Conflits et réconciliation.

"Salut chéri, qu’est-ce que tu nous fais là ?

-Une arme, réponds-je à la question d’Isaac, que je n’ai pas entendu arriver derrière moi.

-Oh, je l’aurai pas deviner, ironise-t-il en s’asseyant à mes côtés, la tête penchée sur mon ouvrage. Je suppose que ce sera une lance, poursuit-il en avisant les morceaux de lianes, les écailles d’écorce tranchantes que j’ai prélevé des palmiers alentour et le long et fin morceau de tronc d’arbre qui me servira de manche.

-Bonne réponse., je me contente d’approuver, sans détacher les yeux de mon travail.

-Mauvaise réponse, tu comptes me dire ce que tu as, où ça aussi, il faut que je le devine ? "

Je finis par lever les yeux sur lui, plantant mon regard dans le siens. Je songe à l’esquiver mais merde, il est clair que quoi que je tente il va l'entendre.

" Tu n’es pas sérieux j’espère ? s’indigne-t-il les sourcils froncés. Tu penses que je vais lire dans tes pensées pour savoir ce que tu as ?

-Ce n’est pas ce que tu es en train de faire peut-être ?, je réplique sans ciller face à son air indigné. Il tente de me renvoyer quelque chose, mais sans succès. Il ouvre la bouche pour la refermer aussitôt, avant de lâcher un soupir tête baissée. Quand il la relève, toute expression a disparue de son visage et le son qui sort de sa bouche est atone.

-Ce que j’ai fait comme tu dis, réplique-t-il en insistant sur le mot " fait ", c’est lire dans ton aura. Et d’ailleurs le marron et le vermeil qui t’enveloppent en ce moment sont tellement ternes et vifs à la fois que je les perçois sans même avoir à me concentrer dessus. Maintenant, je ne sais pas avec certitude ce qui te préoccupe, mais si je devais spéculer je dirais que c’est comme ça depuis que j’ai commencer à lire ce livre. Alors quoi ? Tu as l’impression que je passe plus de temps à lire ce bouquin qu’à m’occuper du camp ? Si c’est le cas, poursuit-il-devant mon air bouche bée et mon silence, rappelles-toi bien qui nous permet de manger autre chose que du poisson à chaque repas, qui nous permet de diversifier nos techniques de chasse et de manger de la viande, des baies et bientôt, des herbes…

Je ne le laisse pas terminer son monologue élogieux, j’en ai assez d’entendre ses sornettes.

-T’es pas sérieusement en train d’insinuer que je fous rien quand-même, si ?, dis-je en haussant le ton. Si c’est le cas, rappelles-toi bien qui a construit le toit sous lequel tu dors, qui t’as appris à allumer un feu, qui chasse justement et construit les pièges qu'on utilise !

-Ah ! Là est donc le problème ? Tu penses que je n’ai pas autant de mérite que toi parce que ne sais pas jouer les Indiana Jones quand ça me chante ? Parfait alors écoute moi bien, réplique-t-il d’un ton tranchant en se levant, je n’ai jamais dit que tu ne faisais rien ici, tu as construit l’abri et allumé le feu, muchas gracias mi amigo, tu chasses etcetera, etcetera également, mais j’ai autant de mérite que toi ! La nuit, quand toi tu roupilles, moi je ne peux pas alors je veille à ce que ton feu reste allumé, au lever du soleil, c’est moi qui vais chercher l’eau au puit, moi qui vais cueillir les baies dont tu te nourries, parce que la seule fois où tu as essayé, tu as failli t’empoisonner. Ce qui a cependant pu être éviter parce que, je te le donne en mille ? J’ai potassé ce bouquin pendant toute une journée.

Il a insisté sur les pronoms personnels et les " moi " pendant toute sa tirade, et chacun m’a fait le même effet qu'un uppercut en pleine face. Je me lève donc à mon tour, les poings serrés, les muscles tendus. Il veut jouer à ce jeu-là ? Il va être servi !

-Je pourrais assumer mes tours de garde si j’étais pas le seul à trimmer sous le cagnard toute la journée pendant que tu restes bien à l’ombre le nez dans tes pages de parchemins !, je crache en le pointant du doigt. J’dis pas non plus que tu fous rien, mais c’est vraiment nécessaire de s’attarder sur le déchiffrage du nom de l’auteur, de s’essayer à imiter les écritures, de s’extasier sur la finesse des broderies et des fresques que cette tribu pouvait faire ? Non ! Pas pour survivre ! Pourtant, j’ai la nette impression que ça devient plus important pour toi que de sortir de cette merde dans laquelle on est ! "

Un silence de plomb s’abat sur nous après les derniers mots que je prononce. Je peux sentir battre les veines de mes tempes. Je ne me vois pas mais je sais que je suis écarlate de colère, mes muscles sont tendus à l’extrême et mes poings serrés tellement fort que les jointures de mes doigts en sont douloureuses. Je sens une vive douleur là où mes ongles non entretenus s’enfoncent dans ma chair et je redoute le moment où il va me falloir desserrer les poings. En réalité je redoute de faire le moindre mouvement à cet instant précis, de peur de faire quelque chose qu’on va tous les deux regretter.

En face de moi Isaac est dans le même état, ses petits poings sont tellement serrés qu’il en tremble et pour la première fois, le masque d’indifférence absolue qu’il n’arbore en réalité que pour cacher toutes les émotions qui l’assaille est fendu : ses fins sourcils sont froncés, ses yeux brillants et sa bouche légèrement entrouverte, comme s’il manquait d’air.

J’ai mal au cœur et l’impression que quelque chose ne va pas, comme si quelque part entre nous, quelque chose venait de se briser. Quelque chose d’important. Malgré tout je ne peux m’empêcher de poursuivre, j’ai besoin de vider mon sac une bonne fois pour toutes. Je fais donc un pas vers lui. On est si proche l’un de l’autre que je dois baisser la tête pour le regarder. Nos yeux sont soudés les uns aux autres. les miens lancent des éclairs et ses prunelles sont assassines.

" Et si tu veux faire les comptes quant au nombre de fois où on s’est sauvé la vie, n’oublie pas la personne sans qui tu serais un cadavre laissé aux charognards dès notre premier jour ici. ", j’assène en appuyant de mon indexe sur sa poitrine pour ponctuer chaque mot. "

Sa réaction ne se fais pas attendre, à la seconde où je prononce mon dernier mot, il balais ma main d’un revers de la sienne. Son visage est à nouveau comme figé dans le marbre et les yeux avec lesquels il me regarde me donnent des sueurs froides, chose qui n’était jamais arrivé avant… Oui, quelque chose a irrémédiablement volé en éclats entre nous, et le plus dérangeant c’est que j’ai l’impression que, ni lui ni moi n’avons envie de réparer…

Pour preuve, il me contourne en faisant bien attention à ne pas ne serait-ce que m’effleurer et se saisi de la lance que mes mains ont achevée d’elles-mêmes, au début de notre dispute. Puis, il s’enfonce dans la jungle sans même jeter un regard dans ma direction.

Alors que les bruits de ses pas qui s’éloignent se font entendre sur les feuilles, je ne peux m’empêcher de me demander s’il va revenir. Mais si notre embrouille m’a appris quelque chose, c’est bien que nos objectifs ne sont plus les mêmes… Enfaîte, si ça se trouve, ils ne l’ont jamais été.

Alors plutôt que de me retourner, je m’empare de deux lames que j’ai fabriqué avant la lance.et pars dans la direction opposée.

*********

Ils sont juste là. A quelques pas. Je n’arrive pas à y croire… Après tous les efforts que j’ai dû faire, après avoir remué ciel et terre, je les ai enfin trouvés. Je devrais sauter de joie, courir à leur rencontre et peut-être même leur sauter dans les bras (non faut pas abuser non plus). Mais je ne peux pas. Pourquoi ? parce que ce que je vois est juste dingue.

Des têtes, je ne sais pas comment décrire ça autrement, ce sont des têtes volantes ! ou du moins, des têtes sans corps ! Non attends Cole, c’est juste IM-PO-SSIBLE. Il doit y avoir une putain d’explication rationnelle. C’est obligé. En vérité, en regardant bien, j’arrive à distinguer une légère déformation de l‘environnement autour d’eux, comme quand on regarde les bords d’une lentille ou quand on passe devant une série de miroirs : l’image de nous qui se reflète est toujours légèrement décalée quand on passe d’un miroir à l’autre.

Mais je n’ai pas le temps de m’attarder là-dessus, parce que ce qu’elles font dépasse l’entendement : ces têtes sont trois et forment un triangle. Quand elles ouvrent la bouche, une suite de sons inintelligible en sort. Je ne comprends pas un mot de ce qu’elles disent, mais elles ont l’air concentrées au maximum et le ton et la ferveur avec laquelle elles prononcent chaque syllabe me font penser à une sorte de prière ou d’incantation.

Et d’un coup, l’atmosphère change, elle devient plus lourde et…électrique. Je sens les poils de mes bras se hérisser, et plus elles débitent leur litanie, plus la chair de poule me gagne. Je me mets instinctivement en alerte, j’aiguise mes sens et étend mes perceptions, comme je l’ai toujours fait quand je sens un danger.

J’entends leurs souffles, les battements parfaitement synchrones de cœurs que je ne vois pas, la tension croissante dans l’air, le parfum léger et aérien de leur concentration… En rouvrant les yeux, je vois les feuilles des arbres alentours tournoyer autour des trois têtes sans corps. Pourtant il n’y a plus un souffle de vent depuis qu’elles ont commencé cette sorte de rituel étrange !

Malgré tout, les feuilles tournent de plus en plus vite, tellement vite que j’entends des bruits de frottements. C’est alors que je vois des mains et des jambes apparaître et disparaitre par intermittence, comme si elles étaient auparavant cachées par un tissu qui peinait à résister à cette atmosphère tumultueuse.

Les mains de ceux que j’identifie maintenant comme trois hommes, peinent à les maintenir liés. Je peux voir leurs veines grossir et palpiter sous l’effort que cela demande. Puis soudain, plus rien : les feuilles retombent, la tension se relâche. Tout redevient comme s’il ne s’était rien passé.

Ils recommencent ensuite à parler après s’être lâchés les uns les autres. Mais l’intonation n’est plus la même, ils discutent maintenant et vu la tension dans leurs voix, ils se disputent. Quant à moi, je ne peux m’empêcher de pousser un soupir soulager, mais qu’est-ce que s’était que ce délire ?! Quoi qu’il en soit, je me casse d’ici.

Alors que je recule sur la pointe des pieds en prenant bien garde à ne faire aucun bruit… Une brindille craque sous mes pieds, évidemment ! Je me fige alors, dans le vain espoir qu’ils ne m’aient pas entendu. Malheureusement pour moi, plus un son ne se fait entendre de leur côté. Ni dispute, ni voix, ni même aucun mouvement. Merde, merde, merde !

L’un d’eux se mets alors à hurler dans cette langue incompréhensible. Mais vu la situation, inutile d’être bilingue pour comprendre : je suis grillé.

Sans attendre une seconde de plus, je détale sans demander mon reste. Mais bien sûr, avec ma chance du moment, il faut que l’un d’eux me prenne en chasse. Je peux l’entendre derrière moi : longues foulées, respiration régulière et pouls standard malgré l’effort, pas de sons de frottements de son vêtement sur l’air. C’est un sportif et il a laissé sa longue cape bien encombrante avec ses potes… Génial.

Alors que je slalome entre les arbres et gagne en vitesse dans l’espoir de le semer, je le sens malgré tout qui me rattrape. Mais cours putain, cours plus vite ! J’ai à peine le temps de me décaler sur la droite, après avoir perçu un frisson d’urgence dans tout mon corps, qu’une vive douleur me brûle la joue gauche et qu’une lame se fiche dans le tronc de l’arbre en face de moi.

A l’instant où cette image se grave sur ma rétine, je sens la jubilation exploser en moi et une adrénaline familière gonfler chacune des cellules de mon être. Un combat. Enfin quelque chose que je comprends !

A la vitesse de l'éclair, je saisi donc la lame fichée dans le bois et passe lestement derrière l’arbre, pour prendre mon adversaire par surprise sur sa gauche. Manœuvre payante : la lame se plante dans son avant-bras avant même qu’il ne comprenne ce qui lui arrive. Sans perdre de temps (et aussi parce que quelque chose me dit que c’est le seul coup que je réussirai à lui porter) j’en profite pour allonger la plaie jusqu’à son épaule.

Il pousse un hurlement de douleur guttural alors que je m’éloigne de lui d’un bond, emportant la lame avec moi, laissant un flot de sang s’échapper de sa plaie. Je n’ai plus peur, ne suis plus désorienté. Tous ces sentiments parasites se sont évaporés dans le brasier de l’adrénaline et la brulure de ma blessure. Ces flammes me gardent dans une bulle de calme et de concentration salvatrice.

Mes coups s’enchainent, précis et implacables, au fur et à mesure que je retrouve mes instincts de combattant aguerrit. L’autre a à peine le temps de m’apercevoir que ma lame entaille sa chair : bras, jambe, dos… Seul le torse est épargné, trop risqué.

Mais alors que je suis sur le point de l’avoir au visage, le couteau entre mes mains disparait d’un coup et son poing vient me cueillir à la mâchoire ! Je fais un vol plané et, si mes réflexes n’avaient pas été supérieurs à la moyenne, ma tête se serait écrasée sur le sol. A la place, je me réceptionne sur les jambes, mais la hauteur de ma chute et les hauts le cœur qui me saisissent font que les jambes flageolent et je bascule pitoyablement sur les fesses. Je me tourne immédiatement sur le côté pour cracher la bile qui remonte malgré moi par ma gorge.

Des points blancs dansent devant mes yeux et je peux à peine le voir approcher. Il est vraiment grand ce type, brin, yeux noirs et un symbole représentant des faux entrecroisées et des ailes noires est tatouée sur son bras. Maintenant qu’il n’a plus son étrange cape, je peux évaluer sa carrure et sa musculature... Et grand Dieu, un mec comme lui ne devrait avoir aucune chance de me mettre à terre en un coup ! il est trop élancé, ses muscles trop fins, c’est un physique de coureur, pas de combattant !

Il avance lentement, conscient que je suis à sa merci. Il sort une autre lame au manche couvert d’étranges arabesques et signes géométriques. Je suis fini.

Je n’ai ni ta force, ni ton courage, ni ton charisme. Et je n’ai pas non plus ta pitié. Tout ce que j’ai, ce sont mes masques. Si tu les fissures, tu peux être certain que je te détruirais par tous les moyens. "

Ces mots résonnent dans ma tête comme un carillon d’église un dimanche de messe. Pourquoi je pense à ça d’un coup ? C’est donc ça, ma dernière pensée avant de crever ?

" Tout ce que j’ai, ce sont mes masques. "

         En désespoir de cause, tente une dernière stratégie. Je roule sur le côté pile au moment où il abat sa lame en lieu et place où se trouvait ma gorge un instant plus tôt. Mais à peine j’esquisse un mouvement pour me relever, qu’il me saisit à la gorge et me plaque avec force contre l’arbre derrière moi. Je pousse alors un cri de douleur et mauvais rictus se dessine sur ses lèvres. Ah parce qu’en plus je suis tombé sur un sadique ? For bien.

         Un éclair passe dans ses yeux alors qu’ils rencontrent les miens. Il lâche sa lame qu’il tenait de sa main droite et l’approche elle aussi de ma gorge. Et là mes yeux s’écarquillent de stupeur quand je vois que, là où quelques minutes plus tôt s’étirait une profonde entaille, il n’y a plus qu’une vilaine cicatrice ! Non mais je rêve, ses tissus sont entrain de cicatriser sous mes yeux ! C’EST SENSE ÊTRE IMPOSSIBLE BORDEL DE MERDE, IMPOSSIBLE !

         Mon hébétude doit se voir à mille kilomètres parce qu’il éclate d’un rire hystérique tout en resserrant sa prise sur moi. Le manque d’air qui commence à se faire sentir dans mes poumons me rappelle la situation critique qu’est la mienne.

         J’agrippe de toute mes force ses poignets, tandis que le désespoir me gagne peu à peu, mais plutôt que de tenter de le combattre je plonge dedans, je m’agite, ouvre exagérément la bouche pour tenter d’aspirer le plus d’air possible et fait tout ce qu’une victime d’étranglement lambda ferait, gagnée pas la terreur de la mort qui approche.

         En voyant l’éclair satisfait qui passe dans ses prunelles obscures, je sais que suis sur la bonne voie. Alors que cette fois, je commence à sérieusement avoir mal à la gorge et à manquer d’air, je mime un dernier soubresaut, avant de m’affaisser. " Je suis mort, je suis mort. " Je ne cesse de me répéter alors que je visualise mon cœur qui ralenti, mes poumons qui se vident de presque tout l’air qu’ils contiennent.

" Je suis mort, je suis mort. "

Je reste ainsi entre ses mains de fer pendant ce qui me semble être une éternité, et il me faut le self-control d’une vie entière pour ne pas flancher.

Et puis il se décide enfin, il lâche prise. Mais plutôt que de m’abandonner là, il me balance sur ses épaules. Merde et remerde, mais lâches moi à la fin !

Tandis qu’il se retourne, moi j’essaie de trouver une solution pour sortir de ce gros merdier dans lequel je me suis fourré (malgré que je ne sache plus très bien distinguer le haut du bas et la droite de la gauche). Je remarque d’autres dagues étranges dans leurs fourreaux, attachées à sa ceinture dans son dos.

Ni une ni deux, je me saisis de deux d’entre elles, que je plante de toutes mes forces au niveau de ses lombaires et sans m’attarder sur son hurlement de douleur, je pousse de tout mon poids sur la droite pour descendre de son épaule. Cette fois cela se produit involontairement, mais ce mouvement fait remonter mes mains et les dagues qu’elles tiennent, le long de sa colonne vertébrale. Il tombe à genoux alors même que je m’étale sur le sol, et sans me retourner je me dirige en titubant vers l'ombre des arbres.

J’entends seulement sa tête frapper le sol avant de me mettre à courir.

Eh bien voilà, j’ai tué un homme. Je suis devenu un meurtrier.

Le soleil se couche quand je parviens enfin au camp. J’ai mal dans tout le corps, mais surtout à la gorge et à la mâchoire. Aussi, suis-je on ne peu plus heureux de voir le feu crépiter dans son foyer. Alors que je m’avance vers lui, j’ai tout juste le temps de vaguement apercevoir la silhouette d’un homme assis sur le sable, que je m’écroule sur le sol et sombre dans l’inconscience.

 

*********

Quand je me réveille, la première sensation que je perçois, c’est le froid. Pas un froid mordant, plutôt une douce fraicheur localisée, que je sens pénétrer mon épiderme.

Ce que je vois en ouvrant les yeux, c’est la silhouette d’un homme de dos, dessinée par les flammes du feu qui brûle devant lui. Il a l’air assis sur un monticule de sable, un…monticule plutôt horizontal…

J’aurais bien voulu savoir ce qu’il se passe ici, mais dès que j’ouvre la bouche une douleur lancinante me saisit à la mâchoire. Je me rappelle alors comment j’ai écopé de cette douleur. Et de quelques autres.

" Reste tranquille. ", m’ordonne-t-on quand je tente de passer ma main au niveau de ma gorge, pour m’assurer que tout ce que je viens de vivre est bien réel.

En cherchant d’où vient cette voix, je comprends que c’est l’homme devant le feu qui vient de me parler.

" L’onguent que je t’ai appliqué soulage tes douleurs, mais tu n’es pas encore en état de faire le moindre mouvement. "

" Qui " est le seul mot que je parviens à articuler malgré la douleur.

Sa voix est roque mais allez savoir pourquoi, elle me paraît familière. Ce qui est juste impossible parce que la seule personne que je connais ici a une voix on ne peut plus différente : plus fluide, plus souple dans les sons qu’elle peut émettre. Rien à voir avec cette voix éraillée, comme si quelque chose s’était brisé dans le larynx de cet homme et que les éclats perçaient mes oreilles à chaque fois qu’il ouvre la bouche.

En le regardant de plus près, sa silhouette est voutée, sa tête baissée trop bas pour qu’il puisse voir le feu devant lui. Voyant qu’il ne répond pas à ma question, je décide de me lever. Malgré la douleur, malgré sa protestation quand il m’entend faire… Plus je le regarde, plus quelque chose me semble clocher dans ce que je vois… Ou plutôt dans ce qu’il me laisse voir.

Parce que plus je me rapproche, plus il semble se recroqueviller, se ratatiner. Plus je me rapproche, plus le sable semble mouillé et colle sous mes pieds. Pourtant, le bruit des vagues m’indique que nous sommes assez loin de la plage pour que le sable autour de nous soit tout à fait sec. Mais surtout, plus je me rapproche plus il émane de ce " monticule de sable allongé " une odeur caractéristique de chair crue et de sang.

Mon nom claque dans l’air comme un coup de fouet, quand l’homme qui me tourne le dos me somme une dernière fois de retourner m’assoir, alors que je ne suis plus qu’à deux pas de lui. Mais cette façon de me mettre en garde, je la reconnaitrais entre mille. Alors j'avance encore.

Je m’étais préparer à tout. Enfin je le pensais.

J’avais tort.

Le tableau qui se dessine devant mes yeux à la lueur dansante des flammes semble sorti tout droit d’un film d’horreur. Une trainée de sang séché guide mon regard vers ce fameux " monticule de sable horizontal "… Qui est en réalité un cadavre. Le cadavre d’un prédateur qu’on a déjà croisé. Et qui avait manqué de peu de nous tuer.

Ma mâchoire se décroche quand je le détaille davantage : il est dépecé, des pieds à la tête sa fourrure lui a été enlevé. De plus, une longue entaille cours sur tout son côté droit, de l’épaule à la hanche. Mais ce qui m’horrifie le plus ce sont ses yeux, enfin si on peut encore appeler ça des yeux : chacun n’est plus qu’une répugnante bouillie de blanc d’œil et de sang mêlés enfoncée dans la tête de l’animal.

Tiens, en parlant de sa tête, elle donne l’impression de me regarder de ses yeux écrasés, la bouche béante et la langue pendante. Pourtant les pattes de l’animal sont bien tournées du côté du feu… C’est là que je comprends et comment c’est possible, et comment il est mort. Égorgé.

Mais c’est de voir la tête de l’homme qui l’as mis dans cet état qui m’achève. C’est lui, c’est bien Isaac. Mais le Isaac que je n’aurai jamais voulu revoir. Le Isaac avant moi. Avant les amis. Le Issac seul. Abattu.

Je reste longtemps à le regardé avant d’oser dire quoi que ce soit. Et qu’est-ce que je pourrai dire d’ailleurs, hein ? Je savais bien que j’aurai pas dû le laisser partir, bon sang !

" Qui t’as fait ça ? finit-il par demander de sa voix cassée.

-Toi d’abord, je réplique en même temps que je remarque l’espèce de garrot à la base de son avant-bras gauche. Et montres-moi ça aussi. "

Alors que je me baisse pour saisir son poignet et examiner la vilaine morsure dont il a dû arrêter le saignement avec le garrot, de violents vertiges me saisissent et une vive douleur me vrille la mâchoire. Je titube et finis vautré sur la carcasse.

         Il pousse un court soupir et se contente de m’installer correctement, la tête sur le cadavre froid. C’est loin d’être agréable, mais les mains ensanglantées qu’il pose sur moi, son regard vide qui ne semble même pas me voir me font ravaler toute protestation.

         Son silence de mort me met terriblement mal à l’aise. Normalement il aurait été le premier à lâché une réplique mordante sur ma situation, mais là… Rien. Et ça me donne l’impression d’être… Déboussolé.

         Alors je me résigne. Je lui déballe tout d’une traite : les trois hommes drapés et quasi-invisibles, leur rituel étrange, leur langue incompréhensible. Ainsi que ma course poursuite suivie d’un combat (à mort ?) avec l’un d’eux. Je n’omets même pas son impossible-et-pourtant-bien-réelle capacité de régénération. S’il y en a bien un de nous deux, capable d’y comprendre quelque chose, c’est lui.

         " Des capes tu dis ?, me demande-t-il les yeux toujours plongés dans les flames. Et dessous, ils étaient comment leurs vêtements ? 

Je tique sur cette question des plus anodines comparée à tout ce que je viens de lui raconter. C’est vrai quoi ! Moi je lui dis que j’ai peut-être tué un homme et lui il me demande comment il était sapé ?

-Euh Isaac, si ça se trouve j’ai tué quelqu’un et toi c’est tout ce qui t’intéresses ?

-Un combattant des plus avisés m’a dit un jour, que si on pointait une arme sur moi, je ne pouvais m'en vouloir de faire de même"., réplique-t-il les sourcils légèrement froncés.

-C’est différent ! je m'exclame en me retournant vivement vers lui.

-En quoi ?

-Mais je sais pas ! Ton père c'était un connard fini, et y'en avait pas un pour rattraper l'autre dans ta famille ! S-si ça se trouve, lui il voulait simplement discuter ou savoir qui j’étais ou…

-Père adoptif Cole, famille adoptive., me coupe-t-il dans un sifflement. Mais sinon oui, c’est logique. Après tout c’est monnaie courante que d’envoyer un couteau à la tête de quelqu’un pour lui dire bonjour, ici.

-Ah bah tu vois bien !

-Justement non, je n’ai vu ça nulle part., réplique-t-il du tac-au-tac. Ecoute Cole., reprend-Isaac après un court silence. De ce que j’ai pu voir sur ton dos et ton visage quand je t’ai entendu t’écrouler sur le sable, c’était lui ou toi. Si on met de côté le fait qu’il n’a pas l’air commode, c’est de toi dont j’ai besoin pas de lui, alors autant que ce soit lui. Point.

-Ah vraiment ? Eh bien si c’est si simple, pourquoi tu ne m’as pas regardé une seule fois dans les yeux en trente minutes, hein ?

Il fronce d’avantage les sourcils et croise les bras comme si mes mots lui avaient donné soudain très froid. Et après un silence, finit par dire quelque chose.

-Je ne suis de toute façon pas le plus indiqué pour te faire la morale.

-Et en quoi ta situation est différente de la mienne ?, je demande en faisant une moue dubitative.

-C’était un animal., me répond-t-il après un silence. Sa voix déjà cassée se brise encore plus sur le dernier mot.

-Eeet… ?, dis-je pour l'inciter àpoursuivre en retenant mon souffle.

-Et contrairement aux Hommes, les animaux n’attaquent jamais sans raison., finit-il. Soit pour manger, soit par peur, soit pour chasser un intrus de leur territoire, soit pour protéger leurs petits.

-T’es pas sérieusement en train de me dire que tu t’en veux d’avoir sauvé ta peau parce que tu penses que tu méritais de mourir ?

-Je pense que j’ai été inconscient de me balader au petit bonheur la chance dans une jungle que je ne connais pas ! Je pense que j’ai été stupide de penser de des connaissances purement théoriques me permettraient de m’en sortir seul dans la forêt, nous permettraient de trouver plus vite des gens et de les comprendre pour nous faire comprendre ! s’emporte-t-il en braquant sur moi sont regard qui est maintenant emplit de culpabilité et d’une profonde rage envers lui-même.

Par impulsion, je le saisi par les épaules et le ramène fermant vers moi, son visage à quelques centimètres seulement du mien. D’aussi près, je peux voir le sang qui injecte ses yeux gonflés, les traces laissées par le flot de larmes qui en a coulé. Je distingue même une de ses belles boucles chocolat sur sa joue… Mon Dieu mais combien de temps il est resté là à se torturer sur un malheureux concours de circonstances ?

-Adam, on sait tous les deux que tu ne te " baladais " pas, tu étais en colère et… Et moi aussi et…

-Et tu avais raison alors ne me dit pas que " tu es désolé " parce que ce serait terriblement cliché., me coupe-t-il en me repoussant rageusement avant de braquer le regard vers l’horizon.

-D’accord., je concède sans pouvoir empêcher un petit rire de s’échapper d’entre mes lèvres. Mais alors arrête de te sentir coupable pour ça ok ?

Son menton se met légèrement à trembler quand il me répond.

-I-Il grossissait. A chaque coup que je lui donnais… Il est devenu énorme. Il avait cassé la lance la première fois… La première fois qu'il a attaqué… Sa gueule l'a écrabouillée."

Il prend une longue inspiration qui soulève amplement son torse légèrement travaillé par les efforts de ces derniers temps. En déglutissant avec une difficulté manifeste, il se remet à parler d'une voix beaucoup moins tremblante cette fois.

"J’ai pressenti qu’il allait me sauter dessus cette fois, et-et pourtant il m’a surpris par derrière. Et moi comme un imbécile, j’ai tout lâché sous le choc ! J’ai juste eu le temps de me retourner qu’il était sur moi, le manche de la lance absolument hors d'atteinte quoi que j'aurais tenté (un rire méprisant s'échappe alors de sa bouche). Enfin c'est pas comme si j'avais vraiment tenté… J'étais juste… Paralysé."

Il détache enfin ses yeux de la mer pour les fixer à nouveau sur moi.

" J'étais désarmé, et terrorisé, j'avais peur de mourir… Tu n’as pas entendu le hurlement de douleur qu’il a poussé, quand ses yeux se sont écrasés contre leur orbite. Tu n’as pas entendu les gémissements d’agonie… Sa propre peur qui tendait ses muscles quand je l’ai… Egorgé pour l’achever., poursuit-il d’une voix à peine audible. Moi si., achève-t-il ses yeux encrés dans les miens.

Après quoi part s’immerger dans l’eau fraiche en cette lourde nuit noire.

*********

Après ça, ni lui ni moi n’avons prononcé le moindre mot, encore sous le choc de cette journée macabre. Isaac est longtemps resté dans l’eau et quand il en est sorti, ça n’a été que pour m’informer qu’il allait dormir avant de s’enfoncer sous l’abri.

Moi, je me suis contenté d’ingurgiter quelques morceaux de la dépouille du canidé après les avoir fait cuire. L’animal devait m’arriver à la taille, mais après ce que j’avais vu moi-même, ce que prétend Adam me semble plus que raisonnable.

Après quoi, j’ai suivi le même chemin. Quand je suis arrivé sous l’abri à mon tour Isaac dormait, recroquevillé dans un coin. Ne sachant que faire d’autre, je me suis couché à l’opposé.

Mais je n’ai pas réussi à dormir. Après avoir compris à quel point il était devenu important pour moi, sans même que je m’en rende vraiment compte, impossible de rester les bras croisés alors qu’il était miné par la culpabilité. Impossible.

" Tu te souviens de la légende du fil d’Ariane ? "

Pas de réponse. Au moins un sur deux qui va réussir à dormir cette nuit, visiblement. Mais tant pis je continu quand-même.

" C’est toi qui me l’as racontée. Pour me prouver que " quelle que soit la longueur du tunnel, au bout il y a toujours une lumière ". Ce jour-là, tu m’as dit que c’est en pensant comme ça que t’avais réussi à te reconstruire après le camp de redressement… "

Toujours rien.

" Tu m’as aussi dit que c’est pour ça que t’aimais tant les légendes. Parce qu’elles ont toujours une part de vérité, suffit de savoir la discerner. "

Silence.

" Moi… C’est toi mon fil d’Ariane., dis-je après une hésitation. Si tu casse je… Tu peux pas casser, tu peux pas me lâcher Isaac… T’as pas le droit. "

Sur ces derniers mots et alors que mon cœur me fait étrangement souffrir, je suis surpris de l’entendre rouler jusqu’à moi. Et encore plus quand je sens son front doucement cogner contre mon dos, me prouvant que je n’ai pas rêvé. Quand je me retourne, il est effectivement toujours roulé en boule, les yeux fermés alors qu’on sait tous les deux pertinemment que ce n’est pas le vent inexistant qui l’a amené là.

Je le ramène donc contre moi, le serrant aussi fort que mes bras fatigués me le permettent et lentement, je le sens se détendre à son tour, se déplier. Ma tête au-dessus de la sienne qui est nichée dans mon cou, je finis par sentir une larme glisser contre mon torse. Une seule. Mais maintenant mon cœur ne souffre plus, maintenant tout ira pour le mieux. C’est avec cette certitude et les doux effluves apaisants qui émanent de ses boucles brunes, que je ne tarde pas à sombrer dans un profond sommeil.

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