Neuf ² Comme une odeur de roussi

 

Un couloir sombre ; la respiration agitée ; trébucher et s’égratigner le genou ; Inès se réveilla.

Rose fixait le mur face à elle sans dire un mot.

— Ça va ? demanda Inès.

Lorsque le vote s'était terminé, Inès avait avancé, les jambes flageolantes, vers Chat. Dulce fêtait sa réélection. Lina avait été remplacée pour la première fois depuis plusieurs mandats et faisait la liste de tout ce qu’elle comptait faire de son temps libre.

Chat répondait aux nombreux interlocuteurs qui venaient la féliciter. Inès avait fini par renoncer et rejoindre Rose, qu’elle avait aperçue en train d’attendre à l’écart de la fête.

— Ça va ? répéta-t-elle, encore perturbée par son cauchemar.

— Tu te souviens de mon existence, aujourd’hui ? demanda Rose.

— Hein ?

— Tu n’avais pas vu que je t’attendais hier soir ?

— Rose, on a déjà eu cette conversation, tu sais que ce n’est pas mon intention de…

— Peut-être qu’en fait, ton intention, on s’en fout. Peut-être que l’amour ça se démontre par des actes, des choix, et que si tu passes devant moi sans t’arrêter, et que je dois t’attendre quarante minutes alors que je suis crevée, peut-être que c’est ça qui compte, non ?

Changer de sujet. Identifier d’où venait toute cette colère. Distraire et guérir.

— T’as bien dormi ?

— J’ai l’impression de faire marcher cette relation toute seule. De ramer et ramer et que tu me regardes depuis la rive avec tes grands yeux de biche, en prenant l’air de ne rien comprendre.

Ces scènes étaient répétitives. Inès savait que Rose allait se calmer. Elle savait que ça ne servait à rien de paniquer. Pourtant, la peur montait, comme la fonte des neiges gonfle la rivière. Les flots s’agitaient et débordaient le lit.

— J’étais fatiguée, je ne savais pas ce que je faisais. Quand j’ai entendu que Charlotte se faisait appeler Chat, je me suis dit que…

Les yeux de Rose étaient durs. Inès termina dans un filet de voix :

— … c’était un peu comme chat perché.

— Tu m’as fait attendre pour ça ? On s’était mis d’accord que c'était un bug. Une erreur.

— Tu trouves pas que la coïncidence est un peu grosse, quand même ? Un message anonyme me dit de trouver Chat et j’en trouve une qui est à la tête d’une rébellion.

— D’accord, tu deviens conspirationniste. Si ça, c’est une rébellion, moi je suis la reine du monde, commenta-t-elle avec un claquement de langue agacé. J’en ai marre de tes conneries.

Rose se leva et s’éloignait seule vers l’ascenseur, lorsqu’Inès la rattrapa.

— Attends, s’il te plaît. On s’est à peine vues hier.

— La faute à qui ?

— Oui, je sais, je suis désolée. Vraiment. C’est pas ce que je voulais. Je me suis laissée emporter.

Inès ne supportait pas de voir Rose partir sans elle.

— C’est cet endroit qui me tape sur le système, je pense, bredouilla Inès, je ne sais pas, je perds la boule parfois. Mais c’est ça qui te plaît chez moi, un peu, non ?

Rose soupira et laissa Inès glisser sa main dans la sienne.

 

Elles finirent par petit-déjeuner ensemble comme toujours et Inès éprouva le même soulagement que d’habitude. Elle mit un peu de temps à s’apercevoir que la cafétéria était vide, hormis un groupe qui chuchotait à toute vitesse.

— Excusez-moi, dit Inès. Où sont les…

— Dans le hall, l’interrompit sèchement une des femmes.

— Sympathique, soupira Rose.

Une petite foule murmurait près de la Grande Porte du QG, tandis que les membres du Conseil faisaient les cent pas devant le potager.

— Ça sent… le brûlé ?

Rose renifla et confirma, inquiète. Une femme d’une cinquantaine d’années, les cheveux gris et la voix douce, se tourna vers elles :

— Le potager a brûlé cette nuit.

Inès sentit ses boyaux se tordre. Non seulement c’était leur source de nourriture, mais elle savait que pour Dulce, c’était le nœud et cœur de l’univers. Elle lâcha la main de Rose, se dirigea droit vers son amie et la prit dans ses bras.

— On va trouver des solutions, s’entendit-elle dire. Tout va repousser. Encore mieux, d’ailleurs, comme les cheveux. Enfin, pas comme les cheveux brûlés, mais comme les cheveux coupés. Je t’aiderai à leur parler. À leur chanter même. Tu m’apprendras tes chansons ?

— Parfois je ne me souviens pas de toutes les paroles, dit Dulce, alors je mélange.

— C’est parfait, c’est ça qu'on fera, et si tu veux que je vienne chanter avec toi, je viendrai, et je suis sûre que Lina aussi.

— Évidemment, dit Lina.

Inès se retourna et vit qu’elle était juste là, un pas en retrait. Rose s’approcha, ainsi qu’un homme du Conseil. Inès jeta un œil à Chat, mais elle s’adressait aux résidents dans une flopée de signes auxquels Inès ne comprenait rien.

— Bon, fit l’inconnu du Conseil. La priorité est de trouver qui a fait ça.

Inès sentit Dulce se tendre à côté d’elle : sa priorité était de redonner vie au potager.

— A-t-on la certitude que c’était intentionnel ? demanda Lina.

Dulce eut un haut-le-cœur. Inès posa une main sur son épaule pour l’aider à s’ancrer.

— Je vais vous aider, déclara soudain Rose.

Tout le monde se tourna avec surprise vers elle. L’inconnu lui tendit la main :

— Jorge, se présenta-t-il.

— Rose.

Inès resta bouche bée tandis qu’ils s'éloignaient tous les deux. Elle se sentit impuissante, inutile. Comment pouvait-elle aussi apporter sa pierre à cette tour du futur ? Comment est-ce qu’elle… L’idée lui tomba dessus et elle grimaça.

Elle n’était déjà pas dans les meilleurs termes avec Rose et son initiative risquait de mettre sa partenaire hors d’elle. Mais il fallait qu’elle essaye. Elle murmura à Dulce et Lina :

— J’ai peut-être une solution.

 

Quelques heures plus tard, le vent vibrait sur le visage d’Inès avec une intensité hors du commun.

— Qui est l’imbécile qui a décidé de faire vivre l’humanité ici ? se plaignit-elle.

— Je te trouve dure, plaisanta Lina, c’est très… pittoresque.

Elles éclatèrent de rire, dissipant un peu la tension qu’elles éprouvaient. Elles avaient laissé une Dulce rassérénée dans le potager du Quartier Général, où elle ferait un inventaire des dégâts et un calendrier des prochaines étapes. Quant à elles, elles avançaient d’un bon pas vers un autre gratte-océan, avec la nette impression de se jeter dans la gueule du loup.

— Et donc tu dis qu’un homme s’est introduit dans ta tour ? demanda Lina pour la troisième fois en tournant ses yeux ambrés vers Inès.

— Oui, ça arrive, j’imagine, je pense qu’il travaillait pour le… gouvernement ?

Le mot sonnait bizarre sur cette île d’arbres tordus. Y avait-il encore quelqu’un à la tête de Samsara ?

— Et il t’a dit quoi exactement ?

— Je ne m'en souviens pas, c'était confus, je venais de me disputer avec Rose, j’avais la tête comme une pastèque, je voulais dormir. Il a parlé de mon intelligence artificielle, il disait que ma tour avait un truc qui ne fonctionnait pas comme les autres.

— Mais il ne voulait rien en particulier ?

— Je ne sais pas, parce qu’après Rose est arrivée, et il est parti.

— Pourquoi il est parti ?

— Bon, Lina…

Lina ne s’excusa pas, mais n’insista pas non plus. Il était manifeste qu’elle recomposait un casse-tête, les yeux plissés tandis qu’elle comparait les nuances de bleu sur des pièces qui refusaient de s’emboîter. Inès sentait elle aussi qu'il y avait des morceaux qui n'allaient pas ensemble ; ça faisait un moment qu’elle en avait l’intuition, mais elle n’osait pas prendre de la distance pour voir l’intégralité du tableau, car cela la forcerait à prendre des décisions qu’elle n’était pas prête à prendre.

Plutôt que de suivre ce chemin de pensée, elle pria pour qu’Alessandro ne soit plus dans sa tour, pour qu’elles y trouvent le potager intact, pour que des légumes aient survécu aux semaines d’absence.

— Normalement, tu as été remplacée dans la tour, dit Lina, ça a été le cas dans les nôtres.

— Je sais mais bizarrement, je ne crois pas.

— Comment ça, tu ne crois pas ?

— Je ne saurais pas t’expliquer. Juste, je ne pense pas.

Lina ne dit rien, scruta son visage et finit par acquiescer.

Inès prit soudain conscience que c’était la première fois qu’elles se retrouvaient seules et jeta un regard oblique au corps musclé de Lina à côté d’elle. Leurs mains n’étaient pas si loin l’une de l’autre. Cela lui donna à la fois un vertige et une nausée : elle ne voulait pas tout gâcher avec Rose. Elle s’éloigna d’un pas et se tourna plutôt vers les hêtres.

— J’adore ces arbres, dit Lina en suivant la direction de son regard.

Inès posa sa main sur un des troncs tordus. La culpabilité flottait encore en elle tandis qu’elle touchait la texture rêche, noueuse. Elle releva les yeux : le feuillage était tel un tableau de danseuses -

une salle de musée

le plafond dans sa chambre de nuit

les cris de ses parents

- qui tournoyaient sur le ciel gris.

L’arbre. Juste l’arbre. Inès se concentra. Respira.

Quand elle réussit à atterrir, elle regarda autour d’elle et vit Lina qui attendait en jouant avec un caillou de son pied.

— Pardon, je suis là, dit Inès.

— Je ne suis pas pressée, répondit Lina.

Inès prit le temps de calmer le rythme de sa respiration - elle détestait presque autant les souvenirs que les cauchemars - puis fit signe qu’elle était prête à repartir.

— Comment est-ce que tu arrives à retrouver ton chemin ? demanda Lina.

— T’as peur qu’on soit perdues ?

— Non, je demande juste, hésita Lina. Par curiosité, quoi.

Elles éclatèrent d’un rire léger, qui vint endormir le mal de tête naissant.

— À l’aller, on a fait beaucoup de détours, dit Inès, mais j’ai quand même des repères. C’est quelque chose que je fais automatiquement, je crois. Tu vois, là, sur la porte de l'immeuble, dans le coin ? Il y a un tout petit trèfle. Tu le vois ?

— Ah oui, je n’avais pas fait attention.

— Et là, dans la mer, si tu regardes vers l'horizon, il y a comme une île, ou une rive, tout au bout. Tu la vois ?

— J’ai plutôt l'impression que c’est un rocher, non ?

— C’est un repère.

— Et t’en as comme ça tout au long du chemin ? demanda Lina, impressionnée. Comme le Petit Poucet ?

Inès n'avait jamais aimé ce conte. Il la faisait pleurer. Elle aurait été si choquée que les parents les abandonnent qu’elle n’aurait jamais pu sauver ses frères et sœurs. Elle se serait assise dans la forêt et aurait sangloté jusqu’à mourir de déshydratation. Lina réfléchit à haute voix :

— Tu es plus forte que ce que tu crois, tu sais ?

Mal à l’aise face aux compliments, Inès haussa les épaules.

D’autres repères suivirent : un arbre dont la branche avait gratté la terre à chaque coup de vent, un coin de plage où des manchots avaient établi une base, une fourmilière géante.

Enfin, Inès fit un signe de tête vers la tour devant elle : elles étaient arrivées. La porte s’ouvrit sans problème.

— T’avais raison, on rentre vraiment chez toi comme dans un moulin.

Les stores étaient fermés et les veilleuses brillaient faiblement après l’éclat blanc du ciel dehors. Avant d’aller dans le potager, Inès emmena Lina dans le salon pour réinitialiser l’intelligence artificielle.

— Inès ?

— Sandra ?

— Inès, je ne lui ai rien dit.

— À qui ? À Alessandro ?

— Oui.

— Il est revenu ?

— Plusieurs fois.

— Est-ce qu'il est là en ce moment ?

— Je ne crois pas. Attends.

Il y eut un silence tandis que Sandra scannait le bâtiment à la recherche d'un signe de vie.

— Non, il n’y a personne d’autre que… Bonjour.

— Bonjour. Je m’appelle Lina.

— Sandra, enchantée.

Il y eut une pause atroce pendant laquelle Inès n’eut pas la moindre idée de ce qu’elle était censée dire ou faire. Elle avait envie de s’excuser, mais ne savait pas très bien par où commencer.

— Inès, tu étais où ? dit enfin Sandra.

— Je ne peux pas te le dire.

— D’accord. L’IA s’occupe bien de toi là-bas ?

— Figure-toi que je l’ai jamais rencontrée, en réalité.

— Tu veux dire que… tu survis sans IA ?

Ce qu’Inès voulait dire, c’était que seul Jorge communiquait avec l’IA du Quartier Général, mais ça non plus, elle ne pouvait pas le raconter à Sandra. Pour éviter de mentir, elle ne répondit rien.

— Tu nous accompagnes voir le potager ? demanda-t-elle à la place. J’ai besoin de nourriture.

— Ha ! Donc tu ne survis pas si bien que ça sans IA, dit Sandra.

Contre toute attente, le potager n’était pas desséché. Tandis que Lina se dirigeait vers les rangées de légumes, Inès alluma la tablette, qui lui demandait, comme tous les jours, la couleur des feuilles d’épinards et le diamètre des têtes de carotte. Elle faillit la lâcher lorsqu’elle entendit la voix de Sandra :

— J’ai arrosé.

— T’as quoi ?

— J’ai arrosé pendant que tu n’étais pas là.

— Mais comment t’as fait pour t’allumer ?

— Quand Alessandro m’allumait pour me poser des questions, je scannais l’immeuble. Je voyais que tu n’étais pas rentrée. Je ne savais pas où tu étais, mais j’arrosais. J’avais déduit par des calculs statistiques qu’il était possible que tu reviennes.

— C’est pour ça que tu n’as pas réveillé l’occupant suivant ?

L’IA ne répondit rien, alors Inès ajouta doucement :

— Merci, Sandra.

Lina, agenouillée, vérifiait la texture des laitues.

— Il va falloir rationner, conclut-elle, mais ça fera l’affaire. Tu nous sauves la vie, Sandra.

Inès sentait trop de gratitude en elle : ça se bousculait, ça envahissait. Elle prit une décision.

— Sandra, j’ai rejoint d’autres êtres humains.

Il y eut un silence, puis Sandra répondit :

— D’accord.

— Je vais prendre les légumes qui sont mûrs pour pouvoir nourrir ces autres personnes.

— D’accord.

— Je reviendrai en récupérer d’autres.

— D’accord.

Inès reviendrait seule la fois suivante au cas où Sandra, malgré tout, aurait décidé de la trahir. Si elle ne la trahissait pas, sur la longue durée, cela leur ferait deux potagers plutôt qu’un : Dulce serait ravie.

Après la récolte, Inès demanda à rester seule avec Sandra et Lina alla l’attendre, son panier rempli dans les bras, entre deux arbres.

— Sandra, tu te souviens du jour où tu t’es cassée ?

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

— Hein ?

— Tu as trouvé le chat, j’imagine. Et maintenant, tu veux retrouver la personne qui t’a envoyé le message.

— J'ai besoin de savoir pourquoi moi. Personne d’autre ne l’a reçu.

Le silence fut si long qu’Inès crut avoir perdu la partie, mais l’IA finit par lâcher :

— Chaque tour a un nom. La sienne s’appelle Clef de Sol.

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