J’avais 16 ans. Ce n’était donc pas la première pièce, concerto, concertino, sonate et autres morceaux classiques que j’interprétais au conservatoire. Néanmoins, elle fait partie des premières œuvres célèbres de la flûte que j’ai pu commencer à travailler. Mon professeur estimait qu’il était comme donner de la confiture aux cochons de faire jouer à des élèves trop jeunes ou trop fragiles des compositions aussi belles et reconnues. Alors, jusque-là, j’enchaînais les pièces d’études et les compositions spéciales pour les enfants et les apprenants. Sans grande passion, j’en ai peur ; mais cela faisait longtemps que j’avais mis de côté mes sentiments pour répondre à ce que l’on attendait de moi.
Avant elle, j’avais travaillé « Nocturne et Allegro Scherzando pour flûte et piano » de Gaubert, un nom de compositeur que je retrouvais très régulièrement dans mes exercices journaliers et tout ce qui était gammes et arpèges. Cette pièce était vraiment la première de son envergure, qui m’avait permis de comprendre que désormais j’effleurai du pied la cour des grands. Sa difficulté démentielle tant dans le doigté que l’expressivité pour mon niveau m’avait provoqué beaucoup de crises de nerfs. C’est le « Nocturne » qui a augmenté mon temps de pratique de deux à trois heures par jour. Je n’avais que trente minutes de pause entre le lycée et le travail, dans les bons jours. Un travail qui ne finissait quasiment jamais avant vingt-deux heures : désormais, répéter ne suffisait plus. Il fallait que j’écoute, que je compare, que je m’inspire. Mon professeur m’accusait de ne pas m’intéresser assez au classique pour pouvoir prétendre être un véritable musicien, il fallait donc que je lui donne tort. Une scission entre nous se creusait de jour en jour ; il y avait un monde entre ce qu’il pensait que je faisais et ce que je faisais vraiment.
Il était persuadé que j’étais de ceux qui avaient de grandes facilités, mais qui ne faisaient rien sans être poussé au derrière. Pour sa défense, quand il me reprochait de ne pas travailler, de ne jamais faire assez, de manquer de sérieux, jamais je ne cherchais à m’expliquer ; je l’écoutais parler en silence, baissant la tête, attendant que le sermon soit fini. Même si je voulais me disculper et justifier mon point de vue, quelle raison aurait-il eu de me croire ? Quelle preuve aurais-je pu lui donner, si de toute façon le fruit de mon travail n’était pas assez bon ? Parfois, je pensais filmer mes sessions de pratique quotidiennes, de plusieurs heures par jour, continuant à jouer même quand mon père criait de venir à table jusqu’à m’en briser les doigts. Je faisais un travail consciencieux, guidé par l’habitude, quitte à en amener ma flûte au lycée et voler une salle de cours pour répéter. Ce qu’il considérait comme un manque de travail, je le voyais comme un manque de talent pur et simple. Après tout, il n’y avait plus personne qui semblait aimer ma musique.
Il n’était pas satisfait de mon interprétation de Gaubert, je n’eus donc pas le droit de le présenter en audition. Il voulait attendre que le morceau mûrisse quelques mois, peut-être même quelques années. Et il ne sut pas que j’en étais profondément déçu. Ce morceau, malgré sa difficulté, m’avait tant séduit que je l’écoutais par plaisir. Je l’avais fait découvrir à ma sœur, lui assurant qu’un jour, je serai capable de le lui jouer aussi bien que les grands noms. Ce ne fut jamais le cas.
Dans un tel contexte, le « Concertino pour flûte et piano » de Cécile Chaminade ne pouvait que me frustrer. Mon professeur m’avait affirmé de ne pas me la donner par dépit, me promettant qu’il la trouvait aussi superbe et digne d’intérêt que l’autre. Au niveau du style comme de l’époque, on était sur deux œuvres relativement similaires, facilement comparable, bien que je regrettais dans le Concertino cette force et cet aplomb manquant de la douceur et de la finesse que l’on pouvait retrouver dans toute la partie Nocturne de Gaubert. J’avais beau m’y étouffer, c’était cette subtilité qui m’avait fait adorer la pièce. Dans le concertino, le piano commence forte, avec un accent martelant les notes plaquées sur tous les temps. Sans vouloir critiquer une musique sur ce qu’elle n’est pas, je pense que l’on peut comprendre ma déception lors des premières écoutes et heures de travail.
Son apprentissage fut une véritable souffrance. Beaucoup de passages étaient particulièrement complexes, nécessitant une technique que je n’avais pas encore. Tout était délicat : la longueur des phrases, la nuance toujours plus ou moins intense qu’il me fallait assumer, les doigts qui allaient toujours de plus en plus vite, et tenir plus de sept minutes sur un tel morceau tout en tâchant de le retenir par cœur. Il m’arrivait parfois que le cours avec mon professeur se concentre toute l’heure sur seulement deux mesures de la partition. Ma déception se mua alors en colère, au fur et à mesure des semaines de cours où toujours, rien n’allait, rien n’était bien, rien n’était prêt. Je travaillais avec la rage au ventre, pleurant sur ma flûte, criant de frustration quand malgré des heures d’acharnement, les traits ne passaient toujours pas. L’hiver était tombé et mes doigts souffraient du froid en plus de la douleur.
J’en étais même venu à répéter les mesures les plus pénibles au lycée, transformant en pleine leçon de français un stylo en une petite flûte sur lequel je travaillais mes doigtés de mémoire. Et pourtant, à chaque cours, les mêmes remarques revenaient sur mon manque de sérieux. Toutes les semaines, mon père et mon professeur discutaient et si devant lui, il nuançait son propos, mes parents eux-mêmes en venaient à croire que je ne faisais pas ce qu’il fallait. J’en ai regretté mes études insipides et cruellement difficiles. Même si je ne les aimais pas, il n’y avait aucune colère qui m’animait en les jouant.
Au bout de deux mois, mon professeur planifia une date d’audition pour que je puisse présenter le concertino. Il m’avait avoué qu’il considérait qu’il y restait du travail, mais que cette fois-ci, j’y avais passé trop de temps pour le laisser tomber ainsi. Comme toujours, je me taisais. Je n’aurais pas trouvé de raison pour refuser.
La répétition générale fut une véritable catastrophe. Ma mère avait assisté au désastre sans un mot, lisant un livre du fond de la pièce. Pendant ce temps, mon professeur criait du bout de la salle que personne ne m’entendrait jamais si je jouais d’une telle manière et que je ressemblais à une petite mamie. Son stress et son envie que je donne le meilleur de moi-même me blessaient tant que je me recroquevillais de plus en plus, ravalant mes pleurs, priant pour que ma mère prenne ma défense. Mais elle ne le fit pas, ne se sentant pas légitime pour le faire. Mes larmes tombèrent sur scène, mon son en trembla et mon professeur s’en énerva d’autant plus. Il avait raison, d’une certaine manière, je n’avais aucune prestance ; je fixais la porte en rêvant de m’enfuir. La pianiste qui m’accompagnait me jetait des regards froids alors que mon professeur lui dictait les numéros de mesure où l’on reprenait. Elle était comme une machine, jouant tout parfaitement sans aucune hésitation, sans jamais se tromper de page ou de note dans ses accords. La salle était immense, résonnante, aux murs blancs et austères ; une fausse cheminée éteinte se dessinait dans le mur derrière mon professeur. Je n’avais jamais eu autant la sensation d’être seul qu’à cet instant.
Je pleurai toute la nuit d’avant l’audition. Mon père m’y emmena alors que j’étais couché sur la banquette arrière. J’étais dans une belle tenue de concert noire, bien apprêté ; j’avais dû la porter au lycée et subir les remarques et les moqueries en souriant, faisant semblant d’être à l’aise. On s’enferma, le public et nous, dans le sous-sol d’une grande salle vitré, sans fenêtre, sans lumière à part les spots qui éclairaient la scène. Comme d’habitude, je passais en dernier, une sorte de malédiction qui me suivait depuis l’enfance. À l’époque, ma professeure me disait en plaisantant qu’ils plaçaient les meilleurs pour la fin. Désormais, il n’y avait plus aucune chance pour que j’y croie.
Sous les applaudissements de l’élève précédent, je traversais la pièce pour monter sur scène. La lumière m’éblouit aussitôt. Je vis quand même le regard de mon père dans la salle, puis celui de mon professeur dans le fond qui me faisait de grands signes pour me signifier de tout donner. La pianiste me fixa, avec le même visage fermé qu’à l’ordinaire. Me vint alors un flash. Sans prévenir personne, je poussais le pupitre que l’on m’avait posé. Elle n’était pas du genre à se laisser déboussoler pour si peu ; elle commença le concertino.
En un éclair, la colère s’était transformée. Dès ma première note, je vis le regard de mon professeur se changer en totale incrédulité. Je n’étais plus caché, rabroué, insulté, moqué dans la petite salle de cours qui me terrorisait. J’étais sur scène, j’étais sous la lumière. Et alors, j’ai aimé cette œuvre. Je l’ai aimée comme jamais je n’avais aimé un morceau que j’avais pu jouer. Mes tripes remontaient jusqu’à la gorge pendant que je recrachais tout ce que j’avais en pur et brut. Le reste ne comptait plus, je ne regardais plus le public, je me concentrais sur moi, mon cœur qui s’envolait, ma tête qui se relevait, mon corps qui n’avait jamais autant bougé que ce soir-là. Rien ne pouvait être plus extraordinaire que ce moment où ma flûte et moi ne faisions qu’un, dans une solitude qui désormais ne signifiait plus d’être mis à l’écart, mais d’être soi-même.
Peut-être ai-je rêvé, mais jamais je n’ai eu l’impression d’être autant applaudi qu’à mon final. Mon sourire, pour la première fois, fut sincère. Je restai à bout de souffle comme si j’avais couru un marathon. Pourtant, dans l’action, tout m’avait semblé facile, limpide. Les heures de souffrance avaient disparu pour une euphorie incroyable. Je saluais bien bas avant de sauter dans l’ombre. Mes dix minutes de gloire étaient passées, ne comptait désormais pour moi que de retrouver mon père. Il m’avait promis que l’on allait manger ensemble dans un petit restaurant de Nîmes avant de rentrer, j’avais hâte d’y être même si je savais que l’on allait sûrement ne rien se dire. Je fus rattrapé par mon professeur dans ma fuite.
« Comment tu peux jouer aussi mal en répétition et aussi bien en concert ? Je n’avais jamais vu ça. Tu vois qu’il suffisait de travailler ! » Honnêtement, je ne sais pas comment j’aurai dû réagir. J’étais encore jeune ; je fus simplement heureux de l’avoir enfin contenté, je ne pensais même pas que de tels mots auraient pu venir de lui. Fier d’être le premier dans mon genre, ravi de l’avoir surpris et de m’être montré un peu à la hauteur. Mais surtout, comme lui, je n’avais pas compris. Ce n’est que bien plus tard que je pus réaliser ce qui pouvait me permettre à chaque fois de pareils miracles. Car à partir de ce jour-là, cela devint une récurrence ; mes répétitions furent toujours des massacres à la limite de l’acharnement et mes représentations des réussites inespérées. À tel point que cela le rendait fou. Il pensait que je ne révisais que les veilles de concert, que ces répétitions ratées me servaient de leçon pour donner un bon de collier. Moi, je savais que je travaillais de manière régulière, mais j’étais incapable de lui fournir une explication. Même si je pense que vous, peut-être avez-vous saisi d’où venaient ces miracles.
Pour la petite histoire, j’ai rejoué pour une audition en école de musique cette pièce, cinq ans plus tard. Je ne saurais jamais si je l’ai mieux ou moins bien interprétée que cette fois-là. Mais la pianiste qui m’accompagnait, bien plus avenante que la première, me déclara « Avec un niveau pareil, je ne comprends pas pourquoi tu ne pourrais pas réussir à te faire une petite carrière en orchestre ! ». Et je vous avoue, rien n’aurait pu me faire plus plaisir que de tels mots. Même s’ils auraient dû arriver cinq ans plus tôt.
Alors oui, peut-être que la fierté grandiloquente de ce Concertino peut rebuter ceux qui aiment la musique plus douce et raffinée. Mais j’y vois, depuis ce jour, comme un grand cri d’espoir, une grande inspiration dans le besoin de prendre un bol d’air. Venant de la part d’une femme compositrice, excessivement rare dans le milieu et quasiment jamais reconnue, l’envie de montrer à tout le monde que l’on est là parut d’autant plus légitime. Alors, je continuerai de sourire en l’écoutant, me renvoyant à cette minuscule audition en sous-sol d’une salle de concert, qui a ravivé mon égo à une époque où je me sentais disparaître.