues ont théorisé que la dissonance cognitive — le malaise généré par la contradiction entre plusieurs idées auxquelles on croit — est si inconfortable que nous inventons des histoires pour retrouver la sérénité de la cohérence.

Si on m’avait demandé à cinq, sept, neuf ans ce que je voulais être quand je serais grande, j’aurais cité les danseuses Alicia Alonso, Badia Masbani, Nyota Inyoka. Ma mère connaissait leurs vies dans les moindres détails et tout, même le trivial, même le sordide, ajoutait à l’aura sacrée de ses héroïnes. Elles étaient comme excusées des bassesses de l’humanité. Leur grâce était notre rédemption.

 

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Je passe mon temps à visiter des forts. Je suis venue m’enterrer dans les montagnes les plus loin de la ville mais les pierres me poursuivent. Je me demande si c’est une lubie de la région.

L'autre jour, un couple m’a demandé de les prendre en photo devant un énième tas de ruines. J'ai soupiré que oui, j’ai traîné les pieds et agité les bras jusqu’à les avoir tous les deux dans le cadre et là, ils ont échangé un regard d'une telle bienveillance que ça m’a coupé le souffle.

J’ai pris la photo, je leur ai rendu le téléphone, je les ai regardés s’éloigner, puis j'ai pleuré pendant dix-sept minutes. J’ai vérifié parce que ça faisait des plombes que je me vidais de mes larmes et que j’allais finir par me déshydrater.

 

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Sur les sentiers de montagne, je sens que mon corps commence à m'appartenir. De temps en temps, j’ai l’atroce intuition qu’il m'a toujours appartenu.

 

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Je me souviens très peu du lycée. J’ai obtenu une place dans un établissement danse-études. Soudain, tout le monde était blanc.

J’ai quelques images çà et là, mais pas les habituels fichiers vidéo en haute définition que les autres gens semblent appeler mémoire. J'allais en cours, je faisais mes devoirs, j'allais à la danse, je dormais.

En classe, le cinq six sept et huit dans ma tête étouffait la voix des professeurs.

On n’osait pas m’embêter dans la cour de récréation. On racontait que j’avais arraché les cheveux blonds d’une fille à la danse. On disait que ce n’était pas étonnant.

Pendant les récréations, dans un couloir vide, je m’étirais et lisais les vieux numéros de la revue Ballet 2000 que ma mère avait empruntés pour nous à la médiathèque.

 

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Quand j’ai fêté mes seize ans, ma mère était à l’hôpital : elle disait que c’est pour un examen routinier, je savais que ce n’est pas vrai.

C’est mon père, ce grand absent - il cumulait deux boulots et des cernes -, qui m’a accueillie avec un pain au chocolat.

“Je n’ai pas le droit aux viennoiseries.” C’est tout ce que j’ai réussi à lui dire. Je ne sais pas pourquoi mon ton était aussi froid.

Il m’a proposé qu’on se promène. Je ne comprenais pas son soudain intérêt envers moi.
On a longé le canal de l’Ourcq. Il faisait un froid glacial, les nuages étaient de ce gris qui enlève toute lumière au jour.

Il m’a dit : “Tu n’es pas obligée de danser.” J’ai voulu répondre mais il a enchaîné très vite : “Ne te fâche pas. Tu peux danser si tu aimes ça. Je voulais juste te dire une seule fois que tu n’es pas obligée.”

Il regardait par terre. Peut-être que lui aussi sentait, comme moi, combien ces phrases trahissaient maman ?

On a décidé d’aller lui rendre visite.

On a marché jusqu’à l’hôpital Saint-Louis.

Quand on a toqué à la porte, elle m’a regardé et a froncé les sourcils : “Habibi, va t’échauffer pour le cours de ce soir, plutôt.”

On aurait dit qu’elle avait rétréci, comme si son voile devenait plus grand que son visage.

 

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Ma mère a fini par guérir mais pendant son absence, quelque chose en moi avait changé. Une question avait surgi du néant : est-ce que j’aime danser ?

 

*

 

Comme presque toutes les futures étoiles, je ne suis pas devenue étoile.

J’ai peu à peu arrêté la danse. J’ai lu de la sociologie et de l’anthropologie. J’ai fait grève et j’ai manifesté. J’ai trouvé des amies.

Et pendant tout ce temps, j’ai vu le regard de ma mère s’éteindre. Elle n'a pas disparu physiquement comme dans mes cauchemars : elle a disparu dans sa tête. Je n’ai jamais revu son visage réjoui derrière la vitre du studio - j’ai cherché au cas où dans les vidéos de mes spectacles, mais on n’y voit que moi sur scène. Ma mère est derrière la caméra ; elle se tait et elle regarde. Aujourd’hui encore, tout ce qu’il me reste d’elle, c’est son silence.

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