Au petit matin, Inès décida qu’il était temps d’aller chercher des réponses, quitte à devoir les arracher à la Voie Lactée elle-même : elle refusait de passer encore une nuit d’insomnie à retourner dans sa tête chaque ficelle de son existence. Dans l’ordre, elle se devait d’abord de parler avec Chat, puis de partir en quête de la Clef de Sol.
Selon Lina, Chat menait une méditation du lever de lune, tous les soirs au -50. Inès irait - tant pis pour la thalassophobie - et obtiendrait des réponses.
Pour le moment, Rose dormait la tête dans le creux de son épaule, les doigts sur les veines de son poignet. Elle semblait si paisible.
Elles avaient été efficaces pendant leur dispute de la veille, quand Inès lui avait raconté qu’elle était retournée dans sa tour.
Non, Alessandro n’y était pas.
Non, Sandra n’avait pas réveillé l’occupant suivant.
Oui, le potager était entretenu et permettrait de nourrir le Quartier Général.
Oui, elle ferait attention en y retournant.
Non, elle n’aurait pas dû s’y rendre sans la consulter.
Oui, elle était désolée.
Ce qui avait aidé — hormis le fait qu’elle avait acquiescé quand elle devait acquiescer et promis quand elle devait promettre — c’était que Rose était concentrée sur son enquête. Elle était convaincue que ce n’était pas un accident. Tous les « amis d’Inès » (ainsi que Rose appelait les résidents du Quartier Général) étaient suspects — ce qui n’avait rien d’étonnant pour des rebelles terrés dans une tour, selon elle.
— Pourquoi quelqu’un aurait fait ça ? demanda Inès.
— Je ne sais pas. Marre des discours mystiques de Charlotte ?
— Chat, corrigea Inès.
— Ou que Dulce et Lina donnent tout le temps des ordres ?
— Je pensais que tu les aimais bien.
— C’est toi qui les aimes bien.
Inès jugea préférable de changer de sujet.
— Vous avez trouvé des pistes ?
— Jorge se demande si ça ne pourrait pas être une infiltration. Moi, je reste persuadée que ça vient de l’intérieur.
En tout cas, personne n’avait rien vu et Jorge avait désactivé plusieurs mois auparavant les facultés d’enregistrement de l’IA au cas où les mystérieux dirigeants de Samsara la pirateraient. Aux yeux d’Inès, dans ces conditions, chercher un coupable était au mieux futile et au pire dommageable.
— Je dois y aller, dit-elle soudain en se redressant, Lina m’a demandé de passer pour qu’on fasse un point sur le rationnement.
— C’est bien ce que je disais : tout le temps à donner des ordres, celle-là.
Dans le potager, Dulce retournait la terre et traçait des sillons, tandis que Lina jetait les légumes et fruits carbonisés.
Pourquoi quelqu’un aurait-il endommagé ce lieu ? Était-ce pour qu’elle retourne dans sa tour ? Pour les obliger à sortir ? Pour démanteler la révolution de l’intérieur ?
Inès aida Lina à transporter les détritus à l’extérieur, jusqu’à une crique. Son amie se mit à creuser dans le sable dur.
— C’est pour éviter que les manchots grignotent, expliqua-t-elle face au regard ahuri d’Inès, l’épinard ne doit pas être très bon pour leur système digestif.
Passée la surprise, Inès l’aida et trouva un certain réconfort dans le mouvement répétitif de gratter le sol.
Le soleil était haut et pour la première fois, elle passa une heure dehors sans trembler de froid. Elles se rendirent ensemble à la baie aux manchots et les observèrent, depuis le sommet d’une dune rocheuse, tandis que les créatures alternaient, les unes sur les œufs, les autres à la pêche, dans un ballet qui se jouait déjà bien avant l’apparition des humains.
Sur le chemin du retour, elles profitèrent du coucher de soleil pendant qu’elles portaient à bout de bras les poissons qu’elles avaient pêchés.
— Tiens, donne les tiens, je vais m’occuper du dîner, proposa Lina quand elles atteignirent la tour. Tu te sens de descendre toute seule ? demanda-t-elle.
Inès acquiesça. Avec une grimace et les épaules voûtées, elle entra dans l’ascenseur, dépitée de se rendre à nouveau dans le dôme de verre du -50 à la merci des calamars géants. Avec un peu de chance, tout le monde se ferait dévorer par une baleine et juste avant la digestion fatale, quelqu’un reconnaîtrait qu’elle avait eu raison d’avoir peur.
Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, un spectacle étonnant se déroula ses yeux : une vingtaine de personnes étaient assises par terre, en tailleur, yeux fermés, mains sur les cuisses. Il régnait un silence épais, cotonneux de pensées et respirations. Chat était face à eux, dans la même position.
Inès eut des images qui remontèrent comme des reflux gastriques -
une actrice qui essayait de méditer et jetait un œil à l’horloge
des ouvrages qui promettaient l’apaisement dans un rayon optimiste de la librairie
des prospectus de voyage
une affiche jaune, dans le métro, où un homme était dessiné en tailleur avec les mots « TROUVEZ LA LUMIÈRE »
- et chancelante, elle jugea préférable de s’asseoir. Elle repéra Dulce, qui se grattait l’avant-bras, les sourcils froncés, le pied battant sur sa cuisse. Les monologues de la Mexicaine continuaient sûrement dans son cerveau et se débattaient pour sortir : peut-être qu’elle finirait par les hurler et que le silence étrange se romprait comme un cendrier qui tombe depuis le quatrième étage. Dulce entrouvrit les yeux lorsqu’Inès s’installa à côté d’elle, puis les referma aussitôt. Inès ne put se résoudre à faire de même. Alors qu’elle avait passé le vote les yeux fermés, elle ne pouvait désormais détacher son regard de ces humains suspendus dans le temps, qui étaient là sans l’être tout à fait. Elle aurait aimé les rejoindre mais elle avait peur de ne pas savoir revenir.
Elle sursauta lorsque Chat claqua dans ses mains et que tout le monde entonna un « Om ». Ça bourdonnait autour d’elle comme une ruche un matin d’été. Puis, certains frottèrent leurs yeux, s’étirèrent, tandis que d’autres bondissaient déjà vers l’ascenseur.
Inès dévisageait Chat, qui finit par la regarder. Elle était venue sans la moindre idée de ce qu’elle comptait dire et maintenant qu’elle regardait ces yeux en amande, qui semblaient la traverser de part en part, comme s'il n’y avait aucune frontière, comme si elles étaient la même personne, comme si elles s’étaient toujours connues et que Chat savait tout d’elle, soudain les mots semblaient ne plus servir à rien.
— Tu veux parler à Chat ? demanda Dulce à côté d’elle. Je peux traduire pour toi, si tu veux.
Elles s’installèrent.
— Bonjour, dit Inès, je suis venue me présenter.
Chat sourit et ouvrit les bras. Inès comprit qu’elle souhaitait l’accueillir avec un câlin et trouva ça horriblement gênant mais pas désagréable. Une fois ce rite de passage terminé, elle en vint au sujet qui la tracassait :
— J’ai reçu un message dans ma tour. Il y avait écrit “le chat perché porte la clef”. Alors, j’entends bien que vous n’êtes pas vraiment un chat et que vous n’êtes, euh, peut-être pas si perchée que ça, mais je me disais que peut-être… Est-ce que c’est vous qui m’avez envoyé ce message ?
Dulce signa ce qui avait été dit mais avant de finir sa phrase, elle se tourna vers Inès :
— Le chat perché porte la clef ?
Inès acquiesça. Après un silence perplexe, Chat signa à Dulce.
Les yeux de Chat se plissèrent et Inès vit qu’elle luttait contre un sourire. Ces mots signifiaient-ils quelque chose pour elle ? Elle signa qu’en tout cas, ça ne venait pas d’elle.
— Je m’en doutais un peu, avoua Inès. Ma tour m’a dit que ça venait de la tour Clef de Sol. Est-ce que vous sauriez où elle est ? Ou si quelqu’un d’ici y a habité ?
— Il faudrait que tu demandes à Lina, dit Dulce, c’est elle qui a tenu le registre des résidents jusqu’aux dernières élections.
Chat était pensive, hésitante. Lorsqu’elle croisa le regard d’Inès de nouveau, elle soupira et enleva une chaîne qu’elle portait autour du cou. Au bout, il y avait un pendentif d’arbre, du feuillage aux racines. Elle le retira et l’enfila autour du cou d’Inès.
— Qu’est-ce que… ? paniqua celle-ci. C’est gentil mais je ne suis pas très collier. Je ne suis pas très bijou tout court, d’ailleurs.
Chat la regarda longuement sans ciller et Inès finit par grimacer un sourire. Elle avait le sentiment d’être face à un chat tout à fait perché. Le collier était absurdement lourd.
— Merci, se força-t-elle à prononcer. Sinon, en plus… utile, est-ce que vous auriez une carte de l’île ?
— Pour ça, dit Dulce d’un air amusé, faut que t’ailles voir Jorge.
Chat remercia Inès d’être venue la voir. Le ton de Dulce, en traduisant, était poli, chaleureux, tandis que le visage de Chat, lui, était ému.
Quand Inès se releva et rebroussa chemin vers l’ascenseur, elle passa ses doigts le long des branches du pendentif. Soudain, des images lui tombèrent dessus, comme des pierres dans un tunnel. Elle se voyait, elle, enfin -
assise à une table de café
pâle
des cernes profondes
face à Rose
des cahiers entre elles
un amithéâtre
rempli
le professeur furieux
virait Inès et Rose
elles sortaient en riant
c’était une trop belle journée pour rester à l’intérieur, de toute façon
sur un banc au milieu d’une pelouse
Inès tournée vers Rose
les yeux dans les siens
une dispute aux voix embrouillées
comme des gribouillis
elle ne se souvenait pas
elle se rapprocha comme si ça allait augmenter le volume
se rapprocha encore
juste un peu
- et sentit une main sur son front.
Elle ouvrit les yeux et rencontra ceux de Chat, qui passa un bras autour d’elle pour retenir son vertige. Elle était au -50 d’un gratte-océan à Samsara. La lune se levait loin d’elles, à la surface. Il n’avait dû se passer que quelques secondes.
Du voyage dans le temps, il ne restait qu’une main métallique à l’intérieur d’elle ; elle serrait ses organes en chuchotant : Rose te connaissait déjà dans le Monde d’Avant et elle ne t’a rien dit.