COMMENT ON SE TAISAIT

Rose tournait si vite les pages du journal que ça les arrachait presque. Un enfant en chemise et ses parents lui jetèrent un regard courroucé. Elle ne leur tira pas la langue, parce qu’elle plaignait ceux qui s’offusquaient du moindre faux pas : en eux sommeillait un bambin muselé.

Dix ans à peine, et déjà elle comprenait ce besoin d’appartenir : elle-même le ressentait une fois par trimestre, lorsque la maîtresse redistribuait les places dans la salle et qu’elle voyait tous les autres prier pour être à côté de leurs amis.

Le docteur reprit son souffle en entrant dans la salle d’attente. Il avait quinze minutes de retard, un début de calvitie et un astigmatisme qui ne s’arrangeait pas.

La langue de Rose claqua d’impatience : de toutes les personnes de l’univers, cet homme était assurément le moins adapté pour trouver ce qui n’allait pas chez elle. Cependant, ses parents se levèrent avec tant d’enthousiasme qu’elle força un sourire et les suivit sans rechigner, adressant même un signe de tête poli à la famille de carton et porcelaine.

— Bonjour… fit le médecin une fois qu’ils prirent place dans le cabinet.

Il cherchait le prénom de la patiente dans le dossier médical.

— … Rose. Qu’est-ce qui ne va pas aujourd’hui ?

Rose le regarda silencieusement de ses yeux verts. Il avait une soixantaine d’années, une retraite confortable en perspective, un embonpoint et une chemise rayée. Sur son visage, elle lut qu’il était formidablement doué pour prescrire des antibiotiques et injecter des vaccins mais qu’il était mal à l’aise face à toute émotion qui débordait. Pour lui, un enfant était une ébauche d’être humain, une esquisse inutile, insouciante et capricieuse, qu’on devait maintenir en vie pour qu’il rejoigne un jour les rangs de la population active. Il aurait été difficile de lui en vouloir, d’ailleurs : c’était ainsi qu'on l’avait formé et il avait toujours été un très bon élève.

Il fixait la petite fille silencieuse, avec un air de plus en plus offusqué.

— Rose ne parle plus hors de la maison, dit sa mère au pédiatre dépassé.

— Pardon ?

— Elle parle chez nous, précisa le père. Mais dès qu’on passe le seuil de l'appartement, plus un mot.

— Ah, très bien, très bien.

Le médecin réfléchit quelques instants à ce cas inattendu.

— C’est un jeu d’école, probablement, un challenge, comme ils disent.

Il leur fit un clin d’oeil, ravi de caser le mot anglais qu’il avait appris la veille. Sa femme était britannique et il lui avait promis qu’ils iraient s’installer dans la campagne verdoyante de son choix, si elle ne se plaignait plus une seule fois pendant les trois dernières années du cabinet. Rose comprit tout cela en regardant les diverses photos et revues entassées sur le bureau. Elle aurait aimé les aligner, mais on lui avait dit plusieurs fois que ça ne se faisait pas de toucher aux affaires des autres, même si c’était pour les ranger.

— Rose dit que ce n’est pas un jeu, insista sa mère. Qu’elle n’a juste plus envie de parler à quelqu’un d’autre que nous.

— Oh, vous savez, les enfants inventent des histoires, le mensonge est naturel chez eux, c’est pour attirer l’attention.

— Ça fait six mois.

Là, le docteur resta bouche bée. Que ce soit une plaisanterie ou non, six mois, c’était un signe de persévérance qui n’était pas naturel chez un enfant. Quelque chose ne tournait pas rond du tout.

À court d’hypothèses, le docteur lui fit donc passer une série d’examens : bout de bois sur la langue avec lampe braquée sur les amygdales ; tentative de lui faire peur pour qu’elle pousse un cri de surprise ; test réflexe des genoux (Rose se dit que franchement, ça dépassait les bornes du hors-sujet) ; prise de tension, les sourcils froncés, avec un début de marmonnement ; et test de la vision, où elle écrivait sur un bloc-notes les lettres qu’elle voyait affichées sur l’affiche.

Elle fut déclarée en parfaite santé. Le docteur sembla considérer cette victoire comme un affront personnel.

L'atmosphère devint si tendue au cabinet que les deux parents se levèrent et déclamèrent que merci beaucoup, ç’avait été éclairant, qu’ils se sentaient mieux maintenant et qu’ils n’allaient donc pas l’embêter plus longtemps. Le médecin les dévisagea sans savoir quoi répondre : s'il insistait pour qu’ils restent, l’embarras se poursuivrait sans fin — cette petite étant clairement une anomalie — mais s'il les laissait partir comme cela, il admettait du même coup sa défaite et son humiliation. Il conclut donc leur visite par un :

— Vous savez, on dit que le silence est d’or, alors moi votre gamine, je me dis qu’elle est peut-être juste très mature pour son âge. Peut-être que c’est elle qui a tout compris, finalement.

La mère de Rose envisagea de répondre qu’on ne lui avait pas demandé son opinion, mais un diagnostic. Elle vit cependant comment sa fille observait le docteur — la transpiration le long de son oreille, le tremblement dans sa main gauche — et fut à son tour prise de pitié pour lui. La famille se retira donc sans un mot de plus et referma la porte du cabinet tout doucement.

Rose et ses parents passèrent tous les dîners de la semaine à imiter le médecin à tour de rôle. Cela ne parvint pas à les distraire longtemps, ceci dit. Ils étaient préoccupés, parce que l’école exigeait un diagnostic. Sans cela, la différence de Rose était à la fois trop dérangeante et pas assez officielle. À quoi servait de passer des heures à aider une élève s’il n’y avait aucune association pour célébrer leur mansuétude ?

Lors de la première convocation, les parents avaient hoché de la tête tandis que la directrice exprimait son « inquiétude pour l’adaptation de la petite Rose », sa « peur que cela mette mal à l’aise ses petits camarades », et jugeait qu’ils devaient sévir à la maison pour « remettre les choses dans l’ordre ». Ils n’avaient pas expliqué qu’ils comptaient laisser Rose explorer le silence tant qu’elle en aurait besoin ; sinon, la directrice les aurait traités de radicaux dégénérés.

Depuis, il y avait eu quatre autres rendez-vous, où elle avait parlé sur un ton de plus en plus aigu, jusqu’à l’ultimatum qui les avait poussés à aller chez le pédiatre : si Rose ne se remettait pas à parler, elle allait « devoir prendre des mesures ».

Le jour de la sixième convocation — « jamais cinq sans six », plaisanta faiblement la mère de Rose — ce fut la mort dans l’âme qu’ils se rendirent à l’école. Ils avaient passé le plus gros de la nuit à inventer des mensonges qu’ils pourraient raconter à la directrice : la grand-mère de Rose était morte d’un infarctus et c'était à cause de ce traumatisme que « la petite » ne parlait pas pour le moment ; le pédiatre lui avait trouvé une rhino-pharyngite orpheline avec mutisme temporaire ; c’était un rite de passage dans leur tribu d’origine de ne pas parler pendant un an.

 

— J’ai fait tout ce que je pouvais, je suis désolée.

La mère de Rose fixa la directrice, en se disant que c’était quand même farfelu d'utiliser les mots qu’on dit lorsqu’un patient meurt. Est-ce qu’une petite fille qui choisit de ne pas parler devient morte à la société ? La directrice la fixa en retour, apparemment alarmée par le manque de réaction que sa phrase suscitait.

— Je veux dire, j’ai été patiente, vous ne pouvez qu’être d’accord que j'ai été patiente, mais là ça fait plus de six mois, vous imaginez ? Il y a tout un tas d’embêtements, vous comprenez ? Des activités, des jeux, des contrôles à l’oral, les commandes à la cantine, des exercices d’improvisation, l’apprentissage par cœur de poèmes, l’élection des délégués, le cours de chant, vous voyez bien, quand même, non ? Non, non, c’est impossible. Impossible.

Le père de Rose se répéta ces quatre syllabes en boucle. Elles ne voulaient plus dire grand-chose pour lui. Ce qui lui aurait semblé impossible, il y avait encore un an, c’était l’idée que sa fille prenne une décision aussi radicale. Ces six derniers mois, il était passé par toutes les phases : il avait trouvé ça drôle, inquiétant, frustrant, enrageant, déprimant, impressionnant, déplorable, humiliant, sublime, absurde et logique. Maintenant, il l’avait accepté comme un état de fait et ça l’agaçait un peu que les autres continuent d’être surpris.

Pour sortir au plus vite de ce bureau qui sentait le pot-pourri, ils lui promirent, l’air sérieux et contrit, que si Rose ne s’était pas remise à parler d’ici la fin de l’année scolaire, ils ne la réinscriraient pas, et le problème serait réglé pour tout le monde. La directrice haussa les épaules et rédigea un document à toute vitesse. Imprimé, signé, paraphé. Avec ça, plus besoin d’entendre le vice-principal jacasser sur les possibles répercussions légales. On était en avril, finalement, il n’y avait plus que deux petits mois à attendre.

Les parents attendirent d’être de retour chez eux pour pousser un soupir de soulagement. Eux aussi finissaient par avoir l’impression que dehors, on étouffait.

En septembre, Rose intégra une nouvelle école. L’enseignement y était payant et médiocre, mais au moins, elle pouvait rester silencieuse et gribouiller dans ses carnets les bâtiments qu’elle voyait par la fenêtre.

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Makara
Posté le 02/05/2022
Recoucou ! J'enchaine :)
C'est très intéressant de revenir dans le passé de Rose mais j'avoue qu'il y a tellement d'années d'écart qu'on a l'impression de rencontrer un nouveau personnage ! Avec ce chapitre, j'ai eu aussi l'impression qu'elle était haut potentiel ce que je n'avais pas décelé dans les chapitres précédents. Aussi, c'est vraiment étrange que tu nous dises que Charlotte ne parle plus dans le chapitre précédent puis dans celui-ci, nous apprenons que Rose est passée par la même phase de mutisme (sauf avec ses parents c'est ça ?). Du coup, je ne peux pas m'empêcher de faire le lien, j'imagine que tu le souhaites mais pour l'instant, je ne vois pas pourquoi :p
Je file lire la suite vu que mon avion est en retard !
Bisous volants :)
Nanouchka
Posté le 26/07/2022
Coucouuuu !
Ahhhh hyper intéressant, ce que tu me dis. Oui, l'idée est effectivement que Rose est haut potentiel, et tu as raison, ça se sent beaucoup plus dans le passé que dans le présent. Et j'ai tellement retravaillé ce chapitre que j'en ai perdu le morceau de scène qui faisait le lien avec maintenant — et qui donc justifiait ce flashback. Je vais peut-être trouver une autre façon de présenter le passé de Rose (j'ai tellement de scènes dans ma tête de la personne qu'elle a été dans l'Ancien Monde). D'autant que le mutisme est une "coïncidence", dans le sens où ça n'a pas d'incidence ensuite sur leur rapport. C'est plus ce fil thématique de : comment se lier au groupe et à la société quand on n'en comprend pas forcément les dynamiques et/ou qu'on ne les accepte pas ?
Bref, plein de bonnes interrogations que tu m'apportes, je vais réfléchir à ce chapitre.
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