Je perçois comme un tremblement qui agite mon cœur. Voici plusieurs jours, déjà, que nous sommes arrivés – comme c’est étrange ; j’avais envie d’écrire « à la maison ». Aussi bizarre que cela puisse paraître – car je n’ai presque aucun souvenir de ce lieu, et rien, ici, ne devrait m’évoquer ce que l’appartement de Papa m’évoque –, je me sens bien, ici, dans cette vieille bâtisse perdue au milieu de nulle part.
Je suis à la maison. Chez moi.
Parfois, lorsque nous sommes assis en travers du salon, sur le parquet pour jouer aux cartes ou aux petits chevaux, un élan de nostalgie s’empare de moi. Je regarde tout autour : le buffet, la table ronde de la salle à manger qui sommeille près de la fenêtre, et j’imagine maman, assise là, à peindre l’un de ses artefacts. Je me la figure comme sur le portrait qui trône dans le couloir, celui où elle danse avec papa. Avec ses longs cheveux détachés. C’est comme ça que je la préfère. Il y a aussi le portrait de famille, sur la commode de son ancienne chambre, ; là, elle a les cheveux noués en un épais chignons, avec des tresses qui partent de ses tempes. Mais la maman de mon théâtre imaginaire, celle qui me borde le soir ou qui me regarde tendrement en journée, elle n’a pas cette sévérité élégante : elle porte une robe simple, un tablier lavande et une broche.
Maman et Papa sont partout, ici. Mais leur présence n’est pas comme d’habitude. Elle n’est pas rance et froide. À la capitale, dans l’appartement de papa, ma solitude rendait plus âcre le souvenir de mes parents, car leur absence les colorait de regrets, de colère et d’incertitudes – et dans ces moments-là, je n’avais personne pour endiguer ma peine ou me prendre dans ses bras. Me faire rire. Me laisser pleurer.
Ici, non seulement j’ai Grace et Victoire pour me tenir compagnie, mais j’ai aussi cette petite maison aux murs rassurants. C’est elle qui m’ouvre chacune de ses pièces, me délivrent un à un les secrets de ma vie passée ; jour après jour, elle me raconte mon histoire sans me presser, et lorsque l’émotion est trop forte, elle s’interrompt et me berce, soit qu’elle étend son silence dans un carré de lumière qui filtre par la fenêtre, soit qu’elle demande au vent d’agiter les branches des arbres qui la bordent.
Ma maison a mille manières de m’envelopper, de me réconforter. Il y a le ruisseau qui pétille et scintille dans des flaques de soleil ; il y a la buanderie qui ne s’ouvre que sur l’extérieur, à l’arrière de la bâtisse, et où l’on se sent si tranquille. Il y a ma petite chambre, bien sûr, avec sa fenêtre étroite, son grand lit et son armoire épaisse où Grace dépose toujours des petits sachets de lavande. Il y a le large pin, dans le fond du jardin, avec ses branches basses et son toit d’épine qui me fait comme une immense cabane dans laquelle je grimpe, lorsque j’ai envie d’être seul.
Et surtout, il y a l’atelier de maman.
Je n’ai pas osé m’y aventurer, les premiers jours. L’endroit… m’impressionnait. C’est une petite cabane cachée derrière les deux noyers. Elle est très lumineuse et une peinture verte subsiste sur les plinthes et les poutres. Annie m’avait parlé du travail de ces artisans qui ont disparu, avec la révolution. Les merciers et mercières. Comme mes grands-parents maternels. Annie m’a également dit que ces derniers possédaient une boutique, à l’époque, au beau milieu de la capitale. Que c’était une adresse renommée. Discrète, pour autant – privilégiant, à ses dires, la qualité. J’aime à croire que j’ai moi aussi, dans les doigts, une énergie mystérieuse qui me permettrait d’infuser des objets, de créer de belles choses. J’y songe chaque fois que j’effleure les plumes, les tissus et sculptures rangés dans l’atelier. Moins pourtant, que le talent qui pourrait sommeiller en moi, c’est à ma mère que je songe, et aux parts d’elle-même qui demeurent dans ces artefacts inachevés. Il me semble parfois que dans le bois ou la pierre remonte une trace, l’écho d’une voix, la chaleur d’un sentiment, mais ces intuitions sont fugaces, et dès lors que je m’y accroche, que je me concentre, elles s’évaporent.
Je ne suis parvenu, pourtant, à me séparer de certains ; de la même manière que je récolte de temps à autre un bibelot ayant appartenu à ma mère, j’accumule, sur l’une des étagères de ma chambre, certains artefacts. Cela amuse Victoire, que je garde une broche ou bien un peigne serti d’une améthyste, mais qu’importe. Cela me réconforte, moi, de me dire que je me démêle les cheveux avec un objet que ma mère a mille fois tenu dans sa main – avec lequel, qui sait, elle me coiffait peut-être lorsque j’étais un tout jeune garçon. Je ne m’assois pas à mon bureau pour écrire sans sourire à l’idée de tirer vers moi l’encrier qui attendait papa dans son petit secrétaire, de même que c’est avec une mélancolie certaine que je plonge cette belle plume que maman avait sculpté et sertie d’une fine citrine. C’est ainsi que Josèphe m’a surpris, hier soir, alors que je cherchais à écrire dans ce carnet.
J’étais penché au-dessus d’une page blanche, sans trop savoir par où commencer, et je gribouillais nerveusement du bout de la plume quand soudain, j’ai vu une mèche de ses longs cheveux blonds tomber à ma droite ; elle était penchée au-dessus de moi et regardais l’un de mes dessins avec curiosité.
« C’est tellement ressemblant que c’en est presque perturbant », a-t-elle soufflé. J’ai sursauté avant de refermer abruptement mon carnet.
« — Vous auriez pu frapper, avant d’entrer.
— Ton père aussi dessinait magnifiquement. Est-ce lui qui t’as appris ?
— Non. Oui. En quelque sorte. »
Josèphe n’a pas insisté – ce qui m’a d’ailleurs étonné ; je m’attendais à ce que ma réponse évasive l’agace. Au lieu de ça, elle a considéré ma chambre et mes vêtements en désordre, abandonnés sur le couvre-lit.
« — Tu pourrais ranger un peu. Grace a déjà beaucoup à faire.
— Je range toujours avant qu’elle ne passe faire les poussières.
— Et ne parle pas ainsi ; je n’essaie pas de t’embêter, seulement de…
— Je sais. Et je parle parfaitement normalement.
— Tu renâcles.
— Je ? Je ne renâcle pas ! »
Josèphe soupira avant de reculer d’un pas.
« — Comme tu voudras. Mais ne te couche pas trop tard. Et « coquilles » prend deux l. »
Je haussai un sourcil avant de réaliser que la demoiselle ne faisait que corriger un mot écrit sur la couverture de mon carnet. Je ne m’en emportai que davantage, mais déjà, Josèphe disparaissait dans le couloir.
« La porte ! », je m’écriai pour la forme avant de me lever pour la claquer avec emphase – ce qui ne m’empêcha pas de regretter immédiatement mon geste. D’humeur morose, je me rassis à ma petite table, mais ne sentis venir sous ma plume que des reproches immatures et des pensées puériles ; je refermai de nouveau mon carnet pour m’affaler plutôt sur mon lit pendant que, à l’autre bout du couloir, Josèphe s’adossait contre le mur en soupirant. Grace la trouva ainsi, le dos de la main contre le front, à ruminer son dernier échange avec moi.
« Mauvaise journée, mademoiselle ? »
Josèphe se retourna, surprise, avant de laisser s’échapper un sourire.
« — Assez pour que vous ne me laissiez pas la terminer seule ; vous joindriez-vous à moi ? Il doit bien rester quelques gouttes de vin, quelque part…
— J’ai la robe de Victoire à repriser. Mais si une tisane auprès du feu vous convient, je serai honorée de coudre en votre compagnie. »
Enfin, j'en sais plus sur l'atelier de la mère et le découvrir par le prisme de Théo est tout simplement touchant et charmant ! L'histoire est très prenante.
Un petit chapitre charmant, de retour sous la plume de Théo.
Il continue ses découvertes, retrouve les souvenirs de sa mère, c'est très touchant.
Je n'avais pas bien compris que la mercerie était une histoire de peinture ? Ou bien je me trompe ? Car tu dis au début "j’imagine maman, assise là, à peindre l’un de ses artefacts"... ou bien j'ai mal compris ?
Il y a aussi à la fin comme une incohérence de narration je crois : si Théo est allongé sur son lit, comment peut-il connaître et raconter le point de vue de Josèphe et son échange avec Grace ?
Pour le reste, tout fonctionne toujours bien, on ressent parfaitement la nostalgie et la douce ambiance qui font un peu planer Théo et le récit.
Cette maison de campagne donne envie d'y vivre ^^
Tu as raison, la mercerie n'est pas spécifiquement une question de peinture ; les merciers sont plutôt des vendeurs d'objets (souvent assez luxueux) qu'ils assemblent ou réarrangent. Aujourd'hui on pense à la couture, quand on parle de mercerie, mais à l'époque c'était plus large. C'était un gros corps de métier qui vendait une foultitude d'objets. J'ai gardé l'acceptation un peu plus large, pour le roman. Faudra sans doute que je le rappelle quelque part... Mais de fait, Marie pourrait repeindre un objet, graver quelque chose dedans etc. Surtout si elle le retravaille pour en faire un artefact.
Et pour ce qui est de l'incohérence... Il est possible que ça soit voulu... ;)
Ravi, en tout cas, que la suite continue de te plaire ! Comme c'est un moment de creux, question enquête, je craignais que le passage à la campagne soit moins prenant...