Un clapotis régulier troublait les feuilles de châtaigniers de sa caresse exaltée, leurs branches en frémissaient d’un plaisir coupable. Les courbes majestueuses de cette ancienne forêt resplendissaient à la lumière déclinante du soleil, sa teinte orangée en apportait l’éclat somptueux. Il y avait là une harmonie rare et paisible, havre de paix des âmes de la nature, l’on y voyait la richesse de la faune et de la flore de cette partie épargnée des terres sauvages. Le chant des oiseaux accompagnait les méditations de ce sanctuaire délaissé par l’Homme. Car, au milieu des bogues et du tapis feuillus de ce pays boisé, s’élevaient encore les ruines de sa présence indésirable. Des planches calcinées et un amas de pierres taillées résistaient au temps et aux forces de la nature. Refuge pour les petits animaux et les reptiles, champignonnière ou terreau fertile pour plantes rares, l’univers s’était approprié le labeur de cette espèce singulière, sa fille bien-aimée. Ainsi était la région du Nierbòsc, délaissée par son propre enfant, retournée à l’état sauvage, mais bienveillante envers les visiteurs. Un endroit d’un calme précieux, unique en son genre dans les environs marécageux et délabrés d’Eve.
Depuis un peu moins de deux ans, la vénérable forêt recevait la visite d’une âme dévouée. Celle-ci venait régulièrement ramasser les châtaignes offertes de bon cœur ou prélever les arbres morts, frappés par la foudre ou effondrés sous leur propre poids. L’âme de cet homme appartenait à ses deux amours, de la première, sa mère éternelle, il en reçut les soins attentionnés, de la seconde, sa femme, la tendresse et l’enfant qu’elle portait. Il venait trouver ici de quoi nourrir sa famille, de quoi atteindre le repos de son esprit et de quoi apaiser les tourments du passé. On lui racontait, parfois, l’histoire de ces ruines calcinées où il trouvait asile : c’était le lieu de naissance du chevalier noir, héros craint de tous durant le Second Cataclysme, le destructeur de la corruption puis ennemi de l’humanité après sa chute. Son souvenir évoquait des réactions partagées, surtout à Eve. Certains y voyaient l’incarnation du mal, d’autres, l’esprit de résilience de l’humanité ou encore, une autre victime des étrangetés du Cataclysme. En outre, peu savaient qui était ce mystérieux personnage, ce guerrier funeste enfermé dans son armure aussi sombre que la nuit, compagnon, un temps, de Sainte Lycorias.
Cependant, l’homme qui se rendait dans ce sanctuaire connaissait bien ce chevalier noir, il venait là lui rendre hommage à l’occasion de ses déplacements au Nierbòsc. Kapris était assis devant une stèle gravée, celle-ci reposait au pied d’un châtaignier qui prenait racine à l’intérieur des ruines. Les yeux fermés, il méditait, bercé par le souffle léger du vent dans les feuillages environnant. Il partageait, avec ce silence de la nature, les mille regrets de son passé, la douleur encore vivace qui affligeait son cœur. L’immortel devait la vie à Katara, celle qu’il avait un temps considérée comme sa fille, sa protégée, bien avant que l’Histoire ne la surnommât chevalier noir. Il n’eut jamais l’occasion de lui dire adieu.
— Ma bonne amie, murmura-t-il. Où que soit ton âme aujourd’hui, je veux que tu saches que je suis désolé. J’ai voulu être un père, mais je ne fus qu’un spectateur impuissant, un lâche, je n’ai pas agi correctement. En dépit de cela, je reste fière de ce que tu as fait, aussi longtemps que je vivrai, je conserverai intact le souvenir de notre relation et de ta personne. Oh, Helrate, oh, Mélys, si seulement je pouvais lui parler une dernière fois, j’ai tant de choses à lui dire.
L’ancien chevalier demeura longtemps devant cette tombe vide, à l’abri des gouttes de pluie. Il songea finalement qu’il ne pouvait plus rien faire pour cette pauvre fille et que, après ces dix années de paix, il était temps pour lui et pour le reste de l’humanité de tourner la page. Lorsqu’il se leva, le voile obscur de la nuit repoussait déjà la clarté mourante du soleil au-delà des montagnes. Maeva devait s’inquiéter de ne pas le voir rentrer, le sachant perdu quelque part, en cette région toujours inhospitalière malgré l’aide apportée par l’Ordre de la Citadelle. Comment ne pas s’en faire en de pareilles circonstances ? Kapris s’étira, revigoré par cet instant de recueillement, attrapa son tricorne, puis tourna les talons. À peine fut-il retourné, qu’une portion instable de la structure calcinée s’effondra devant ses pieds, évitant le pire de justesse. On lui faisait savoir que sa présence n’était plus désirée, il comprit la leçon et quitta les ruines de la scierie du Nierbòsc d’un pas pressant.
De retour à sa charrette à main, chargée de bois et de sacs en toile remplis de châtaignes, l’ancien chevalier aperçut un mouvement agiter les fourrés entre les arbres. Il crut, en premier lieu, avoir affaire à quelque chien errant ou animal sauvage, mais, soucieux de voyager sereinement, il préféra jeter un œil. Ses mains lâchèrent la charrette au profit de son pistolet, dont il arma le marteau de percussion, avant de se faufiler lui-même à travers le décor accidenté. Ses sens aux aguets, l’homme de la nature ne se guida qu’à l’aide de son ouïe, aiguisés au fil de siècles passés à errer dans les terres boisées. Les déplacements de la chose ne ressemblaient pas à ceux d’un animal, c’était la marche d’un être bipède qui bruissait sur le sol feuillu. Un loup-garou ? On n’en avait jamais vu aussi loin au sud, Kapris demeura tout de même prudent, il n’aimait pas les mauvaises surprises. Ce jeu de piste le conduisit à l’entrée de la forêt de Syphos, loin de son point de départ. Il pesta contre sa mauvaise fortune, car la nuit assombrissait désormais sa vue et le perdit. Irrité, l’immortel prit la décision de dormir à la belle étoile, la pluie demeurait suffisamment légère pour être supportable jusqu’au point du jour. Il lui fallut d’abord trouver l’endroit approprié, un arbre d’une taille raisonnable pour l’abriter. Seulement, cette idée s’envola lorsqu’il distingua, à la lueur scintillante des étoiles, la silhouette fine et menue d’un enfant. Il s’agissait de l’ombre qu’il traquait depuis plus d’une heure. Que faisait cet enfant aussi loin de la civilisation ? Pour la propre sécurité de la petite créature, il décida de la poursuivre pour la ramener à ses parents.