Confessions sous les Étoiles : Chapitre III

Par Rânoh

Perchées sur un promontoire rocheux, deux ombres conversaient tels des esprits, leur voix étouffée par le sifflement de la brise nocturne. Sous le reflet blanchâtre des constellations et des planètes, les visages, pâles, s’illuminaient pourtant d’une mine plaisante. La nuit, ou l’air légèrement froid qui passait, ne parurent en rien déranger les échanges courtois des interlocuteurs. Au contraire, ces gens s’accommodaient de leur présente condition avec indifférence, car la réalité de ce ciel n’était plus la leur. Non, ils demeuraient comme enfermés à l’intérieur d’un monde minuscule, un pays imaginaire transcendant le temps et l’espace, la vie et la mort. Ce monde, invisible, respirait un parfum aussi familier que sympathique, loin de l’humeur humide de la région d’Eve et de ses éternelles pluies.

— Allons, allons, vas-tu me dire qui tu es et d’où tu sors comme cela ? demanda une fois de plus l’ancien chevalier. Tes parents doivent s’inquiéter à l’heure qu’il est.

Mais la petite fille, comme les fois précédentes, se contenta de secouer la tête. Sa tignasse noire se baladait au gré de ses mouvements enfantins et forts peu délicats.

— Je ne peux te dire qui je suis, fit la gamine avec assurance, si tu ne commences pas par te présenter toi-même. Il me semble que c’est la moindre des choses lorsqu’on s’adresse à une inconnue au beau milieu de la forêt.

La diction de cette petite étonna d’abord Kapris. Elle avait l’accent typique des gens d’Eve, mêlant douceur sonore et grammaire hasardeuse, des sons timides qui, cependant, parurent secoués par les déclamations hardies de la fillette. Celle-ci tenait en sa main un bouquet de fleurs mortes, sèches même, composé de variétés qui n’existaient plus dans les terres sauvages depuis les sinistres du Cataclysme. Ceci donnait à l’enfant un aspect funeste et triste, alors que son visage affichait un sourire radieux.

— Pourquoi, tiens-tu ce bouquet entre tes doigts, jeune fille ? Voilà longtemps qu’elles sont fanées.

— Oh, ça, s’étonna la fillette aux boucles sombres. C’est pour une amie, mais elle ne viendra plus jamais me voir, malheureusement.

— C’est cette amie que tu es venue chercher dans cette forêt, alors. Ce n’est pas très raisonnable de ta part de t’en être allée aussi tard.

— Non, non, coupa-t-elle. Cette amie ne viendra plus, je le sais. Sauf que c’est un ami que je viens voir ici, lui, je sais qu’il finira par arriver, il ne m’a jamais abandonnée. On s’est rencontré pas très loin d’ici, le pauvre s’était égaré, il ne savait plus quel était le sens de sa vie, alors je l’ai guidé vers la suite des événements.

— La suite des événements ? Enfin, ce que…

Kapris s’arrêta. Une singulière pensée venait de traverser l’esprit tout aussi singulier de l’immortel. L’homme, accusant plus de trois siècles d’existence, connaissait les nombreux secrets du continent, il en était le confident le plus intime. Nymphes, Centaures, Géants, Orques, au cours de ses périples, nombreuses furent les créatures à croiser sa route. De ce fait, l’ancien chevalier restait sensible aux manifestations folkloriques, parfois surnaturelles, des lieux les plus reclus. Maeva lui racontait souvent les histoires de Princalas, des légendes nordiques à propos d’Ogres et de Fées. Ces récits épatants résonnaient ce soir en l’esprit de Kapris, exquise mélodie des temps anciens, où il parcourait le monde en quête d’aventures et d’actes héroïques. Devant lui, assise sur ce rocher, se tenait certainement une de ces Fées du Nord, être magique aux pouvoirs ésotériques.

— Tu es une Fée ? questionna naïvement l’ancien.

La fillette haussa les épaules en levant la tête vers les étoiles.

— Je ne sais pas ce qu’est une Fée, répondit-elle en réfléchissant. Mon nom est Éléonore, c’est tout, ce que je suis n’a pas d’importance, j’ai accompli mon rôle comme il se doit, il n’y a pas de regret à avoir là-dessus.

— Tu parles avec un pessimisme étonnant pour une fille de ton âge, cela ne correspond effectivement pas à la description que je me faisais d’une Fée. Tout à l’heure, tu évoquais un ami égaré que tu as guidé sur la bonne voie. Eh bien, moi aussi, il y a quelques années, une jeune amie est venue me sauver. J’étais sur le point d’abandonner, de me laisser mourir lors d’un ultime combat. Mais son énergie, sa vivacité, en dépit de son humeur peu commode, ont réveillé en moi la flamme qui s’était jadis éteinte. Alors, pour lui rendre la pareille, je me suis décidé à devenir son mentor et son protecteur, à l’aider du mieux que je le pouvais avec mes maigres moyens. Peut-être que tu as déjà entendu son nom ou son surnom, c’était le chevalier noir, que je connaissais en tant que Katara. Hélas, le cours des événements, le naufrage de la flotte, puis le Cataclysme, tout cela. Lorsque, enfin, je l’ai retrouvée, ce n’était plus vraiment la fille capricieuse et instable qui se tenait devant moi, seulement un être brisé, tant de corps que d’esprit qui, et je ne le comprenais pas à ce moment, me suppliait de l’achever. Ah, j’ai assisté à ses derniers instants, ses cris horribles et cette souffrance intenable, ses doigts tordus arrachant sa chair calcinée par le feu des combats, ces sons et ces images refont surface chaque nuit dans mes cauchemars. Le plus horrible, outre cette affliction, est que je ne savais que faire face à l’inéluctabilité de sa mort. Je suis revenu trop tard vers elle, Katara réclamait mon aide depuis longtemps en son for intérieur. Je l’ai abandonnée à son sort, je ne suis qu’un lâche.

La voix de l’homme mourut dans une gorge serrée par l’émotion, ces souvenirs enfouis en la conscience de l’immortel, il les extériorisait pour la première fois. Il avait la sensation de se défaire de ses échecs et de ses remords, gardés comme autant de joyaux pour lui seul. Jamais il ne s’était confié de la sorte à sa Maeva. L’ancien chevalier pensait, comme toujours, être en mesure de faire face aux fantômes du passé. Seul, il n’en pouvait rien. Et voilà que, en un instant de faiblesse sous le scintillement des étoiles du soir, il se confessait à une enfant, qui l’écoutait sans mot dire. Éléonore ne réagissait pas, cependant, elle parut faire preuve d’une grande attention, ses sourcils froncés témoignaient de la concentration dont la petite faisait preuve. Kapris sentait qu’il devait se confier à l’enfant, une force mystérieuse l’y contraignait. Quelqu’un devait entendre ce qu’il avait à dire, quelqu’un devait témoigner de sa rencontre avec la jeune fille de son passé.

— Si seulement, soupira-t-il. Si seulement je pouvais lui dire adieu, à cette enfant que je considérais comme un membre de ma famille. J’aimerais la revoir, juste pour lui dire adieu.

Éléonore se leva, le visage toujours pâle comme celui d’une morte, ses traits se métamorphosèrent. Elle n’affichait plus ce sourire bienveillant et rassurant, ses lèvres se détendirent afin de prendre un caractère plus neutre, presque sévère. Sa voix, aussi, fut différente lorsqu’elle s’exprima à l’homme qui la regardait, béat, ses grands yeux bleus ouverts.

— Franchement, il serait temps de grandir, Kapris, de passer à autre chose, fit l’enfant de sa voix nouvelle. Le monde continu de tourner, tandis que toi, tu parles à un fantôme, à une disparue, oubliée parmi la montagne de morts du Cataclysme. Maintenant, tu vas arrêter de chialer, te relever et poursuivre ton combat. Non, mais franchement, qui m’a refilé un abruti pareil ! Bouge de là, aime ta femme, sauve l’humanité autant de fois qu’il le faudra jusqu’au jour de ta mort. Bon, il va falloir te réveiller, Kapris le chevalier.

L’homme se mit debout pour faire face à une femme plus grande que lui, les cheveux bouclés retombant sur de solides épaules surmontées d’un visage resplendissant d’orgueil et de taquinerie. Il la regardait, souriante, enveloppée d’une sombre armure, un heaume tout aussi sombre à la main. C’était le chevalier noir, le fantôme de ce personnage, une image de ce qu’elle fut lors des dernières heures de sa vie, avant sa chute, avant l’avènement du nouveau monde.

— Adieu, Katara, souffla Kapris. Merci du fond du cœur, tu ne seras pas oubliée tant que je vivrais sur cette terre. Adieu, Katara.

Les étoiles s’évanouirent au-delà de la forêt, l’image de la jeune femme se brouilla au même instant, elle devint une chose diffuse et immatérielle, comme le reste du tableau. Kapris eut la sensation que le sol se dérobait sous ses pieds, il ne parvint pas à attraper le rocher malgré sa tentative, ses doigts gantés passèrent au travers de la matière. Il fut emporté par l’immensité du vide en dessous de ses bottes, irrémédiablement attiré par une force invisible. Enfin, sa conscience finit par s’évanouir à son tour, et l’univers disparut aussitôt.

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