Une semaine. C’est le temps qui s’est écoulé depuis notre arrivée sur l’île. En sept jours, rien n’a vraiment changé. Sauf une chose, Isaac. Oui, lui il a incontestablement changé. Le premier jour, tout était encore normal : c’était l'homme espiègle et joueur, mais aussi fragile et un brin inconscient que j’ai toujours connu. D’ailleurs, cette facette que sa personnalité a failli nous faire tuer… Enfin, LE faire tuer surtout.
En y repensant, je crois que je n’ai jamais eu aussi…peur. A l’idée qu’il ne revienne pas, ne ressorte pas de cette foutue forêt. Lui aussi il a eu la peur de sa vie, je le sais, je le connais. Bien qu’il ait un self-control d’enfer, à moi, il ne peut rien cacher. Enfin, c’est vite dit, ça…
En y réfléchissant maintenant, je me demande comme diable j’ai pu passer à côté de ses…aptitudes. Voir les auras ? lire dans les pensées ? Autant dire que j’étais sceptique au départ. Quoique ça explique pas mal de choses en vérité. Je m’explique : Isaac est un solitaire qui a toujours fuit les grands rassemblements en tout genre, comme les fêtes, les soirées en boîtes ou même ne serait-ce que la cantine du campus. A vrai dire, même entrer dans un centre commercial trop fréquenté est une épreuve pour lui.
Pour moi, il était logique au moment où je l’ai rencontré, qu’il soit agoraphobe. Et avec ce que j’ai appris sur lui en le côtoyant et en l’observant : les épaules souvent voutées, le caractère exécrable qu’il montre dès qu’on l’approche de trop près, les difficultés qu’il a à soutenir le regard des gens… Aussi un peu névrosé.
Pourtant, il a toujours été doué pour cerner les gens en un seul regard. Extrêmement doué. Il débusque les menteurs avant même qu’ils n’ouvrent la bouche, perce à jour les voleurs avant même qu’ils ne fassent le moindre geste… C’est stupéfiant.
"Les auras sont le reflet de ce qu’il y a dans le cœur des gens…, m'a-t-il expliqué. Enfin… par exemple toi : le vert est prépondérant dans ton aura, dans tout un tas de nuances, mais il y a aussi le rouge orangé…et des raies de rose. Conclusion : tu aimes tout ce qui touche à la nature, mais tu aimes aussi vraiment beaucoup les gens. Tu es bienveillant, protecteur et authentique, un peu comme…un pilier. Bon après, tu as du mal à contrôler ce que tu ressens, ce qui n’est pas un défaut en soi. Eeettt le rose concerne la partie affectueuse et sensuelle de ta personnalité.
Quand on sait à quel point t’es spontané, voire impulsif, sociable ET sachant que tu es doué pour travailler tous les types de matériaux et que tu aimes les grands espaces… Je pense que mon diagnostic et le bon."
Ouais, aussi difficile que ça puisse être de le croire, après une démonstration comme celle-là, l’évidence s’impose d’elle-même non ? Alors quand, en plus, il s'est mis à me ressortir au mot près tout ce qui me passait par la tête pendant trois heures, j'ai définitivement abandonner l'idée du scepticisme.
Enfin, pour moi ces révélations n'ont pas changé grand-chose entre nous, si ce n’est que je n’ai pu m’empêcher de poser l’inévitable question : " Est-ce que tu lis souvent dans mes pensées ? ". Ce à quoi il a répondu en me donnant un coup de coude et en me disant qu’il ne contrôlait pas systématiquement le phénomène, et que de toute façon, il avait bien assez à faire avec les milliers d’autres qui l'assourdissent dès qu'il baisse sa garde, pour se préoccuper des miennes.
Mais il a dû se sentir un peu froissé parce qu’il a ensuite filer à l’anglaise, prétextant vouloir se balader au bord de l’eau, en faisant bien gaffe de ne pas croiser mon regard.
Donc, là n’est pas le plus problématique. Depuis cinq jours, lui et moi partons en expédition dans la forêt à la recherche d’un sentier, d’un village, de quoi que ce soit qui indique la présence d’autres êtres humains. Et effectivement, on a fini par trouver ce qui semblait être un village abandonné, chose dont on s’est assurer en en fouillant les moindres recoins.
J’étais bien frustré de ne trouver pas âme qui vive dans aucune maison. Après cinq éprouvants jours de recherche, tombé sur ça c’est… Argh merde à la fin ! M’enfin, comme l’a si bien dit Isaac, " Au moins on a des preuves qu’il y a des gens quelque part, c’est déjà ça " Et puis, c’est pas comme si on avait totalement fait choux blanc : des armes, un puit, un nécessaire de tannage et même des maisons entières qu’il suffirait de retaper pour rendre habitable !
Malgré cela, il était évident pour nous deux qu’on n’allait pas déménager. C’était peut-être peu judicieux, cependant je ne m’étais pas cassé la tête à construire un abri qu’on avait ensuite parachevé à deux, tout ça pour finir par dormir dans des maisons qui risquaient de s’effondrer sur nos têtes. C’est donc d’un commun accord que nous nous sommes mis à déménager tout ce qu’il y avait de plus important et de transportable.
Et c’est là qu’entre en scène le problème. Problème qui prend la forme du plus gros bouquin que j’ai jamais vu. Un truc dont l’épaisseur fait la taille d’une main et qu’on a trouvé sous un tas de parchemins défaits, dans une des huttes du village.
A vrai dire, c’était la hutte la plus remarquable de toutes : avec des murs peints en ocre et décorés d’une multitude d’arabesques et de motifs dans les tons clairs de jaune, de vert et de bleu. Deux cornes rappelant celles des rhinocéros ornaient chaque coin en haut de la porte d’entrée (qui était d’ailleurs la seule vraie porte dans toutes ces habitations, l’entrée des autres huttes n’étant cachée que par des rideaux de tissus fin et colorés. Sans aucun doute, le chef du village devait y avoir élu domicile.
A l’intérieur, des trophées de chasses en tous genres occupaient les murs et au sol, des fourrures et d’épais tapis finement tissés couvraient la terre. Au plafond, des tentures brodés masquaient le feuillage qui constituait le toit.
Isaac a immédiatement flashé sur l’amas de papier. L’oasis dans le désert, pour un rat de bibliothèque comme lui. Il a précipitamment feuilleté les parchemins, écartant ceux qui étaient vierges et regardant avec avidité ceux qui ne l’étaient pas.
Je vous laisse imaginer son émotion quand ses yeux se sont posés sur ce gros pavé, avec sa couverture en cuir recouvrant des plats en bois. La première de couverture était ornée de l’esquisse d’un homme prenant une pose rappelant celle du Penseur de Rodin. Le titre était un ensemble de courbes et de points calligraphiés. Assez esthétique certes, mais totalement indéchiffrable à mes yeux profanes. Ceux d’Isaac en revanche, se sont illuminés en admirant cette énigme linguistique.
Depuis ce jour maudit, il passe tout son temps libre à plancher dessus en essayant de comprendre ce qui y est écrit. Je devrais m’en réjouir, après tout grâce à ce génie des lettres, on peut maintenant diversifier un peu notre alimentation avec quelques baies sans craindre de s’empoisonner à chaque boucher. Et ça, pour le moral c’est le pied : le poisson c’est bon, mais croyez-moi, au bout d’une semaine à ne manger que ça ça ressort par les yeux. En plus, ce livre a l’air d’être une sorte de guide de survit pour les nazes, il devrait nous être d’une utilité non négligeable par la suite. Mais il est en train de faire une fixette sur ce livre, et quand Isaac Leïk Kanda fait une fixette, c’est que c’est soit compliqué, soit nécessaire, soit intéressant. Je peux tout à fait comprendre et approuver les deux premières possibilités, en revanche le troisième… J’espère seulement qu’il ne perd pas de vue notre objectif, ce pourquoi on fait tout ça…
Mais le plus inquiétant dans tout ça, c'est que depuis qu'on est ici les migraines de mon ami sont de plus en plus fréquentes, et il a beau tenter de me le cacher, depuis qu'il a commencé ce bouquin elles sont de plus en plus intenses. On dirait que dès qu'il fait fonctionner ses méninges, elles le lui font amèrement regretter. Sans parler du fait que je commence à le trouver pâle, et quand on sait qu'en principe il est métis…