Josèphe n’a véritablement aucun savoir vivre ! Je l’ai encore surprise dans ma chambre ; sous prétexte de vouloir trier ce qu’elle appelle mon fourbi, elle a presque failli mettre la main sur la sacoche où je range précieusement la correspondance de papa.
Je ne saurais dire si ses intentions étaient réellement de fouiner dans mes affaires ou si ce ne fut qu’un concours de circonstances ; toujours est-il que, dans un élan de colère – animé, surtout, par le désir de me venger –, je me suis introduit dans son bureau. Je sais bien que c’était là une bêtise, et je me sentais déjà mal rien qu’en poussant la poignée. Mais mes remords se sont vite estompés sous le poids de ma curiosité, car j’avais sous les yeux, au milieu de plusieurs brouillons, une lettre inachevée et adressée à Annie. Josèphe l’avait abandonnée là pour lui préférer une version plus sobre et factuelle – elle s’y plaignait toujours, cela dit, de jouer les bonnes d’enfants, ce qui m’a passablement agacé, sur l’instant. Je suis bien aise, cependant, que Josèphe n’ait pas gardé les tournures emportées et les accents de colère de ses premiers essais ; c’est qu’il ne faudrait pas qu’en se disputant avec sa sœur, elle retarde la venue de cette dernière. Car j’ai hâte de revoir Annie. J’ai une foultitude de questions à lui poser à propos de mes parents.
D’autant qu’il y a peu, j’ai trouvé, dans la correspondance de papa, une lettre du duc D’Auragny ; il semblerait que lui et mon père aient été très amis, et ce peu de temps après la mort de maman. J’ai si peu de souvenirs de cette période ; papa n’a jamais manifesté sa peine, devant moi. Je ne l’ai vu ni se morfondre ni pleurer, et chaque fois qu’il me parlait de ma mère, c’était pour chanter ses louanges, mais de la même façon que l’on évoquerait un personnage de conte de fées – avec la distance respectueuse qui sied aux caractères que l’on admire mais vis-à-vis desquels l’on ne se sent ni proche ni lié.
J’aurais préféré, moi, que papa me dise qu’il l’aimait, cette Marie que j’ai si peu connu.
Pour revenir à la lettre de Josèphe, j’ai découvert, sans surprises, qu’elle poursuivait son enquête à distance. Il semblerait qu’elle ait des espions à la Caserne. Je l’ai déjà vu recevoir, d’ailleurs, des billets de la part de messagers venus expressément chez nous pour cela. Je suppose qu’elle ne souhaite pas que son courrier soit examiné par quelques policiers scrupuleux – si elle savait qu’à la place, c’est le « gamin » dont elle a si tristement la charge qui scrute ses lignes ampoulées. C’est qu’elle a un style drôlement pompeux, la demoiselle Josèphe. Et puis elle reste évasive sur certains points, de même qu’elle ne cite pas les noms de ses alliés ; j’imagine que c’est par précaution – mais tout de même, cela ne me facilite pas la tâche. Je me demande qui est ce fameux Nouveau…
J’en ai un peu parlé, avec Victoire, sauf qu’au lieu de prendre ma défense elle m’a fermement remis à ma place en arguant que je n’étais qu’un gamin capricieux et ingrat, que Josèphe était une brave demoiselle, juste et bienveillante, et que décidément, je ne faisais aucun effort pour me montrer agréable.
« — Mais c’est elle ! Elle est toujours… Elle passe son temps à me reprendre, ‘‘fais ceci, non pas comme ça, et range ta chambre, et…’’
— Pauvre bout d’choux ! C’est vrai, ce serait tellement mieux de laisser Grace te materner comme le braillard que t’as l’air de vouloir rester. Je comprends vraiment pas pourquoi la demoiselle t’embête…
— Je suis pas… ! Je me débrouille parfaitement tout seul ! Comment tu crois que je faisais, chez mon père ?
— Et à qui ce qu’il est, ce pantalon que je frotte, dis-moi ? »
Nous étions dehors, sous le noyer. Victoire s’y était installée avec un large baquet et son baluchon dédié à la lessive ; je l’avais rejoint en l’apercevant, mais davantage préoccupé par mes récriminations, je m’étais contenté de la regarder faire, préférant déballer mes complaintes. « Eh bien donne-le-moi, s’il t’embête », je m’écriai et me penchant pour récupérer mon bien.
« Sûrement pas ! Tu risquerais d’abîmer le tissu à frotter comme un sagouin ; j’ai déjà assez à faire avec ta lessive ! Pas envie d’en plus repriser tes frusques ! »
Nous nous regardâmes un instant, Victoire et moi, avant d’éclater de rire. Je finis par me relever, et, l’amusement au coin des lèvres, je demandai à ma camarade de m’attendre une seconde. Je réapparus quelques minutes plus tard, une zultanite dans le creux de ma main. Devant l’air intrigué de Victoire, je la lui montrai, ravi :
« — Qu’est-ce que c’est ?
— Une pierre. Elle était dans l’atelier de ma mère. Regarde comme elle est joliment gravée.
— On dirait un oiseau.
— Je crois que c’est un genre de chouette. C’est beau, pas vrai ? Mais surtout… »
Je plongeai aussitôt ma main dans le baquet, la pierre serrée dans mon poing et, me répétant les mots que j’avais lus dans le carnet de maman – elle en possède un où elle consigne la plupart de ses créations –, je me concentrai sur la sensation de l’eau contre ma peau, de la fraîcheur qui pinçait mes doigts. À côté de moi, Victoire, surprise, s’impatienta de mon soudain mutisme ; elle insista pour savoir ce que j’avais, mais je lui intimai d’attendre un instant – et en silence, de préférence. La zultanite, contre ma paume, était glacée. Je la serrai davantage avant de détendre mon bras, mes articulations : « Allez, songeai-je. Réveille-toi… »
« — Théo ! »
Je rouvris les yeux, surpris.
« — Mais qu’est-ce qu’il t’arrive, enfin ! T’es tout pâle ! »
Je me redressai maladroitement, manquant presque, dans un élan de faiblesse, de perdre mon équilibre ; Victoire me rattrapa par le bras avant de me dévisager. « Mais ? C’est qu’t’es brûlant ! » s’écria-t-elle en me palpant le front. Je voulus la détromper, sauf que le simple fait d’ouvrir la bouche manqua de me faire défaillir.
Une fulgurante migraine me traversait la tête. Victoire dut me demander si je pouvais me lever, car je tentai de me redresser – sans succès. Les jambes tremblantes, je m’écroulai aux pieds du noyer, m’écorchant le bras contre l’écorce. C’est seulement en voulant me rattraper que je lâchai enfin la zultanite que je tenais toujours fermement dans mon poing. Je m’attendis à ce qu’elle se fonde dans l’herbe, étant donné sa teinte vert tendre, mais elle brilla au contraire d’un éclat rosé.
Victoire ne s’en préoccupa nullement ; elle se penchait déjà au-dessus du baquet pour y plonger un linge, espérant sans doute que l’eau fraîche calme mon soudain accès de fièvre ; elle sursauta, cependant, lorsque ses mains entrèrent en contact avec l’eau savonneuse :
« — Bon dieu ! Ça brûle ! »
La suite des événements reste pour moi très confuse ; je me souviens du cri de Victoire, des bruits de pas qui approchent – roulements de tambour contre le sol –, des bras de Josèphe autour de moi, du chant des oiseaux, au-dessus, entre les feuilles des arbres. C’est de cela dont je me souviens le mieux : du chant des oiseaux.
Je dus perdre connaissance, car lorsque je repris mes esprits, j’étais dans mon lit, avec Grace à mon chevet. Elle sursauta en m’entendant bouger avant de se pencher vers moi. Tout en effleurant ma joue du bout de ses doigts calleux, elle me demanda si je me sentais mieux, ajoutant qu’ils s’étaient très inquiétés, qu’il n’était pas bon de leur faire, à tous, de telles frayeurs.
Je me redressai difficilement entre mes oreillers, l’esprit encore embrumé. Une idée, pourtant, s’accrochait à mes pensées ; que l’on s’était inquiété pour moi.
Je ne suis pas aveugle au point de me croire seul au monde. Je sais combien ils sont nombreux, ceux qui m’ont apporté leur aide ou pris sous leur aile, même pour un temps. Que ce soit Monsieur Ferdinand, les sœurs, Miss Guille ou le vétéran Hullot. Annie. Victoire. Je me sais entouré – et bien entouré. Mais cela importe peu ; je n’en reste pas moins toujours ému lorsqu’on me fait un compliment, stupide lorsqu’on me câline, timide lorsqu’on me montre de l’affection.
Je n’y peux rien : l’amour, quelle que soit la forme qu’il prend, m’embarrasse autant qu’il me gonfle le cœur d’un sentiment chaud et rassurant. J’aime à me savoir aimer – et m’inquiète toujours de savoir si cette affection durera ou si elle s’évaporera, au contraire.
Alors que, déconcerté par l’attitude de Grace, je bafouillais une réponse maladroite, un mouvement attira mon regard : dans l’encadrement de la porte restée entrouverte se trouvait Josèphe, les bras chargés d’une grosse corbeille de linge. Nos regards se croisèrent, et je pus lire dans son expression l’éclair soudain du soulagement : elle se précipita à l’intérieur, abandonnant sa corbeille sur la chaise qui bordait ma commode.
« — Théo ! Comment te sens-tu ?
— Je… Bien. Mieux.
— Il vient tout juste de se réveiller, précisa Grace.
— Tu nous as fait une sacrée frayeur ! S’écria-t-elle en se penchant au-dessus de moi.
Son regard glissa de mes joues pâles à mes bras puis, se saisissant de ma main droite, elle examina mes ongles, mes yeux. « Tu n’as presque rien mangé hier, lâcha-t-elle. Et tu avais l’air si fatigué ces derniers jours… Je t’ai pourtant dit que tu devais te reposer, et boire davantage. Ce n’est pas faute de le répéter. Puis quelle idée, de rester ainsi en plein soleil, sans couvre-chef… »
Son ton sévère était ébréché par un tremblement léger. Me sentant aussitôt attaqué, je voulus me défendre, arguer que je n’étais ni anémique ni stupide, que j’allais bien, que j’étais plus solide qu’elle ne le pensait, mais les mots s’étranglèrent dans ma gorge. À la place, je jetai un regard incertain vers Grace.
Cette dernière posa calmement sa main sur l’avant-bras de Josèphe. Ce simple geste sembla calmer la demoiselle qui se recula légèrement. Maladroitement, elle bafouilla que ce qui comptait, malgré tout, c’était que je me sente mieux ; qu’il ne fallait pas que j’hésite à le lui dire, si jamais je me sentais à nouveau pris d’un élan de faiblesse – qu’elle était là pour ça. Sur ces mots, elle se tint un instant à mon chevet, sans trop savoir quoi ajouter. Elle finit par se redresser, annonçant qu’il fallait qu’elle aille prévenir Victoire, que la petite s’était beaucoup agitée, qu’elle serait contente de me savoir presque sur pieds. C’est ainsi qu’elle quitta ma chambre, me laissant seul avec Grace.
« — Elle se tracasse beaucoup, vous savez.
— Victoire ?
— Mademoiselle Josèphe. »
Je me renfrognai.
« — Elle n’a pourtant pas l’air ravie d’avoir à s’occuper de moi.
— ‘‘Ravie’’ n’est certes pas le terme le plus approprié, avoua Grace avec un sourire.
— Alors quoi…
— N’êtes-vous pas un petit garçon intelligent ? Vous devriez pouvoir deviner tout cela par vous-même, vous ne croyez pas ?
Je m’apprêtais à répondre – ou du moins à protester – quand la porte s’ouvrit brusquement dans un fracas de pas précipités.
« — Théo ! »
Victoire déboula dans la pièce sans s’annoncer, le tablier encore mouillé et les bras rougis par l’eau chaude. Elle s’arrêta net à quelques pas du lit, comme si elle n’avait pas prévu de trouver Grace encore là, puis, sans s’excuser ni marquer la moindre gêne, elle s’approcha vivement.
« — Tu vas mieux ? Comment tu te sens ? »
Elle se pencha, plissa les yeux comme pour mieux m’examiner, puis, à ma grande honte, posa sa paume contre mon front sans me demander la permission.
« — Mais t’es glacé ! T’as mangé quelque chose ? Tu devrais manger. Il doit y avoir du bouillon avec les restes du poulet rôti.
— Je vais bien. Et je suis pas glacé ; c’est ta main qu’est brûlante ! »
Victoire regarda sa paume, ses doigts plissés par le contact prolongé avec l’humidité. Cette réalisation la fit éclater de rire. À côté de moi, Grace leva les yeux au ciel, mais je la vis sourire.
« Eh bien, vous sachant en bonne compagnie, je vais pouvoir vous laisser. Ne nous le fatigue pas trop, Victoire… »
L’intéressée secoua la tête. Elle suivit Grace des yeux, et c’est seulement lorsqu’elle fut certaine de n’être entendue que de moi qu’elle plongea sa main dans la poche de son tablier pour en sortir ma zultanite. « J’ai été la récupérer pour toi », me dit-elle en me la tendant. La pierre paraissait tout à fait banale, désormais ; elle avait retrouvé son ordinaire teinte verte – ni chaleur, ni lumière, ni pulsation étrange.
« — Est-ce que tu sais… Ce que c’est ? Je veux dire…
— Non, je répondis en soupirant. Enfin pas exactement. Juste que maman – enfin je veux dire ma mère –, juste que ma mère fabriquait…
— Tu ne voudrais pas qu’on la montre à Josèphe ? »
Je tressaillis avant de secouer la tête.
« — Sûrement pas ! Et si on me la reprenait ? C’était…
— Ça pourrait être dangereux, si tu sais pas t’en servir.
— Ben j’apprendrai. Ma mère a – enfin, elle avait – ; elle avait un carnet pour lister toutes ses créations. J’ai qu’à lire le passage sur la zultanite. Et puis voilà.
— Puis voilà quoi ? »
Je ne sus pas exactement quoi répondre. Je me contentai de hausser les épaules, et quoiqu’elle ne semblât pas tout à fait convaincue, Victoire finit par lâcher l’affaire – elle me demanda seulement de faire attention. Et de la tenir au courant, au fur et à mesure de mes recherches. « Je voudrais pas que tu tombes à nouveau dans les pommes tout seul, dans ton coin. »
Je me suis beaucoup penché sur cette pierre, cette nuit-là – je n’avais plus vraiment sommeil, à vrai dire. Et je crois avoir compris ce qui m’avait attiré de prime abord, lorsque mes yeux se sont posés, dans l’atelier de maman, sur cette pierre. C’est qu’il s’en dégage une énergie particulière. Un écho puissant qui m’évoque – je m’en étonne moi-même –, la voix de ma mère.
Ohoooh, nous voici en pleine découverte des pouvoirs de la mère de Théo et, peut-être, de ceux de Théo lui-même ?
On ne sait pas encore si n'importe qui peut "réveiller" ainsi une pierre magique ou s'il faut un pouvoir particulier dont Théo aurait hérité, intéressant, cela donne envie d'en savoir plus.
Haha, c'est drôle que Théo ne fasse toujours pas confiance à Josèphe, il est vraiment assez immature vis à vis de cela, ça fonctionne bien, encore une fois, cela nous rappelle bien qu'il n'est finalement qu'un enfant : )
On a aussi l'explication de comment Théo a trouvé la lettre de Josèphe ^^
Je ne m'ennuie pas du tout durant ces chapitres à la campagne, on explore d'autres côtés de l'intrigue et des personnages, ça fonctionne toujours bien je trouve.
A bientôt ! : )
J'imagine que tu as du voir la triste annonce qui a été faite par les admines de PA...
J'espère que tu continueras tout de même à poster tes chapitres jusqu'au 31 octobre, car j'aimerais vraiment connaître la suite de cette histoire : )
Et si jamais en octobre tu n'avais pas fini d'écrire jusqu'au bout, je serai vraiment partante pour connaître tout de même la suite et fin de ton récit. Si cela t'intéresse, je pourrais te donner mon adresse mail, je serai ravie de recevoir les chapitres suivants via ce nouveau biais, comme cela je pourrais continuer aussi à te faire des retours : )
Enfin n'hésite pas à refuser si ça ne te dit rien évidemment, je ne me vexerai pas du tout si ça n'est pas trop ton truc et je continuerai à lire au moins jusqu'au 31 octobre dans tous les cas.
Tu me diras ! ^^
J'ai effectivement vu la nouvelle, et j'avoue que ça m'a aussi fichu un petit coup de me dire qu'on allait perdre ce super lieu de partages et d'échanges qu'est PA. Sur le coup, je me suis même dit que, bon, ce n'était peut-être plus la peine de s'accrocher, que le site allait mourir petit à petit jusqu'en octobre. Tu imagines de fait combien ton message m'a fait plaisir ; non seulement je suis touché de savoir que tu as envie de savoir la suite, mais ça me reboost, côté motivation ! L'écriture est trop souvent une activité un peu solitaire, et le simple fait d'avoir la possibilité de lire ce que font les autres, de s'inspirer de leurs tentatives, d'avoir des retours, tout cela est extrêmement précieux.
S'il y a moyen de maintenir cette dynamique, même sans Pa, ça me semble être une super idée ! N'hésite pas à me dire ce qui t'arrange pour communiquer, que ça soit mail, discord ou autre.
Encore merci, en tout cas !
A bientôt !