Compte-rendu d’enquête n°15
Voilà des jours que je reste sagement à l’Orphelinat. Je ne peux m’empêcher de penser aux mots de la demoiselle Josèphe. Lorsque je suis seul face à moi-même, le soir, surtout, je dois bien admettre qu’elle a raison : je me suis agité comme un beau diable, mais à quelles fins ? Que n’ai-je compris, sinon que je n’étais qu’un gamin impuissant et incapble de résoudre un seul mystère ?
Tout ça me fiche le bourdon.
J’en ai discuté avec Victoire. Elle est de mon avis – ou plutôt, de son point de vue, je me suis enfin rallié au sien, ce dont elle n’est pas peu fière. Je crois malgré tout qu’elle s’efforce de faire preuve de délicatesse lorsqu’elle me rappelle qu’après tout, je ne suis qu’un enfant, et que personne n’attendait de moi que je mette la main sur de dangereux criminels. Personne, sauf moi. Délicatesse à la noix… Qu’avais-je besoin d’entendre que mon jeune âge… M’enfin. Victoire a au moins le bon goût de me parler avec ce ton sarcastique qui lui va si bien ; les Sœurs, elles, ne me parlent qu’avec une douceur emprunte de pitié. Elles ne haussent jamais le ton lorsque je m’emporte ou lorsque je fais un caprice, si bien que je finis toujours par m’en vouloir. Ce que ça m’agace…
L’enquête, de fait, n’avançait plus, et je n’avais plus entendu parler des sœurs D’Auragny. Ce n’est qu’hier qu’Annie a réapparu ; elle est venue d’elle-même à l’Orphelinat. C’est Sœur Clarisse qui l’a reçue. Elle n’y est pas allée de main morte avec les politesses et les petits gâteaux ; jamais je n’avais vu Victoire devoir courir aussi vite des cuisines jusqu’au salon de réception. C’est d’ailleurs son plateau de thé et ses meringues qui m’ont mis la puce à l’oreille. Je lui ai évidemment demandé pour quelles raisons est-ce qu’elle se retrouvait à faire tant de manières, et c’est là qu’elle m’a crié depuis les escaliers qui mènent aux cuisines qu’elle devait faire le service pour une duchesse. Ça avait l’air de la ravir. Comme quoi, il en faut peu. Je l’ai suivie pour en savoir davantage, et voilà que je me retrouvais à disposer avec elle les tranche de gâteau au citron sur les plus belles assiettes de l’orphelinat.
« — T’aurais vu sa robe ! Et ses cheveux ! Je me demande combien de temps ça lui prend, de se faire des tresses pareilles…
— T’as pu entendre son nom ? je demandai.
— Darly ? Maragny ? Quelque chose comme ça. Attentien, avec le glaçage ! Tu en mets partout ! »
Et voilà qu’elle me prenait la boîte des mains. Je ne crois pas qu’elle ait remarqué que je m’étais arrangé pour en piquer un bout, de ce gâteau. Je remontais avec elle, à l’écouter me parler de l’exquise façon avec laquelle notre invitée lui avait adressé la parole, et sa mise, et son port de tête, et ni une ni deux, alors que Victoire faisait son entrée dans le salon, je me penchais pour apercevoir cette fameuse duchesse. Sans surprise, c’était Annie. En ressortant, Victoire prit grand soin à me laisser la porte entrouverte, et nous nous retrouvâmes bientôt accroupis contre le mur, à épier avec attention les échanges des deux femmes, de l’autre côté de la cloison.
Il fut dans un premier temps question de banalités à propos du temps et de l’éducation des enfants – j’imagine qu’il faut toujours commencer une conversation par quelques politesses. Annie ne tarda pas, cependant, à me mentionner. Je sentis l’hésitation de Sœur Clarisse, l’inquiétude, même, laquelle ne s’atténua que lorsqu’Annie évoqua mon père :
« — C’était un brave homme. Lorsqu’il nous rendait visite pour voir mon père, il nous apportait toujours, à ma sœur et à moi, des confiseries ou des jouets, des petits cadeaux de toutes sortes.
— Mes condoléances, dans ce cas ; la perte d’un tel homme n’en a sans doute été pour vous que plus douloureuse.
— En effet. La douleur, néanmoins, n’a pas empêché mon père de s’inquiéter pour Théodore. Il était prêt à faire toutes les démarches pour accueillir l’enfant le temps que l’on prenne contact avec sa famille – je ne doute pas qu’il aurait été jusqu’à adopter le petit. »
Sœur Clarisse ponctua régulièrement les paroles d’Annie de petits commentaires, souvent pour chanter les louanges de cet homme qui, décidément, semblait très généreux. Ce n’était pas la fille D’Auragny qui aurait prétendu le contraire, mais elle nuança par humilité qu’il était tout naturel de se préoccuper d’un enfant, qui plus est du fils d’un ami qui nous avait été cher. Les préoccupations de son père s’étaient atténuées lorsqu’on lui avait assuré que Théodore avait été confié à un certain Duval, un ancien politicien et camarade de Joachim. L’incendie qui toucha le manoir D’Auragny acheva de mettre un terme à ses recherches.
« — Père a subi d’importantes brûlures, soupira Annie. Mais ce sont surtout les fumées qui ont intoxiqué ses poumons ; depuis lors, il est forcé de garder le lit.
— Seigneur…
— Elle en fait pas un peu trop, la duchesse ? me murmura Victoire.
— Chut !
— Non mais quand même… L’lui faut dix minutes pour raconter son histoire ; y a que les aristocrates pour pondre des discours pareils… Même les commères du marché, z’y vont moins par qat’ chemins ! »
J’eus beau lui faire les gros yeux, Victoire ne put s’empêcher de pouffer. Je lui fis signe de se taire puis, finalement, de déguerpir ; je n’avais ni envie qu’on me prenne à écouter aux portes, pas plus que je ne souhaitais passer à côté d’une information importante.
Lorsque je me repositionnais à mon poste, les deux femmes en étaient venues à discuter d’un certain Duval.
« — Et c’est donc lui qui finance le séjour de Théodore ?
— Tout à fait.
— Vous l’avez déjà vu ?
— Jamais. Mais nous lui écrivons régulièrement pour lui donner des nouvelles du garçon.
— Par principe ?
— Non. À sa demande.
— Et il vous répond ?
— Tout à fait. Soit pour demander des précisions, soit pour envoyer de l’argent pour telle ou telle dépense. Bien que nous ne lui en ayons jamais fait la demande.
— Ce dont je n’ai jamais douté, n’ayez crainte. Ce n’est pas de savoir Théo chez vous qui m’a inquiétée ; c’est d’apprendre que celui qui aurait dû en avoir la garde vous l’avait confiée.
— Et je l’entends parfaitement. À cet égard… Que comptez-vous…
— Je souhaiterais entrer en contact avec le Sieur Duval. Lui demander son accord – au moins par principe – pour m’occuper personnellement de l’enfant. Pour un temps, tout du moins.
— Pour un temps, seulement ?
— Non pas qu’il me plaît de le ballotter d’une famille à l’autre… Mais il pourrait avoir des parents chez qui… »
J’étouffai. La gêne qui m’était apparue dans le creux de ma poitrine s’était épaissie, épaissie tant et si bien qu’il me fut soudain impossible de respirer. Je fermai les yeux, en proie à une terrible panique. J’ai honte de l’avouer, désormais que la crise est passée, mais je crus un instant que j’étais aux portes de la mort. Victoire qui venait de réapparaître dans le couloir – sans doute pour m’embêter à nouveau – me trouva ainsi, presque asphyxiée. Son air moqueur disparut aussitôt, et elle s’empressa d’accourir pour m’aider à me relever et m’emmener dehors.
« — Ils veulent… »
Je hoquetai.
« — Annie. Elle veut m’emmener. »
Victoire fronça les sourcils puis m’intima de me calmer. Je m’y efforçais, mais ne put pourtant m’empêcher de tout lui raconter, qu’importe la toux qui me secouait. À mesure que je relatais les échanges entre les deux femmes, je sentis monter en mois le terrible sanglot qui s’était logé dans ma gorge lorsqu’on m’avait obligé à quitter la maison de mon père. Il ne m’a pas quitté, depuis. Alors que j’écris ces mots, sous ma couverture, je sens toujours ce poids sur ma poitrine. Ça m’écrase, juste là. J’en oublie presque de respirer.
Pour me calmer, je me répète les paroles de Victoire, que personne ne souhaite me faire du mal. Je le sais, désormais. Je sais qu’Annie, que les Sœurs, que tous, ils ne pensent qu’à ma sécurité. Et sans doute que pour eux, cette sécurité est synonyme de bonheur. Mais ce n’est pas cette sécurité qui atténue la douleur que je ressens à chaque fois que l’on arrache les racines ténues que je m’efforce pourtant de faire grandir.
Papa… Maman… Aurais-je un jour, enfin, la sensation d’être chez moi ? A-t-on jamais un endroit où rentrer, lorsque l’on n’est plus le fils de personne ?
Compte-rendu d’enquête n°16
Le départ se précise. Je me sens comme un sac de pommes de terre que l’on promènerait aux grès des intempéries. Victoire a joué en ma faveur. Heureusement. D’ordinaire, j’aurais trouvé l’énergie de lui en vouloir – je n’ai jamais aimé être materné de la sorte. Mais je n’éprouve rien d’autre que du soulagement à l’idée qu’elle ait informé les Sœurs du malaise qui m’avait pris, lorsque j’avais appris que je risquais de partir. Ces dernières s’en sont entretenues avec Annie qui est aussitôt revenue pour en discuter avec moi. Je me suis rarement senti aussi minuscule et fragile ; j’étais là, assis sur cette banquette, le nez rivé au sol, à tenir entre mes mains serrées une tasse de thé brulant. C’est à peine si je ressentais la chaleur qui se diffusait dans mes paumes.
Mais Annie est douce et délicate. Elle s’est montrée pour le moins compréhensive et patiente. Je crois que discuter avec elle m’a fait du bien. J’ai honte de l’admettre, mais je me suis surpris à pleurer. Elle m’a pris dans ses bras en remarquant les larmes qui me montaient aux yeux, et mes sanglots n’ont fait que redoubler. Nous sommes restés ainsi un long moment, moi à déverser ma douleur, et elle, de me caresser le dos et les cheveux, de me répéter que tout irait bien.
J’aime beaucoup Annie. Elle sent bon.
Elle m’a parlé de mon père. Cela aussi m’a fait du bien. Elle m’a aussi dit qu’elle souhaitait me faire conduire dans la maison de mes parents, en banlieue de la capitale. Elle dit que c’est un bel endroit. Que même si je ne m’en rappelle pas bien, j’y ai longtemps habité, avec ma mère et mon père. Que j’y retrouverais leurs affaires. L’atelier de maman.
« — L’atelier ?
— Oui ? Ta mère était fille de mercier. Tu l’ignorais ?
— Je…
— Elle était de ceux qui savaient façonner des artefacts. L’épée de Jo, c’est elle qui l’a infusée.
— Infusée ?
— Oui. Elle lui a donné une âme.
— Maman savait faire ça ?
— Bien sûr. Elle était très douée, ta maman.
— Et comment est-ce qu’elle faisait ?
— Hum… je ne sais pas exactement. Je crois qu’elle chantait, lorsqu’elle façonnait quelque chose. Oui, de cela, je suis certaine. Elle chantait. Ton père m’avait raconté qu’elle avait une très belle voix.
— C’est lui qui t’en a parlé ?
— Oui. Ton père était en deuil, lorsque je l’ai rencontré. Il était… Il était dévasté. J’ignorais que l’on pouvait autant aimer quelqu’un. Je me suis souvent dit, en le voyant, que j’espérais aimer un jour quelqu’un autant qu’il avait aimé ta mère.
— Je ne savais pas…
— Ton père ne te parlait pas de ta maman ?
— Pas beaucoup…
— Alors je te raconterai. »
Un instant, je me suis demandé, non sans un soupçon de rancune, pour quelles raisons est-ce que cette inconnue avait eu droit à des histoires que je n’avais moi-même jamais entendues. Seulement, Annie s’était exprimée avec un sourire si franc que je n’ai pas trouvé la force de lui en vouloir.
J’ai été déçu d’apprendre que ce serait avec Josèphe, que je quitterai la capitale. Annie a dû s’en rendre compte, car elle m’a promis de passer régulièrement, bien qu’elle ait beaucoup à faire, ici. Et Victoire viendra avec moi. Parait-il que ce sera pour nous prêter main forte, avec l’entretien de la maison ; la cuisine… ; de mon côté, je pense plutôt que les sœurs D’Auragny se sont arrangées pour que je garde une compagne familière auprès de moi.
Quand je lui ai demandé, pour Petit-Jean, Annie m’a dit de ne pas m’inquiéter. Qu’elle veillerait sur lui. Que d’ailleurs, je ne tarderai pas à le revoir, que je ne partais jamais que pour quelques semaines. Le temps de me faire oublier, puis qu’on mette la main sur les coupables qui m’avaient fait courir les rues. Elle m’a laissé entendre qu’elle avait une piste. Qu’elle en avait d’ailleurs discuté avec des membres fiables de la caserne. Elle semble persuadée que ce mystère est lié à la disparition de mon père. Qu’il suffira de le résoudre pour mettre les coupables hors d’état de nuire. Elle a d’ailleurs répété plusieurs fois que c’était grâce à moi et à ce que Jo appelle mes bêtises qu’elles avaient pu, toutes les deux, vérifié leurs soupçons – et même ressérer la piste. Elle est tout de même gentille, Annie…
M’enfin… J’imagine qu’il va falloir que je m’y fasse : je pars en vacances.
Oooh, je ne m'attendais pas à un tel changement de direction !
Ainsi Théo quitte la capitale pour la campagne... il est vrai que son "enquête" ne pouvait plus vraiment avancer de toute façon, c'est un bon rebondissement. Et puis il pourra fureter dans la maison de campagne de ses parents, pas mal non plus ^^
Je suis contente pour lui que Victoire l'accompagne.
Contente aussi qu'il puisse enfin relâcher toutes ses émotions, la scène des pleurs est très très touchante, très réussie.
J'attends la suite avec impatience : )
(ah, je n'ai pas répondu à ton commentaire deux chapitres plus tôt, ohlala il y a donc tellement de subtilités que cela dans ce journal ! Je n'ai même pas pensé à regarder les initiales et tout ! Cela donne envie de repartir en arrière pour tout trouver ^^)
L'enquête va continuer, mais un peu différemment. C'est qu'on stagnait un peu, à la capitale... ^^' et comme tu le mentionnes, ça va être l'occasion de fouiller dans le passé des parents !
Ow, merci !
Le rêve, ce serait de planquer des trucs dans un livre en format papier... Genre un itinéraire caché avec un message que le livre essaierait de glisser aux lecteurs... M'enfin, avant de penser mise en page, faut que j'écrive la fin de cette histoire !!
Il y avait une mise en page avec des motifs un peu abstraits. Et quand on faisait attention, on se rendait compte que c'était un message caché qui courrait sur l'ensemble des pages que l'on pouvait découvrir et qui s'adressait directement au lecteur : D