Courrier trouvé :
Sente des camélias, 1793
Ma très chère sœur,
Nous sommes arrivés sans encombre. La maison est rustique mais saine, et les enfants semblent s’y plaire. Nous avions à peine passé le porche qu’ils s’engouffraient déjà à l’intérieur, quitte à me bousculer, pour farfouiller à droite à gauche.
Théo semble très ému – quoiqu’il n’ose pas tout à fait le montrer. Je l’ai plus d’une fois surpris, interdit devant une porte ouverte, comme s’il hésitait à pénétrer à l’intérieur de certaines pièces. C’est que cela doit lui sembler difficile de se trouver au milieu de tous ces souvenirs. Malgré les volets clos et les draps qui recouvrent les meubles, tout est resté inchangé, si bien que nous avons moins l’impression de nous trouver dans une demeure abandonnée que dans une résidence de vacances. Il suffit d’ouvrir un tiroir, d’observer une étagère pour effleurer les habitudes des anciens habitants – et par là-même, sentir leur présence. Tu imagines sans mal Théo, toi qui le connais désormais mieux que moi : c’est toujours avec gravité qu’il ouvre un placard, dévisage la vaisselle, les piles de draps. Il se surélève sur la pointe des pieds, les lèvres pincées, l’air décidé, puis il reste là quelques secondes, muet, plongé dans ses considérations. Heureusement, bien souvent, Victoire l’interpelle. Son sérieux l’abandonne aussitôt pour qu’apparaisse de nouveau son expression candide, tantôt outrée que sa jeune amie l’ait devancé pour entrer dans une pièce, tantôt curieuse de découvrir le nouveau trésor sur lequel elle a mis la main.
Crois-moi, ce n’est pas de tout repos, de jouer les gardes d’enfants. Leurs talons claquent sur les planchers, leurs courses-poursuites font trembler les murs. J’ai été obligée de leur intimer l’ordre de sortir de la maison et d’aller s’amuser dehors, au moins le temps que nous ayons terminé, Grace et moi, le nettoyage et l’emménagement.
En parlant de Grace, je dois admettre que tu l’as bien choisie. Pour moi qui n’aime ni la proximité avec autrui ni les bavardages inutiles, sa discrétion et son efficacité sont d’appréciables qualités. Sans compter qu’elle s’entend bien avec les enfants – et parvient plus souvent à canaliser leur énergie et à se faire obéir d’eux que moi, ce qui mérite, sinon le, du moins mon respect.
Tu as remarqué avec quel entrain je m’étais portée volontaire pour accompagner les petits hors de la capitale ; tu imagines peut-être, de fait, que je m’y montre morose ou que je manifeste ma frustration par ma mauvaise humeur ordinaire. Tu te tromperais. Je suis partie le cœur inquiet, il est vrai, et je suis moi-même la première à m’étonner de la paix soudaine qui m’a envahi lorsque je suis arrivée ici. Les Feuillet ne s’y sont pas trompés ; le lieu est idéal. On atteint la maison après avoir traversé, sur un haut plateau, plusieurs vergés, puis il faut redescendre dans un vallon où passe un cours d’eau, et là, le toit en brique s’y dessine, comme assis contre un petit bosquet, et entouré, sur la gauche, des potagers aujourd’hui laissés à l’abandon. Sans compter l’atelier qui dort dans le fond du jardin, à l’ombre d’un bel acacia. Je ne crois pas que Théo ait déjà osé s’y rendre. Je l’ai vu, pourtant, observer les fenêtres closes depuis celles de la bâtisse principale. En un sens, sa mère l’attend à l’intérieur, aussi puis-je comprendre l’appréhension qu’il ressent à l’idée de pousser la porte de ce cabanon.
Mais revenons-en aux sujets qui fâchent, puisqu’il le faut bien : le compte-rendu du Nouveau m’est parvenu par courrier. Les nouvelles ne sont pas mauvaises. Pour un jeunot qui me semblait si peu dégourdi, son rapport était étonnamment détaillé et pertinent. J’ai l’esprit plus tranquille de savoir qu’il demeure à la capitale quelques quidams favorables à notre cause. Sans compter que H le supervise. Son rapport, donc, formulait un verdict sans appel, et la démultiplication des patrouilles leur a permis de confirmer ce dont nous nous doutions déjà : premièrement, les larcins et les cambriolages se sont démultipliés ; deuxièmement, ces crimes semblent fréquemment perpétrés par des enfants ; et, pour finir, nombreux sont ceux qui ciblent des personnalités politiques ou finissent par profiter, de près ou de loin, au parti majoritaire. C’est cela qui m’interpelle. Pourquoi est-ce que des délits parfois revendiqués par les Preux profiteraient-ils aux monarchistes libéraux ?
J’avance sans preuve, le cœur guidé par mon instinct – et je sais bien ce que tu en penses. Pour une part, je suis de ton avis : la crédibilité de nos assertions ne pourra reposer que sur des faits. Néanmoins, qu’importe combien ma théorie est bancale, je sens qu’elle n’est pas infondée – et surtout, qu’elle est plausible. Plus que plausible, d’ailleurs. Il y a un lien entre les Preux et la majorité. J’en ai la certitude. Je ne sais pas quelle est la nature de ce lien. Je ne sais pas non plus jusqu’où ce lien a été tissé par des personnalités conscientes et désireuses de travailler de concert. Mais il y a anguille sous roche. Et je n’ai pas l’intention de la laisser filer.
Penses-tu qu’à cet égard, tu pourrais interroger le petit camarade de Théo ? Je me doute qu’il ne sait rien de toute cette affaire, mais ses convictions, elles, pourraient nous éclairer ; s’il a l’esprit galvaudé par tous les discours des radicaux, il n’y aurait plus de réelle place aux soupçons. Je sais bien que Père n’est pas enclin à ce que nous menions cette enquête ; mais peut-être… Je sais que ta piété filiale t’empêche de farfouiller dans ses affaires, et que sa confiance compte plus pour toi que n’importe quel indice, mais tout de même… Devons-nous réellement attendre qu’on nous poignarde à nouveau dans le dos sans rien faire ? Combien de menaces devrons-nous souffrir avant…
Ici, un paragraphe a été raturé.
Je comprends ta réserve quant à l’implication de Père dans nos recherches, de la même façon que je ne peux qu’accepter avec émotion l’angoisse qu’il ressent à l’idée de nous mettre en danger. Le pauvre homme a déjà trop perdu : sa maison, sa santé… Ce qui n’aurait été qu’un détail s’il ne s’était pas ajouté à tout cela la perte d’un ami. Mais devons-nous réellement laisser Père se morfondre dans les regrets et la culpabilité ? Devrions-nous continuer à agir comme s’il était le seul responsable de la mort de Joachim Feuillet ? Tu le connaissais comme moi : c’était un homme droit et juste. Avec ou sans Père, il se serait sans doute préoccupé du sort de ses concitoyens ; ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne remette sa plume au service de la politique, et la demande de Père n’a fait qu’accélérer sa décision. Sans compter qu’aux dernières nouvelles, Père n’a jamais fait que lui demander de l’aide. Les seuls responsables, ce sont les fous qui s’en sont pris à lui – qui s’en sont d’ailleurs aussi pris à nous. Cessons de ressasser le passé, et tournons…
La fin du paragraphe a de nouveau été gribouillée.
Crois-tu être la seule qui regrette la situation dans laquelle notre famille se trouve ? Tu nous imposes à tous de nous montrer discrets et dociles, mais ni Mère ni moi ne souhaitons courber l’échine. Sous couvert de devoir assumer tes responsabilités, tu n’as jamais souhaité ne serait-ce qu’écouter nos réclamations, mais notre fureur n’est ni puérile ni futile, et de savoir que c’est ainsi que tu perçois nos sentiments, cela broie petit à petit la confiance qui nous lie toi et moi. Je respecte ta droiture ; accepte, de fait, ma colère. Ton cœur, ma sœur, s’assèche à mesure que ce que tu nommes le devoir gangrène, une à une, tes décisions. Et tu n’as pas idée de combien cela me fait peur.
La lettre, demeurée à l’état de brouillon, s’arrête ici.
Correspondance de Papa – Lettre n°14
Manoir D’Auragny, été 1785
Cher Joachim,
Je tenais à vous remercier une nouvelle fois pour votre éminent travail : votre article était non seulement d’une précision exemplaire, mais il contribuera, j’en suis certain, à l’essor de ce projet auquel je consacre une part essentielle de mes espoirs. Ce fonds destiné aux artisans et aux commerçants n’a de valeur que dans la mesure où il peut être compris, adopté – et je suis convaincu que votre texte y contribuera mieux que tous les discours officiels.
Je me flatte d’avoir pu m’entretenir avec vous, et j’espère que vous me pardonnerez si je vous considère déjà, pardonnez ma franchise, comme un ami. Il est rare, dans ce monde si soucieux de politesse et si pauvre en sincérité, de croiser un esprit avec lequel on se sent immédiatement en terrain fraternel. Et pourtant, il me semble que nous n’avons eu nul besoin de longues justifications pour nous entendre. C’est une chose que je ne m’explique pas tout à fait, et que je n’éprouve nulle envie d’expliquer. Il est de ces rencontres qui, sans s’y attendre, font irruption dans le cours des jours et modifient silencieusement notre trajectoire ; je crois, je l’avoue, qu’il m’a justement été donné la chance de vivre un tel événement.
Vous m’avez paru homme de peu de mots, mais d’une présence singulière. Je vous ai trouvé grave, monsieur, mais dans cette gravité, une droiture, une tendresse retenue, et surtout une loyauté des plus précieuses. Vous n’êtes pas homme à vous répandre, aussi m’avez-vous dit peu de choses de votre vie privée – et j’ai respecté ce silence –, mais j’ai lu dans vos gestes, dans l’attention que vous portez à votre fils, la marque d’une existence guidée par quelques promesses plus grandes que vous. Ce fut, pour tout dire, une leçon d’humilité.
C’est d’ailleurs votre profonde modestie qui m’a fait, ce soir, prendre la plume. Je regrettais, je vous l’avoue, de n’avoir su trouver les mots, hier, lorsque nous nous sommes entretenus. Alors que nous étions assis sous l’auvent, à regarder Josèphe et Annie jouer dans le jardin, j’ai bien senti que la vue de ma petite famille réveillait en vous quelques émotions confuses, et si heureux que j’étais, de vous avoir parmi nous, dans ce décor idéal – c’est que, parfois, les astres s’alignent pour nous offrir quelques moments d’une exquise douceur ; un thé raffiné, le rire de nos enfants, une brise agréable sous un beau ciel bleu –, si heureux, donc, de partager avec vous cet instant de paix, je n’ai pas su rebondir, panser cette plaie qui s’ouvrait sous mes yeux – mais dont je n’étais qu’à peine conscient. Mon cher monsieur, croyez-moi lorsque je vous assure que vous êtes, sans le moindre doute, un père d’exeption. Je n’ai pas la prétention de pouvoir poser un quelconque jugement moral, pas plus que je ne saurais me vanter d’être une référence en termes de paternité ; je peux pourtant affirmer sans mal que, malgré vos doutes, votre Théodore est plus que chanceux de vous avoir à ses côtés. Il n’aurait su trouver de famille plus aimante, et ce n’est ni la solitude dans laquelle la vie vous a plongé ni la perte – oh combien regrettable – de sa mère qui doit vous faire regretter le chemin que vous avez parcouru. Théodore vous aime. Et vous l’aimez. C’est là la seule chose qui compte. Pour votre petit garçon, tout du moins – car je ne saurais minimiser l’importance que revêt pour vous la mort de votre chère épouse.
Sachez que si, d’aventure, vous ressentiez le besoin d’un lieu où reposer vos pensées, ou simplement d’un foyer où l’on vous accueille sans condition, notre maison vous restera ouverte.
Mes deux filles ont été ravies de faire votre connaissance. Elles n’ont cessé, depuis votre départ, de s’enquérir de « monsieur le journaliste », et je ne doute pas que l’occasion d’une visite – fût-elle sans autre motif que l’envie de converser – leur ferait grand plaisir. L’aînée possède un esprit acéré, que j’espère voir un jour reconnu à sa juste valeur ; la cadette, plus fougueuse, a déjà l’âme d’une aventurière – elle ne redoute nul combat, sauf peut-être celui des bonnes manières. Vous avez su gagner leur curiosité et leur estime, ce qui, chez elles, est plus rare qu’il n’y paraît.
Si donc vos pas vous ramenaient en notre région, je serais honoré de vous ouvrir à nouveau les portes de notre maison. Elle n’est peut-être pas aussi animée que les salons de la capitale, mais elle a, je l’espère, la chaleur de ceux qui aiment sincèrement accueillir. Je serais heureux de poursuivre nos échanges, et d’en faire naître, peut-être, de futurs projets – à défaut, au moins une amitié durable, et fidèle.
Recevez, cher monsieur Feuillet, l’expression de ma sincère considération – et, si vous me le permettez, de ma bienveillante affection.
Avec mon indéfectible estime,
Charles–André D’Auragny
Je continue ma lecture avec plaisir !
Un chapitre encore très intéressant, un nouvel angle pour suivre les aventures de Théo, puis un nouveau personnage.
Je me demande où Théo a pu trouver la lettre de la soeur, car il me semble que toutes les lettres sont lues et rassemblées par Théo non ?
J'ai eu un problème de compréhension au niveau de la phrase "Devrions-nous continuer à agir comme s’il était le seul responsable de la mort de Joachim Feuillet ? Tu le connaissais comme moi : c’était un homme droit et juste." car j'ai cru que la personne droite et juste était le Père et après je n'ai plus bien compris à cause de cela. Peut-être faudrait-il bien différencier ce qui décrit le Père et ce qui décrit Joachim ?
Mais bon, c'est peut-être juste moi aussi x'D
C'est bien de faire suivre par une lettre du fameux "Père", on comprend qu'il ait pu culpabiliser de la mort de Feuillet après tout cela.
C'est une lettre très douce, portée sur l'entraide et la famille, cela rend encore plus difficile la disparition de Feuillet, le contraste fonctionne super bien et souligne bien leurs liens et la raison de la dépression du père d'Auragny.
Je continue vers la suite !
Je crois que c'est dit dans la compte rendu de lecture 18. En gros, comme à son habitude, Théo farfouille... ^^'
Mais tu as parfaitement raison : ce carnet, c'est dans le récit le carnet de Théo tel qu'il le compose (avec les lettres qu'il y glisse ou les textes qu'il y écrit).
Non c'est vrai que c'est confus ! Je vais tenter de corriger ça ! Merci de l'avoir fait remonter !
Ow ! Merci beaucoup ! ^-^ J'ai toujours des scrupules à ne construire des chapitres que pour le développement des persos car y a toujours un risque que ça alourdisse le tout, mais si l'émotion passe, c'est super !