Sept ² La baie des manchots

Tout était éteint : les deux étages, la façade beige, les barrières blanches écaillées, le jardin étouffé entre quatre murs. Même les étoiles ne brillaient pas.

Inès se cogna contre un encadrement de porte. Vite, vite. Le couloir semblait sans fin. Une ombre apparut au bout. Inès se glissa, l’estomac au bord des lèvres, dans une chambre, à l’intérieur du placard.

À peine entrée, elle se morigéna. Les cachettes étaient un piège. Les méchants nous y retrouvent toujours. Elle devait fuir. Elle lutta contre les larmes qui se précipitaient comme une cascade dans sa gorge, poussa la porte et bondit vers la fenêtre.

Elle adora la sensation de chute libre : ne pas courir, ne pas sauter, ne pas regarder derrière soi, mais s’abandonner à la gravité jusqu’à la pelouse.

Un regard vers la fenêtre lui confirma qu’ils étaient là, les extraterrestres habillés en costume cravate, avec un attaché-case au bout de bras trop longs, sans visage. Ce n’était qu’une surface blanche, lisse, comme un sac en tissu qui les étoufferait, mais ils ne mouraient jamais. Ils étaient increvables, alors qu’Inès, elle, était épuisée.

Deux d’entre eux apparurent soudain au coin de la maison. Elle escalada la barrière et glissa dans la rue. Le soleil était écrasant, la lumière était partout. Ils la retrouveraient où qu’elle aille.

Au bout de l’allée étroite : un rond-point, des bâtiments, des voitures, des humains. Pourtant, elle était seule. Tandis qu’elle envisageait de crier, d’appeler à l’aide, elle sut soudain sans l’ombre d’un doute que si les extraterrestres parvenaient à l’attraper, ils ne la tueraient pas.

Ils feraient bien pire : ils la mettraient dans une cage.

Cette pensée la paralysa, l’angoisse devenait trop forte et soudain, elle se réveilla.

— Merde ! grogna-t-elle, la main sur le plexus solaire, assise, transpirante.

Sa main tremblait. Pourquoi les cauchemars ne la laissaient-ils jamais dormir ? Tout le monde était-il ainsi hanté par des courses-poursuites infinies ?

À côté, Rose dormait encore, les sourcils froncés, les lèvres plissées. Inès reprit son souffle en l’observant : elle avait de la chance de l’avoir tout proche, gardienne de la réalité, avec sa peau et ses bras qui l’aidaient à atterrir chaque fois qu’elle se perdait dans les nuées. Elle eut envie de la réveiller, pour que les iris verts se fixent sur elle et l’aident à respirer, mais elle se retint. Mieux valait la laisser émerger tranquillement.

Au rez-de-chaussée, une femme aux cheveux ébouriffés tendit mollement le bras vers la sortie quand elle demanda les toilettes. C’était dans un coin derrière la tour, entre des arbres ; on y retournait un panneau qui disait d’un côté « occupé » et de l’autre « mais je vous en prie ». Inès eut un pincement au cœur lorsqu’elle se fit la réflexion que Sandra aurait adoré ce détail, car elle aimait la politesse et en même temps s’en moquait. C’était un ordinateur, se rappela-t-elle, comme si, maintenant qu’elle était entourée d’humains, la machine était reléguée à un autre ordre d’existence : quelque chose d’étranger, de distant.

— Tu étais où ? demanda Rose, les yeux encore fermés. Je t’ai cherchée.

— T’as bien dormi ? répondit Inès en la prenant dans ses bras.

Rose lâcha un grognement qui pouvait aussi bien être un oui qu’un non. Sa respiration était encore lente et profonde : le meilleur moment de la journée. Inès resserra son câlin et Rose fit de même.

— Tu sais, hier… commença Inès.

Rose tourna un minuscule regard vers elle, laissant entrer aussi peu de lumière que possible. Mais elles entendirent des bruits de pas. Un homme en costume, se dit Inès en panique.

Holaaaa, chantonna Dulce. D’habitude c’est Lina qui fait l’accueil mais elle finit une réunion, là, donc je lui ai dit que je m’en occuperai ! J’aimerais vous montrer un peu le rationnement, puis vous donner vuestra misión del día.

— Mission ? demanda Rose d’une voix encore rauque.

Inès se réjouit que Rose ne soit pas aussi silencieuse que la veille.

— Oui, todos contribuimos aquí, c’est comme ça qu’on survit ; on se serre les coudes ! On oriente chaque habitant vers là où il peut être le plus utile. On peut aussi prendre des clases de idiomas - c’est là où j’ai appris le français - d’informatique, de menuiserie, etcetera. Moi ce serait la comida, du jardin à la table un peu, précisa-t-elle avec un soupir nostalgique. ¿Todo claro? Lina a son discours tout rôdé à force, pero el mío creo que es confuso a veces, heureusement elle nous rejoint après.

Inès et Rose étaient si assommées de mots qu’elles ne répondirent rien du tout.

— Du coup, aujourd’hui on va pescar. Pescar ?

— Pêcher ?

— Oui. On ramassera assez pour tout le monde aujourd’hui, si Dios quiere.

Inès sentit qu’il fallait bien qu’elle réagisse d’une façon ou d’une autre, donc elle hocha de la tête, un peu trop vigoureusement.

— Ah, une croyante ! Comme ma grand-mère ! Ici, il y a beaucoup de creyentes, mais ils croient dans autre chose. Il y en a qui parlent d’une divinidad qui serait enfermée quelque part et qui veut nous aider mais ne peut pas. Se me ponen los polos de punta cada vez, dit-elle en imitant la chair de poule.

Face au silence obtus de ses interlocutrices, elle haussa les épaules.

— Je vous attends en bas. ¿En diez minutos ?

Pas de petit-déjeuner ? Inès soupira. Avec autant de personnes sous un seul toit, le rationnement était sans doute drastique. Dulce fila.

Rose passa immédiatement ses mains autour de la nuque d’Inès pour l’embrasser. Ses yeux brillaient d’envie.

— Ce n’est peut-être pas trop le moment, tenta Inès, faut qu’on se prépare.

Rose l’ignora et Inès laissa faire.

 

Se retrouver à marcher dans le vent, si tôt après leur errance, fut éprouvant. Inès serrait son manteau contre elle. Elle préférait les tours, où elle pouvait faire semblant que le monde consistait juste de couloirs et de pièces fermées.

Devant elles, Dulce et Lina parlaient à voix basse. Peut-être qu’elles allaient les assassiner dans un recoin secret de l’île, et elles jetteraient les cadavres dans l’eau, en offrande aux divinités violettes et noires des fonds marins, et leurs os seraient déchiquetés par des mâchoires gigantesques dans une nuit sans fin.

Dulce se tourna soudain vers elles, la faisant sursauter, et leur lança sur un ton de guide touristique :

— Notre île est située très au sud de la planète, dans un ecosistema

— La version abrégée, peut-être ? l’interrompit Lina doucement après avoir jeté un œil au visage exténué d’Inès.

— Très bien, rit Dulce. Notre île est salvaje. On y trouve des poissons à foison et on les assaisonne avec ce qui pousse dans le potager. Ce n’est pas aussi raffiné qu’à Contramar…

Ses yeux s’accrochèrent, rêveurs, à un souvenir qui l’emporta loin de Samsara, jusqu’à ce qu’une mouette hurle un cri de ralliement au-dessus d’elles.

— … mais on fait avec ce qu’on a, et toujours ¡con entusiasmo!

Autour, les arbres étaient si courbés qu’ils semblaient supplier la terre de s’ouvrir pour leur offrir un refuge.

Lina pointa vers la côte où une vingtaine de manchots s’agitaient de l’eau vers le sable et du sable vers l’eau. C’était magnifique.

— C’est là qu'on va ? demanda Rose.

— Non, répondit Lina.

— Les poissons sont chasse gardée des manchots dans ce banc de sable, expliqua Dulce. On va aller dans un endroit plus tranquille.

— Ça se mange, les manchots ?

Lina et Dulce regardèrent Rose avec une expression horrifiée, puis secouèrent la tête.

— Je suis sûre qu’on est bientôt arrivées, souffla Inès à Rose.

Inès se demanda si elle avait déjà pêché dans le Monde d’Avant. Elle le saurait dès qu’elle tiendrait une canne à pêche. Les souvenirs se perdent mais les gestes restent.

— T’aimais bien l’océan avant ? demanda-t-elle à Rose.

Rose tiqua et Inès eut un sourire crispé.

— Et toi ? plaisanta Rose pour esquiver.

Inès lui tira la langue.

Une voix les appela de loin. Elles se retournèrent. C’était une jeune femme qui se pencha pour reprendre son souffle, le doigt levé pour qu’elles attendent. Inès et Rose échangèrent un regard amusé.

— Rose ?

— C’est moi.

— L’hôte veut vous voir.

— La quoi ?

Le ton de Rose était sec soudain et son sourire avait disparu.

— L’hôte du QG. La propriétaire de la tour.

Pourquoi maintenant et pourquoi seulement Rose ? Inès n'aimait pas l’idée qu’elles se séparent : c’est comme ça qu’on se fait étrangler par des calamars furtifs.

— D’accord, dit Rose sans même la consulter du regard.

Inès les regarda s’éloigner, puis prit une profonde inspiration. L’hôte était probablement une très gentille femme qui aimait accueillir individuellement chaque nouvel arrivant. Peut-être même qu’elle offrait un cadeau personnalisé. Comme une bougie.

Des souvenirs atterrirent pêle-mêle -

de la cire tombait sur une boîte à offrandes dans une église sombre

des draps et oreillers blancs, un plateau avec une statue de Bouddha et une bougie à la lavande

des allumettes ne marchaient plus et s’accumulaient près d’un portrait flou -

— Où est Rosa ?

La voix de Dulce traversa le temps et la trouva chancelante, une main appuyée sur un tronc d’arbre, le souffle court.

— Tu te sens mal ? Je n’aurais peut-être pas dû vous emmener à la pesca tout de suite, mais je me suis dit que ça vous ferait plaisir…

— Inès, dit Lina.

Sa voix était si calme qu’Inès leva les yeux et s’accrocha à son regard clair aux pointillés jaunes et bruns.

Elle s’appelait Inès. Elle habitait à Samsara. Elle allait pêcher avec Lina et Dulce.

— Rose a dû partir, dit-elle enfin. Il y a une fille qui est venue la chercher. L’hôte voulait lui parler.

— Super, comme ça, toi aussi tu auras une canne à pêche ! déclara Dulce à Lina, nettement plus ravie que son interlocutrice. Ne fais pas semblant, t'adores pêcher.

— C’est qui, l’hôte ? demanda Inès.

— Charlotte, dit Lina. C’est la résidente originelle, on squatte tous chez elle.

— On est des invitées, Lina ! Elle est contente qu’on soit là.

— Contente, possiblement. Invités, c’est sûr que non. Tous ceux qui ne veulent plus vivre seuls finissent par trouver cette tour. Ce n’est plus un gratte-océan, c’est une arche sous-marine…

— Et elle a ouvert sa porte à tout le monde ? s’émerveilla Inès.

Si quelqu’un était arrivé à sa porte, est-ce qu’elle l’aurait recueilli ? Ou est-ce qu’elle lui aurait tourné le dos.

— Et vous, vous êtes arrivées il y a longtemps ? demanda Inès, avant de paniquer. Zut, je pose trop de questions ? Je fais tout le temps ça.

No te preocupes, dit Dulce à Inès, moi j’adore parler, et puis Lina t’aime bien, sinon elle ne rirait pas comme une oie. Elle est très bon public quand elle se sent à l’aise. Il y a juste certaines personnes qu’elle ne sent pas et là rien à faire, elle se transforme en ostra. ¿Ostra ?

— Huître, traduisit Lina.

— Huître. Mais le reste du temps, c’est une personne bien. Pas vrai que t’es une personne bien ?

— T’essayes encore de me marier pour six chèvres ? lui demanda Lina.

— Pour du lait de cabra, tu sais que je ferais n’importe quoi…

Le soleil les narguait, loin, si loin, brillant mais glacial. Ce serait réconfortant de s’en rapprocher au point de l’enlacer : des derniers moments spectaculaires, simples et chauds.

Selon Dulce, la pêche était simple, mais Inès s’emmêla immédiatement les pinceaux et les cordes. Elle tenait tout du mauvais côté. Clairement, elle n’avait jamais, jamais, jamais essayé cette activité. Alors qu’elle tentait de transpercer un ver de terre particulièrement acrobatique, Dulce commença à chanter.

— Toi aussi, tu es fan de pop latine ? demanda Lina à Inès.

— Hein ?

— Elle peut tenir trois heures comme ça.

— Mais ça ne fait pas peur aux poissons ?

Es una leyenda, dit Dulce, les poissons adorent qu’on leur chante, c’est comme les rats, ou les serpents, ou les enfants avec la flûte.

Dulce reprit immédiatement la chanson là où elle en était et Inès se tourna vers Lina avec un sourire qui faisait briller tout son visage. Peu importait qu’un nuage ait recouvert le soleil, les laissant à la merci de la bise glaciale. Peu importait qu’il y ait dans les profondeurs de cet océan des créatures qui pourraient les dévorer par gourmandise entre deux repas. Tout ce qui existait, soudain, c’était la canne à pêche dans ses mains et les poissons qui s’amassaient — il fallait le voir pour le croire — devant le concert de Dulce.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Makara
Posté le 01/05/2022
Coucou Nanouchka :) me revoilà !
Alors ce chapitre passe comme une lettre à la poste, il y a beaucoup d'humour dedans et ça fait du bien. J'ai adoré en particulier cette phrase :"Inès n'aimait pas l’idée qu’elles se séparent : c’est comme ça qu’on se fait étrangler par des calamars furtifs." => c'était vraiment excellent ! Ça montre bien le caractère d'Ines !
Lou et Dulce sont vraiment sympas, on a bien envie d'être leurs amis aussi :p
Franchement, on a l'impression que les filles sont bien tombées. J'espère que ce n'est pzs que le haut de l'iceberg que l'on voit ^^
Je me suis demandée si la capitaine ne connaissais pas déjà Rosa pour la faire venir seule. Sinon, elle aurait fait venir les deux nouvelles ensemble ;). En tout cas c' est bien car ça donne envie de savoir pourquoi elle est appelée seule !
Bref, dès que j'ai un moment, je viendrai lire la suite ! A bientôt nanouchka :)
Merci pour cette chouette histoire !
Nanouchka
Posté le 26/07/2022
Coucouuuuuu, et mille excuses pour le retard de cette réponse, d'autant que ton message me fait tellement plaisir ! Je me débats avec la question de quoi faire de ce roman, et ça me réjouit que ça te plaise, que les personnages te donnent envie de les suivre, et tout. Je me dis que tout n'est pas à jeter, et que ça vaudra le coup de faire encore une réécriture.
Vous lisez